mardi 30 octobre 2012

Le Miroir (Зеркало de A. Tarkovski, 1975)




Film extrêmement riche mais aussi très ardu, Le Miroir est un vagabondage autobiographique d’Andrei Tarkovski qui joue avec les images de sa mémoire (images de sa mère, de sa maison d’enfance, etc.), les raccorde à celles de la Russie et cherche à relier le tout par la grâce du cinéma.
Le film est très complexe à la fois dans sa forme austère (comme toujours avec Tarkovski), mais aussi dans son montage (montage dit de correspondances), qui joue par associations d’images qui créent un récit complètement discontinu, qui va et vient entre le présent et différents moments du passé. Des séquences d’un passé lointain, d’un passé plus proche et d’un présent se succèdent, s’entrecroisent, sans relations temporelles logiques. C’est l’enchaînement des motifs qui justifie la juxtaposition des séquences : ce qu’évoquent les images, leur humeur, leur texture, le souffle du vent, une impression d’étouffement, une lumière particulière. Et ce sont ces échos des images entre elles qui fascinent.
Ainsi, pour Tarkovski, le montage n’intervient pas à l’intérieur d’une séquence (qui constitue des blocs à l’architecture parfaite), mais au jeu entre ces séquences (on voit là ce qui le différencie des réalistes russes classiques). Il explique d’ailleurs à propos du Miroir :
« Le montage du Miroir fut un travail colossal. Il y eut plus de vingt versions différentes. Et par « versions » je n’entends pas quelques modifications dans l’ordre de succession de certains plans, mais des changements fondamentaux dans la construction et l’enchaînement des séquences. J’avais l’impression par moments que le film ne pourrait jamais être monté et que des erreurs impardonnables avaient été commises au cours du tournage. Le film ne tenait pas debout, il s’éparpillait sous nos yeux, n’avait pas d’unité, pas de liant intérieur, pas de logique. Puis, un beau jour, alors que j’avais désespérément imaginé une dernière variante, le film apparut, le matériau se mit à vivre, les différentes parties du film à fonctionner ensemble, comme si quelque système sanguin les réunissait. Et quand cette dernière tentative désespérée fut projetée sur un écran, le film naquit sous mes yeux. J’ai longtemps eu du mal à croire à ce miracle, mais le film, cette fois, tenait debout. »
Et Tarkovski explique dans une expression magnifique ce qu’il cherche à obtenir (et ce qu’il fait, effectivement, dans Le Miroir) : « Le montage devient un collage de morceaux, grands ou petits, qui portent chacun en eux-mêmes un temps particulier. […] Le montage perturbe le cours du temps, l’interrompt et, simultanément, lui rend une qualité nouvelle. Sa distorsion peut être un moyen de son expression rythmique. Sculpter le temps ! »


Par-dessus cette opacité se rajoutent des personnages qui semblent s’entremêler (Margarita Terechkova jouant à la fois la femme et la mère du narrateur) et on comprend que le film demande plusieurs visionnages avant de pouvoir saisir la portée de ce qui est montré.
Tarkovski se raconte mais il cherche constamment à relier ses souvenirs – les images qui peuplent sa mémoire – avec les souvenirs communs et universels de la Russie. Sa question existentielle devient celle de tout un peuple.



Au milieu de l’entremêlât des séquences, deux surgissent et sont des clefs explicatives : la première séquence d’introduction, pré-générique, et l’avant-dernière.
La séquence d’introduction, où l’on voit un adolescent bègue, être guéri par une séance d’hypnose (menée par une thérapeute), peut être comprise comme le pouvoir de la suggestion sur l’esprit : pour Tarkovski cette puissance de suggestion c’est le cinéma lui-même, qu’il va utiliser pour tenter de se libérer du poids des souvenirs qui l’obsèdent et qui reviennent sans cesse dans son esprit, comme un bégaiement incessant. On verra d’ailleurs combien une image précise est ressassée – celle enfant où il revient dans la maison d’enfance mais sans parvenir à franchir tous les seuils – et comment une image différente – cette maison en flammes – le libérera.


