samedi 29 mars 2025

La sensibilité à l'art

 



L’on sait bien que tout le monde n’est pas sensible à l’art et que tout le monde n’y est pas sensible de la même façon.
Et l’on sait aussi que certains sont plus sensibles à certains arts et pas du tout à d’autres, ce qui peut surprendre. On comprend bien que l’on puisse être plus sensible à certains arts qu’à d’autres, mais être sensible à certains arts seulement et être totalement fermés à d’autres – sans avoir pour eux de curiosité ou sans se dire qu’il y aurait là quelque chose qui pourrait nous toucher – semble étrange.

On peut distinguer trois niveaux de sensibilité à l’art :

1. Ceux qui ont peu de sensibilité, que peu de choses émeuvent. Ceux-là ne se montrent sensibles qu’à des émotions téléguidées, répondant à des injonctions (pour un évènement sportif, pour une chanson à succès). Ce succédané de sensibilité a sans doute plus à voir avec le conformisme et l’identité sociale qu’avec la sensibilité véritable.

2. Ceux qui sont touchés ou émus par ce qui les renvoie à eux-mêmes, par l’identique. C’est-à-dire qu’ils sont sensibles à des œuvres évoquant un environnement habituel ou évoquant des situations ou des personnages semblables à celles qu’ils connaissent.
On comprend bien que l’on puisse être particulière réceptif à des œuvres qui nous parlent de nous-mêmes, on le comprend et, en même temps, on le regrette s’il n’y a que cette sensibilité. Il manque sans doute une dimension lorsque l’on n’est sensible qu’à cette manière de trouver un miroir dans les œuvres. Cela dégrade l’œuvre et la réduit à une réverbération de soi.
Cette sensibilité est forcément réductrice : comme la tension de la société et du soi dirigent sans cesse l’attention vers l’ego, trouver dans l’art une énième réverbération de soi ne mène pas bien loin.

Or l’art a pour mission de dérefléter la perception, de l’ouvrir à ce qui est autre. Il est un révélateur – au sens chimique du terme – pour découvrir l’autre que soi qui est au fond de soi. Il crée une distance d’avec soi et pousse à se sortir de soi vers un ailleurs. Il provoque alors une conversation avec l’Autre, non pas avec une autre personne, mais avec un soi différent et il donne un temps à cet autre qui est au fond de soi. T. W. Adorno ne dit pas autre chose lorsqu’il explique que « celui qui perçoit l’art autrement que comme étranger au monde ne le perçoit pas du tout ».

3. Il y a donc ceux qui sont touchés par l’altérité : ils sont sensibles à des œuvres qui évoquent une étrangeté ; œuvres auxquelles ils sont surpris d’être sensibles, qui les déstabilisent ou provoquent une résonance, déconcertante, surprenante ou mystérieuse.
L’art peut donc amener vers une altérité et c’est ainsi que, quand on a l’art à l’esprit, on est dans l’oubli de soi.
L’art – et c’est bien là le cœur du cœur de sa nature – permet alors de glisser dans le cerveau des fragments d’altérité, altérité sans laquelle, indéfiniment, l’identique se prolonge.



mercredi 26 mars 2025

Jeff (J. Herman, 1969)

 



Étrange film de Jean Herman qui démarre sur des bases très classiques : après un casse, Jeff, le chef d’une bande, trahit ses compères et disparaît avec le butin. Mais en étant traité sur un mode lent, empli d’attentes et de questions sans réponse, la narration avance de façon très lâche et discontinue.
Au milieu des silences et des explosions de violence, des sentiments naissent et complexifient les personnages, pourtant taiseux et renfermés. C’est qu’ils ne savent pas comment lire la trahison de Jeff : sont-ils tous trahis ? Ou bien Jeff rejoindra-t-il bientôt sa compagne ou Laurent – Alain Delon – son ami le plus proche ?
Delon, ici aussi en producteur, ne fait pas dans la facilité en acceptant ce parti pris d’une narration aussi radicale et, une nouvelle fois – mais faut-il le préciser tant cela va de soi à ce moment de sa filmographie –, son personnage a une fin tragique.


samedi 22 mars 2025

Lumière ! L'aventure continue (T. Frémaux, 2024)

 