L’avant-dernière séquence, quant à elle, montre le narrateur alité, dans un hypothétique présent, à demi-caché derrière un paravent, qui se montre optimiste et libère symboliquement l’oiseau qu’il serrait dans sa main. L’oiseau s’envole et le narrateur revoit enfin des images apaisées de son enfance, avec ses parents associés. La thérapie est achevée, le cinéma a fait son œuvre. La caméra, enfin libérée, peut s’enfoncer dans le paysage.

samedi 27 octobre 2012

Capitaine Conan (B. Tavernier, 1996)




Le film de Bertrand Tavernier, au-delà d’embrasser une partie méconnue de la première guerre (les combats qui se poursuivirent, dans l’Est, jusqu’en 1919), frappe par le portrait qu’il dresse de son personnage principal, le capitaine Conan (excellent Philippe Torreton). Guerrier terrible, façonné par et pour la guerre, efficace et assoiffé d’action, révolté contre les pantouflards, il rejoint ces personnages de cinéma qui, eux aussi, ne vivent qu’au travers de la guerre. On pense au sergent Montana de Cote 465, au sergent Croft dans Les Nus et les morts (tous les deux joués par Aldo Ray) ou au sergent Hartman (R. Lee Ermey) dans Full Metal Jacket : ils ne vivent qu’au travers de la guerre, comme des bêtes féroces « praying for a war » comme le dit Hartman, exaltés et violents, mais terriblement efficaces et, sans doute – et c’est là le cœur de la réflexion – indispensables pour gagner une guerre. Beaucoup ont fait la guerre mais nous l’avons gagnée, explique Conan à Norbert, entendant par là qu’il faut des nettoyeurs de tranchées, sans foi ni loi, pour vaincre. On retrouve la réflexion qui traverse Cote 465 (« Que Dieu nous protège si, pour gagner cette guerre, il faut des gars comme vous »).


Capitaine Conan s’écarte donc des tendances pacifistes ambiantes pour aller voir d’un peu plus près la réalité de la guerre, avec ses atrocités et ses folies. Et Tavernier complète le tableau de ce type de personnage : foncièrement inadapté à la vie civile, inutile, Conan dépérit et meurt à petit feu maintenant que la paix est revenue (« comme un tank rouillé abandonné au fond d’un jardin » dit de lui, très justement, Philippe Torreton). Et quand Norbert lui dit que la guerre est finie, que les choses ont changé et qu’il faut s’adapter, Conan rétorque : « demande donc à un cleps de s’adapter à la salade, tu vas voir… ». La guerre finie, ce personnage violent, jusqu’au-boutiste et, malheureusement, sans doute indispensable, n’a plus de raison d’être.

vendredi 26 octobre 2012

La Splendeur des Amberson (The Magnificent Ambersons de O. Welles, 1942)





Le second film de Orson Welles, déjà, subit les foudres des studios et la légende de l’artiste maudit se fait jour. Il est vrai qu’après Citizen Kane, Welles et les studios entretiendront des relations orageuses (les studios ne voyant pas d’un très bon œil ses films à visées bien peu commerciales, Welles lui-même, par son caractère et son égo, ne contribuant guère à apaiser les relations). La Splendeur des Amberson, tel que le film nous est donné à voir, apparaît ainsi bien éloigné de l’idée de Welles. La fin initiale, en particulier, jugée trop déprimante (la vieillesse y était montrée sans concession), a été coupée et les bobines ont été perdues. Le film d’une durée initiale de deux heures trente a été réduit à une durée d’environ une heure et demie. C’est que la pré-projection fut catastrophique et la RKO remonta le film en urgence, tout à fait hors du contrôle de Welles (lui qui donnait au montage une place si primordiale (1)).

À la différence de Citizen Kane, le récit est ici beaucoup plus conventionnel et Welles nous plonge dans la déchéance d’une grande famille. Il donne ainsi à voir la ruine des Amberson qui se meurent  à coups d’arrogance. Tout autant que le récit, c’est la mise en scène baroque de Welles qui retient l’intention (2).


Mais cette mise en scène, pour inventive et spectaculaire qu’elle puisse être (richesse des plans séquences et de la profondeur de champ, cadrages intégrant les plafonds, contre-plongées fréquentes, saturation du cadre, etc.), reste au service de l’histoire : la saga familiale se double d’une histoire d’amour impossible, de haines féroces et d’une analyse sociale juste (la fin de la vieille famille aristocratique au profit d’une nouvelle famille bourgeoise). Et Welles excelle à mettre en lumière les différents personnages, des plus aimables aux plus haïssables.





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(1) : Welles disait à ce propos : « le seul endroit où j’exerce un pouvoir absolu est la salle de montage ».

(2) : avec un réalisateur tel que Welles, peut-on réellement dissocier récit et mise en scène ? André Bazin nous dit bien que « la technique n’est pas seulement une autre façon de mettre le récit en scène, elle met en cause la nature même du récit ».

samedi 20 octobre 2012

L'Inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train de A. Hitchcock, 1951)




Film fascinant d’Alfred Hitchcock, qui construit un récit à la fois solide et tortueux, où son inventivité et son génie manipulatoire font merveille.
D’emblée la rencontre entre Guy et Bruno crée le malaise : en laissant entrer le Mal dans sa vie, Guy est aussitôt contaminé. L’échange de meurtres que lui propose Bruno est un insidieux poison : on retrouve, dès que l’ignoble arrangement est proposé, le thème cher à Hitchcock de l’innocent acculé (Guy, en perdant son briquet que récupère Bruno, perd alors son innocence : le voilà, quoi qu’il en pense, relié à Bruno). Guy, alors, n’aura de cesse de se dépêtrer de cette situation dont le rythme va s’accélérant progressivement, jusqu’à un climax célèbre.
Tout le film est construit sur cette idée du double (et même du double maléfique) avec ce contraste entre Guy et Bruno : de nombreuses séquences se répondent, ou sont montées en parallèle, ou mettent en évidence un contraste violent entre les deux protagonistes, que tout oppose mais qui sont reliés l’un à l’autre. C. Chabrol et E. Rohmer ont très bien analysé les deux figures symboliques – la droite et le cercle – autour desquelles le film se construit. Commencé dans une gare avec le croisement rigoureux de rails, le film montre plusieurs mouvements nets en ligne droite (les échanges lors du match de tennis) auxquels s’oppose la figure circulaire (depuis les disques vendus par la femme de Guy jusqu’aux fameuses lunettes) portée à son paroxysme avec le tourbillon circulaire final.



Bruno est une figure diabolique particulièrement réussie : non seulement il prend les devants en assassinant Myriam, la femme de Guy, alors que celui-ci avait refusé l’échange de meurtres, on comprend ensuite que, bien au-delà d’un simple calcul, ce meurtre est l’assouvissement d’un plaisir sadique. Il manque d’ailleurs d’étrangler la vieille dame lors de la soirée. Bruno est alors peint avec une universalité dérangeante, comme si chacun des spectateurs avait en son for intérieur de semblables pulsions qui seraient simplement portées plus loin chez Bruno (comme s’il n’y avait, entre le spectateur et Bruno, qu’une différence de degré et non de nature). On notera alors la complexité sadique du récit : quand Bruno tue Myriam, Guy, d’une certaine façon est impliqué parce que Bruno vient de commettre « son » meurtre, c’est-à-dire celui qui l’arrange. Guy, sans être coupable, n’en est pas pour autant innocent. On peut alors voir en Bruno l’expression de tout ce qui est refoulé chez Guy : il est bien le double, extraverti et accablant des pulsions de Guy.