Dans Lumière ! L’aventure continue, Thierry Frémaux, commentant une série de films des frères Lumière, reprend la même formule que le premier opus. Et, à nouveau, ces merveilleux films éclatent à l’écran. Et, à nouveau le commentaire juste, pédagogique et sensible de Frémaux les accompagne.
Et l’on comprend alors, au fur et à mesure des films qui se succèdent, combien le cinéma est une autre manière de représenter la vie, combien il est une autre manière de dire ce qu’est la vie sur terre et combien les frères Lumière ont su inventer un regard.
Frémaux le dit bien : il y a chez les frères Lumière la patience du plan. Il y a le peuple, la rue, la vie telle qu’elle se déroule. Ensuite leur génie fut de poser leur caméra là où le monde peut être saisi en cinquante secondes, pour raconter une histoire, fixer une situation, un évènement ou un instant. Comme cette démonstration de voltige à cheval sur fond de château de Prague, d’une beauté folle. Ou ce trottoir roulant qui avance et emporte les piétons. Ou ce paysan d’Asie qui actionne une roue à aube. Ou encore ce film où l’on voit des soldats à l’entraînement en montagne qui avancent sur un chemin en zigzag, traversent un petit pont, s’allongent au premier plan et tirent. Plan extraordinaire, fluide, tout en profondeur de champ et dont le cadre est envahi peu à peu, avec évidence et pureté. Un plan séquence à regarder en boucle nous dit avec justesse Frémaux.

Incroyablement, beaucoup de ces films sont saisissants de modernité (on parle ici de modernité dans le sens cinématographique). On pense à l’un des films qui montre, pendant toute sa durée, des vagues qui vont et viennent sur les rochers d’une côte sauvage. On se croirait dans
Aguirre avec les Espagnols qui contemplent longuement les remous du fleuve en furie.
Mais cette modernité s’explique. C’est qu’il n’y eut plus, après les frères Lumière, pendant longtemps, d’autres frères Lumière. C’est le cinéma de Méliès qui a tout envahi : un cinéma spectaculaire, à coup de studios, d’histoires extraordinaires, de trucages, de féerie, de comédiens. Cette autre manière de faire du cinéma, inventée par Méliès, a conquis le public. Puis après qu’il a été adoubé comme art et non plus considéré uniquement comme un simple divertissement de foire (à partir de L’Assassinat du Duc de Guise notamment), ce cinéma a enfanté les grands studios hollywoodiens qui sont se mis à fabriquer du rêve. Thierry Frémaux nous explique très justement que Méliès enfantera Fellini. Certes, mais avant, et plus largement, c’est l’industrie des grands studios qui prendra la suite.

Et les frères Lumière, qui ont formé des opérateurs et les ont envoyés partout dans le monde, n’ont pas de suiveurs immédiats chronologiques. Il a fallu attendre cinquante ans pour que le cinéma retrouve ce regard des frères Lumière, c’est-à-dire qu’il en revienne à leurs fondamentaux : prendre une caméra et filmer la rue, sans acteurs professionnels, sans studios, sans histoires autres que celles du quotidien. C’est le cinéma italien de Rosselini, De Sica ou des premiers Visconti. 
C’est ce gap de cinquante ans qui explique l’incroyable modernité des frères Lumière.

Bien entendu des réalisateurs ont su, avant le néoréalisme, ponctuellement, retrouver cette âme première du cinéma (on pense à Ozu par exemple), mais il a fallu attendre le cinéma moderne issu du néoréalisme puis ses descendants pour retrouver cette manière de faire. Le cinéma moderne, en fait, c’est celui des frères Lumière, qui est la première façon qu’a eu le cinéma de saisir le monde. 


mercredi 19 mars 2025

Assassins et voleurs (S. Guitry, 1956)





Assassins et voleurs est de ces films qui vivent et coulent de source du fait de la facilité narrative propre à Guitry. Le propos est léger mais c’est le plaisir du narrateur qui prend le dessus. Tout à fait dans le style du réalisateur, cette ode irrévérencieuse et plaisante au vol et à l’adultère, sur le ton d'un cynisme narquois, nous gratifie d’une séquence de procès amusante.
Guitry, malade au moment du tournage (il meurt l’année suivante après avoir eu l’énergie, néanmoins, de réaliser Les Trois font la paire), ne peut tenir un rôle principal pourtant sur mesure. Mais Jean Poiret est parfait et il est associé avec bonheur à Michel Serrault pour la première fois.
La fin lumineuse et comme frappée d’évidence signe le talent de Guitry.

 

lundi 17 mars 2025

Cadet d'eau douce (Steamboat Bill, Jr. de B. Keaton, 1928)

 



Film en demi-teinte de Buster Keaton. C’est que la première partie du film est assez attendue et, même si l’ensemble reste fluide et si le charme de Keaton opère, les gags ne surprennent guère.
La dernière séquence du film, à partir du déclenchement du cyclone, est en revanche exceptionnelle (de sorte que le film fonctionne un peu comme Fiancées en folie : c’est la dernière demi-heure qui est inoubliable). Autour des décors qui s’envolent en tous sens, Keaton est balloté, plusieurs façades s’effondrent (avec ces fameuses images, sans trucages, où tout est millimétré et où l’acteur joue gros), une maison s’abat sur lui. On retrouve la vista incroyable de l’acteur qui joue avec son environnement, qui subit la Nature, dans un mélange unique d’instants où il est tout à la fois stoïque, souple et virevoltant.


samedi 15 mars 2025

Irma Vep (O. Assayas, 1996)

 



Intéressant et étrange film d’Olivier Assayas, qui propose un film dans le film (il s’agit de raconter un moment d’un tournage) et qui s’amuse à tirer plusieurs fils autour de cette idée.
Le film qu’il s’agit de tourner est lui-même un remake : c’est une adaptation des Vampires de Feuillade, avec le personnage légendaire d’Irma Vep aux prises avec des bandits. C’est l’occasion de montrer un réalisateur dans son monde, campé par Jean-Pierre Léaud – impeccable comme toujours – qui donne à son personnage, cette étrangeté qui lui est propre. Et c’est le prétexte pour amener une actrice étrangère (Maggie Cheung, lumineuse) au cœur de ce petit monde qui s’agite. Cette actrice un peu perdue et qui impose de passer par l’anglais est le relais du spectateur, qui découvre toute cette agitation, toute cette tension dans l’équipe, bien loin de montrer l’harmonie d’une équipe de tournage (telle qu’on peut la voir dans La Nuit américaine par exemple). Ce regard sur le monde des techniciens, régisseurs et autres producteurs est finalement assez peu séduisant.
Ce d’autant plus que le réalisateur Vidal (joué par Léaud, donc) est dans son monde, avec ses pensées très artistiques et personnelles, complètement en porte-à-faux avec le reste de l’équipe, qui fait à sa sauce, envoie tout promener, s’afflige, et, finalement disparaît. Avec beaucoup d’humour Vidal sera remplacé par un réalisateur qui lui, à l’inverse, est une caricature du tâcheron appliqué et sans âme. Les rushes retravaillés par Vidal et que l’on découvre en fin du film forment un moment de cinéma assez unique, entre étrangeté, art brut et incroyable délire.
Et le film propose aussi une séquence étonnante dans laquelle Maggie Cheung, dans son costume moulant, devient le personnage qu’elle incarne, puisqu’elle dérobe un bijou, comme le fait Irma Vep, bijou qu’elle laissera bientôt s’échapper, dans une scène pleine d’étincellement étrange.

 

jeudi 13 mars 2025

Un homme qui me plaît (C. Lelouch, 1969)





Film réussi de Claude Lelouch où, après une demi-heure à tourner autour d’un tournage – avec cette idée intéressante de ne pas faire de Jean-Paul Belmondo la star du tournage mais simplement un compositeur de musique de films inconnu –, les choses se décantent avec un couple qui se forme.
Un homme qui me plaît vaut pour cette échappée des deux amants, échappée qui vire au road trip avec des joies et des éclats de rire mais sans que jamais l’idée ne les quitte que, le lendemain, ou peut-être est-ce le jour d’après, ils devront se séparer. Et face à la décontraction – légèrement et admirablement fausse – de Bebel, les regards d’Annie Girardot, avec cette tristesse tragique au fond d’elle, sont très beaux.
Le montage fait habilement éclater à l’écran la tristesse de ce couple qui n’a pas le droit d’exister. Le gros plan pensif de Girardot – et que Lelouch fait durer –, apparaissant en cut brusque après une soirée à Las Vegas, est magnifique. En un plan, Lelouch saisit une vie : les regrets, la douleur, la vie ratée qu’on n’a pas eu, le temps qui a passé et qui file beaucoup trop vite, la liberté qui n’existe pas.