La maîtrise du réalisateur est totale. Il s’agit non pas seulement d’une maîtrise technique ou d’une maîtrise du rythme ou de l’équilibre du récit, il s’agit de la maîtrise totale du spectateur : Hitchcock sait parfaitement ce que ressent, à tel ou tel moment précis, le spectateur et il joue avec lui. Il sait, par exemple, la tension ressentie par le spectateur lorsque Guy joue au tennis et qu’il doit gagner rapidement parce que, dans le même temps, Bruno veut laisser un indice qui le compromet. Le montage parallèle nous fait suivre alternativement les deux séquences et le spectateur est à la fois anxieux pour Guy qui doit se dépêcher mais aussi pour Bruno lorsqu’il est retardé (quand le fameux briquet lui échappe et qu’il tente de le rattraper dans une bouche d’égout). Ce paradoxe (comment s’en faire pour les deux personnages qui s’opposent ?) est basé sur la parfaite connaissance, par Hitchcock, des mécanismes d’empathie, dont il joue savamment.
La virtuosité de Hitchcock frappe aussi par ses jeux de caméra : ici il montre la déambulation des pieds, dans la salle des pas perdus, qui aboutissent à la rencontre des deux protagonistes ; là il montre le meurtre de la femme de Guy au travers de la paire de lunettes tombée et qui reflète la scène ; ici encore il fait un gros plan sur le briquet dans l’herbe, etc.


On regrette peut-être que Guy soit interprété par Farley Granger qui n’est pas au niveau des acteurs habituels de Hitchcock (les Cary Grant et autres James Stewart) et dont le manque de charisme a bien du mal à contrebalancer l’excellent Robert Walker.

jeudi 18 octobre 2012

Nightfall (J. Tourneur, 1957)




Très bon film noir dans lequel Jacques Tourneur met sa patte si particulière. Il y distille une angoisse, une inquiétude très bien dosée qu’il construit à l’aide de la suggestion, comme il le fait si bien, en projetant des ombres inquiétantes ou en rajoutant un élément à l’arrière du plan qui provoque le malaise.
Tourneur s’appuie sur des codes habituels du genre, en travaillant avec des flash-backs (figure de style très classique) et notamment l’idée de fatalisme ressenti par James Vanning, victime d’un passé auquel il ne peut échapper (on retrouve ici le cœur du propos de La Griffe du passé par exemple). Le jeu minimaliste d’Aldo Ray fonctionne parfaitement, avec un corps comme une boule de nerfs tendus et un texte murmuré.


Tourneur oppose aussi avec brio la noirceur traditionnelle du genre, c’est-à-dire une noirceur urbaine, faite de contrastes, d’ombres, de lumières artificielles et de lieux traditionnels (un bar la nuit, une rue sombre), avec la blancheur éclatante des extérieurs enneigés du Wyoming. Ces vastes décors blancs, synonymes d’abord d’innocence pour Vanning, puis, finalement de rédemption, sont tout à fait novateurs dans le genre et viennent cerner une intrigue resserrée et efficace. Esthétiquement Tourneur s’éloigne du style expressionniste qui est resté l’influence majeure du genre pendant de longues années. Ici le style plus naturaliste de Tourneur montre l’apport personnel du réalisateur à un genre très codé.

On voit très bien, au travers de ce Nightfall, combien Tourneur est un « contrebandier » du cinéma, dans le sens que lui donne Scorsese, c’est-à-dire un réalisateur qui, l’air de rien, bien que contraint de mille manières par les studios, sans avoir nullement les coudées franches, parvient à imprimer sa patte particulière, son style, sa manière de faire, malgré tout, en douce, comme en contrebande.
Cette qualité, lorsque l’on est ni un réalisateur superstar tout puissant qui peut imposer ses desiderata, ni un réalisateur autonome financièrement, a sans doute manqué à de nombreux réalisateurs qui se sont ou bien couchés devant les studios, ou bien fâchés avec eux, de telle sorte que, les vivres coupées, ils n’ont que rarement pu donner la pleine mesure de leur talent.


mardi 16 octobre 2012

Haute pègre (Trouble in Paradise de E. Lubitsch, 1932)





Toute la subtilité précieuse et raffinée de Ernst Lubitsch est cristallisée dans Trouble in Paradise (1), pépite merveilleuse qui charme sans cesse à mesure qu’on le revoit.
De Venise à Paris, le spectateur évolue dans ce monde riche et voluptueux, suivant un escroc notoire et mondain, qui monte avec sa femme – espiègle voleuse elle aussi – une combine pour arnaquer dans les grandes largeurs une riche et jolie héritière. Le film, alors, plonge dans les délices classiques du triangle amoureux.


Ce n’est donc pas le scénario qui est délicieux ici, mais bien le style du film, avec la fameuse « Lubitsch touch », magnifiée ici. Il y a, à chaque plan, un rythme, une vivacité et un regard oblique sur chaque élément de l’intrigue. Le film multiplie les allusions, les ellipses, jouant avec les objets (le sac ou encore le fameux cendrier en forme de gondole), les dialogues pétillants et malicieux, les situations qui se croisent, se contredisent, se répondent (en fin de film les 100 000 francs qui sont successivement volés, puis rendus, puis repris, puis revolés puis rendus à nouveau !).



Bien entendu le code Hays censurera, après coup, un film qui met en avant, avec un tel délice, l’amoralité du vol et des voleurs. Car ce sont eux qui ont la belle vie, risquée mais truculente, à côté des fades riches qui se croisent dans les cocktails.
La comédie américaine tient là un des joyaux qui ont porté si haut le genre, à des années-lumière des comédies actuelles, empreintes le plus souvent d’une balourdise fatigante et vaine.



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(1) : le titre français semble si triste et terne pour un tel film.

samedi 13 octobre 2012

Le Faucon maltais (The Maltese Falcon de J. Huston, 1941)




Prototype du film noir des années 40, Le Faucon maltais, s’il n’est pas exempt de quelques défauts, distille toujours une saveur délicieuse. Il institue la figure de Bogart – le légendaire « privé » – qui installe à l’image son attitude si typique à la fois cynique et romantique, désabusée et obstinée, avec son imperméable et sa cigarette.



Mais les autres rôles masculins sont extraordinaires et chacun des trois larrons qui s’opposent à Sam Spade exprime un stéréotype de personnage que l’on retrouvera : la fausseté étrange de Peter Lorre, la lourdeur visqueuse de Sidney Greenstreet et la rage sèche de Elisha Cook. On n’en dira peut-être pas autant de Mary Astor, qui reste en retrait par rapport aux femmes fatales ou ambiguës qui peuplent le genre (de Barbara Stanwyck à Lauren Bacall, en passant par Gene Tierney).



Si le film est assez confus (mais on verra, avec Le Grand sommeil, que l’extrême confusion peut ne pas nuire à un film noir), il est surtout un peu verbeux et, finalement, avare en rebondissements. Mais la sauce prend si bien entre le jeu des acteurs, la photo très contrastée et la sécheresse de la narration (aucune scène n’est superflue et ne dévie les personnages de leur quête) que cette multiplicité de scènes avec tous ces personnages ambigus qui s’entremêlent est un vrai plaisir.

mercredi 10 octobre 2012

La Porte du paradis (Heaven's Gate de M. Cimino, 1980)




Film maudit et célèbre de par son échec commercial et ses terribles conséquences sur la United Artists qui finit ruinée (1). Michael Cimino, après son grand succès du Voyage au bout de l’enfer, se voit confier un budget énorme pour un tournage sans limite : son ambition extrême va ruiner la compagnie.
Mais il faut dire que le film, en parallèle de ce destin industriel tragique (qui s’annonçait peut-être dès le tournage), aborde de plein fouet un sujet difficile pour les Américains : dans la droite ligne des westerns révisionnistes, Cimino montre les relations complexes et violentes entre propriétaires terriens et immigrés qui viennent s’installer. Il montre ainsi combien la Nation s’est bâtie sur des épisodes sanglants et peu glorieux entre communautés.
Sur des thèmes fordiens (habituels du cinéaste), le film brasse donc des idées difficiles : en plus du massacre des Indiens (abordé par bien des westerns surtout à partir des années 70), voilà les spectateurs confrontés à d’autres massacres, qui viennent pointer du doigt là où ça fait mal. Si certains moments ont une humeur d’Americana, c’est une Americana douloureuse et le violent conflit (le récit revisite la Guerre du comté de Jonhson) apparaît inéluctable.



Cimino, par-delà le thème choisi, propose une fresque ample, lente, très longue, avec une narration éclatée, des ellipses temporelles, des personnages aux histoires très secondaires par rapport au récit principal et un ton parfois intime, parfois épique. Visuellement le film est fulgurant : sa beauté plastique est extraordinaire, avec une lumière diffuse qui envahit les plans.