Sur ces instants, le film évoque Brève rencontre ou Sur la route de Madison, ces chefs-d’œuvre sensibles et tragiques.
La fin, avec notamment un autre fameux regard d’Annie Girardot, est remarquable.  


lundi 10 mars 2025

Une vie (One Life de J. Hawes, 2023)

 



Si Une vie se suit sans déplaisir et si l’on découvre l’action de Winton (qui évoque bien sûr Schindler) dans un jeu d’allers-retours entre le présent du film et le passé, le film manque cruellement de relief. Il vaut surtout, en fait, pour les séquences de fin lorsque Winton retrouve, quarante ans plus tard, les anciens enfants qu’il a sauvés et qui viennent lui rendre hommage. Ces séquences émouvantes reposent entièrement sur le jeu de d’Anthony Hopkins, magistral.
Elles donnent une puissance au film, au dernier moment, avec ce personnage, tout en retenue mais touché plus qu’il ne veut l’admettre et qui laisse, finalement, ressortir tout ce qu’il a accumulé et caché au fond de lui-même pendant si longtemps. Et il fallait pour ces séquences un acteur à la fois sobre et puissant : Hopkins est parfait.

 

jeudi 6 mars 2025

Compartiment tueurs (Costa-Gavras, 1965)




Premier film de Costa-Gavras, bien loin des films engagés qui le rendront célèbre dans quelques années.
Ici il propose un polar bien construit, au rythme jazzy, avec une course-poursuite entre un tueur et les flics qui peinent à comprendre ce qui se joue. Sans être original, l’ensemble est plaisant et très bien filmé.
Et, en prime – et cela le rend d’autant plus savoureux –, Compartiment tueurs propose une pléiade d’acteurs aussi bien pour les premiers rôles (Yves Montant, Simone Signoret, Pierre Mondy, Jacques Perrin) que dans des rôles secondaires voir pour de simples apparitions (Michel Piccoli, Jean-Louis Trintignant, Charles Denner, mais aussi Claude Dauphin, Daniel Gelin ou encore Bernadette Lafont). Pour notre plus grand plaisir, son amitié avec le couple Montant-Signoret, lui a permis, dès son premier film, de décrocher une distribution d'une richesse étonnante.



mardi 4 mars 2025

L'Heure d'été (O. Assayas, 2008)

 



Beau film d’Olivier Assayas, empli d’une belle sensibilité qui ondule tout au long de l’histoire.
Après une séquence d’ouverture assez classique – celle d’un bonheur familial et d’un paradis campagnard pas encore perdu – la suite, tournant pourtant autour du deuil et de l’héritage, refuse la véritable tristesse.
C’est qu’après la mort de la grand-mère de la famille, le fils ainé aurait bien gardé la maison et honoré la mémoire sans toucher à rien. Mais, sans nostalgie, les choses vont dans un autre sens, la famille perdra la maison sans se désunir, avec une tristesse en coin pour l’aîné. Mais ainsi vont les choses nous dit Assayas.
Baignant dans une atmosphère d’art (le film est né au départ d’une volonté de partenariat avec le Musée d’Orsay), et notamment différents meubles arts déco signés, la maison de campagne perdra, peu à peu, son âme.
L’Heure d’été renvoie ainsi à Milou en mai de Louis Malle (où le film s’appuie sur la même situation, avec davantage de nostalgie même si, chez Assayas, le présent n’est pas réellement filmé comme destructeur du passé) ou à Un dimanche à la campagne de Bertrand Tavernier (avec le même envahissement par la famille de la maison du patriarche seul).
 


samedi 1 mars 2025

Les Rois du gag (C. Zidi, 1985)

 



Film très décevant et à bien des égards navrants. Alors qu’il avait un argument original et de bons acteurs, Les Rois du gag se vautre dans la comédie bébête, délaissant un regard qui aurait pu être bien plus intéressant sur les dessous d’une émission abrutissante, comme la télé en regorge.
Le film cherche bien à jouer avec les images en nous montrant des séquences qui se veulent surprenantes et qui sont en fait des gags racontés par l'un des personnages, mais la sauce ne prend guère.
Autour de ce scénario inspide, tout, finalement, n'est que cabotinage, de Michel Serrault à Thierry Lhermitte et Gérard Jugnot (sans parler du personnage insupportable joué par Coluche), de sorte que le film ne mène à peu près nulle part.