Le naufrage financier et critique du film constitue l'une des bornes finales du Nouvel Hollywood. Après ce désastre les maisons de production reprendront définitivement la main sur les réalisations (suivant une tendance de plus en plus manifeste depuis les cartons au box-office des Spielberg et autres Lucas) : il ne sera plus guère question de laisser les mains libres aux réalisateurs (ces ambitieux prompts à dépenser sans compter).





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(1) : Il y a dans cet échec un triste symbole : dans la décennie des années 70, à Hollywood, la main a été davantage donnée aux réalisateurs. C'est ce qui a constitué un vrai revirement par rapport aux périodes précédentes et qui fut au cœur du Nouvel Hollywood. En effet le système hollywoodien a toujours privilégié une mainmise des maisons de productions (articulées autour des fameuses majors). Mais, parmi les maisons de productions, la United Artists avait été créée en marge des majors précisément dans le but de permettre, tant que faire ce peut, une plus grande indépendance artistique aux réalisateurs. Las, c’est précisément cette compagnie qui ne survivra pas à la décennie où les réalisateurs ont le plus eu les coudées franches. Ensuite, dans les années 80, les majors ont sifflé la fin de la récréation et le système est redevenu ce qu’il était : une industrie tournée entièrement vers un souci de rentabilité et un moindre intérêt artistique.

lundi 8 octobre 2012

Conte des chrysanthèmes tardifs (Zangiku monogatari de K. Mizoguchi, 1939)




Magnifique film de Mizoguchi, extrêmement abouti formellement, d’une composition précise et fine où, dans chaque plan, chaque mouvement de caméra, chaque résonance entre les acteurs, la musique et le décor est parfaite. L’ambiance nocturne et calme accentue cette inventivité de mouvements de caméra, avec beaucoup de mouvements savants mais toujours fluides et dont les mouvements s’imposent comme des évidences. Cette façon de filmer en plans très longs avec une caméra qui dévoile progressivement un personnage, un élément du décor, une profondeur de champ supplémentaire est fascinante.
Filmant le lent spectacle du théâtre traditionnel japonais, Mizoguchi adopte une même lenteur calme et une même perfection dans la construction rigoureuse de ses plans : son cinéma répond ici à ce qu’il met en scène.


Ici Mizoguchi montre le sacrifice d’une femme – Otoku – pour que son amant puisse se développer en tant qu’acteur. Si la femme sacrifiée est un thème central dans bon nombre de films de Mizoguchi, le sacrifice ici n’est pas tant social qu’au nom de l’amour et, même, à travers Kikunosuke qui cherche à devenir acteur, de l’amour de l’art. Puisque le spectateur comprend, en même temps qu’Otoku, que la réussite en tant qu’acteur de Kikunosuke signifiera pour elle de le perdre.
Mizoguchi livre donc un film qui dépasse la simple relation amoureuse – fut-elle belle et intense – pour présenter un regard sur l’art (regard qu’il complétera après-guerre avec Cinq femmes autour d’Utamaro par exemple, ou L'Amour de l’actrice Sumako).


On pourrait citer mille plans à la construction et à la tonalité parfaite, mais le magnifique travelling, en légère contre-plongée, qui suit Kikunosuke et Otoku dans leur premier long dialogue (d’où naîtra leur amour) est inoubliable. Il reste un exemple sublime de cette caméra calme, douce, précise, qui suit parfaitement les deux amants, dans cette balade nocturne. Comme quoi un film peut être à la fois nocturne et lumineux.

vendredi 5 octobre 2012

La Fièvre dans le sang (Splendor in the Grass de E. Kazan, 1961)




Très grand film d’Elia Kazan, dont le style, haut en couleur, riche en symboles, au jeu d’acteurs appuyé et au lyrisme de tous les instants, parvient non pas à caricaturer le propos comme on pourrait le craindre mais au contraire à capter une pulsion – la fièvre du titre français – qui sera le moteur du récit.
L’ouverture du film résume parfaitement ce style exubérant avec Dean (Nathalie Wood) et Bud (Warren Beatty), à peine adultes, enlacés, sur fond de cataractes violentes et improbables. Puis Dean repousse doucement Bud, qui sait qu’il ne faut pas. Et il s’énerve, alors que l’eau rugit en arrière-plan. Toute la frustration du désir est dans cette image, frustration qui sera le coin enfoncé dans leur vie et qui modèlera tout le récit. Le film alors, sera la lente extinction de cette incandescence.



On retrouve en fin de film, en contre-point de cette première scène, quelques vers de William Wordsworth, dits par Dean, qui permettent de mesurer le désenchantement du film (1) :

[…] Though nothing can bring back the hour,
Of splendour in the grass, of glory in the flower;
We will grieve not, rather find,
Strength in what remains behind […]

[…] Et s’il doit manquer désormais
Une splendeur à l’herbe, une gloire à la fleur,
Je veux sans m’affliger, jouir
Des dons que je possède encore […]

Tout le désir et tout l’amour passionné se sont envolés entre temps : sous les coups d’un père autoritaire, d’une société puritaine, sous la morale, sous les coups de butoir du destin (la crise financière de 1929), la brutalité, la violence, la folie même se sont invitées et ont rongé cet amour.
L’absence de Bud (envoyé au loin faire ses études universitaires) et le carcan des interdits ont fait exploser la pauvre Dean : les crises d’hystérie ont révélé la pression sociale des interdits et l’impossibilité de retrouver Bud. Bud qui, de son côté, vit autrement les conventions en subissant les volontés de son père et finissant par un mariage de convenance, loin de cette passion qui l’animait et le faisait bouillonner au commencement du film.
La Fièvre dans le sang apparaît alors comme un film sur la désillusion : celle d’une Amérique qui se prend de plein fouet la crise financière, mais surtout celle des amours passionnées, réfrénées par la société et le carcan violent de l’ordre des choses.
La séquence finale (la visite de Dean dans le petit ranch de Bud) est extraordinaire de justesse, dans cette façon de fixer irrémédiablement les choses. C’est toute la fin des rêves enfouis que capte la caméra de Kazan dans le regard de Nathalie Wood. La vie, désormais, sera sans fièvre.






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(1) : Le magnifique titre original du film est issu du long poème de William Wordsworth cité par Dean (« Ode on Intimations of Immortality from Recollections of Early Youth »). Quand bien même le titre français ne trahit pas le film lui-même, il manque singulièrement de poésie.

mercredi 3 octobre 2012

Le Secret magnifique (Magnificent Obsession de D. Sirk, 1954)




Premier des grands mélodrames de Douglas Sirk des années 50, Le Secret magnifique, s'il n'a pas encore l'harmonie parfaite des prochains (Tout ce que le ciel permet en particulier), possède déjà une force lyrique étonnante.
La particularité de Sirk saute déjà aux yeux : à partir d'une histoire bien peu vraisemblable (un riche oisif devient un chirurgien émérite pour guérir celle qu'il aime et réparer ses torts), il parvient à rendre crédible l'histoire. On ne sait trop comment mais le récit, au lieu de s'écrouler sous les invraisemblances et les outrances, prend forme progressivement et s'élève.
Peut-être faut-il chercher du côté de la flamboyance du style de Sirk (déjà très présente, quand bien même elle n'atteint pas celle d'Écrit sur du vent), peut-être faut-il chercher dans la foi qu'il met dans le discours, remarquable, qu'il veut faire passer. Peut-être faut-il chercher dans la construction romanesque, complètement maîtrisée, qui emporte tout et accroche le spectateur qui adhère au récit et aux sentiments nobles qui se dégagent peu à peu. Peut-être faut-il chercher du côté des acteurs (Rock Hudson, que Sirk lance véritablement et Jane Wyman) qui composent parfaitement leur personnage.



Le personnage de Bob Merrick, notamment, se transforme du tout au tout et c'est sur cette évolution que se concentre toute la substance du film. Le secret, magnifique, qui lui est révélé consistant à servir autrui sans attendre rien en retour. Pour le personnage d'oisif insouciant qu'est Merrick en début de film, le chemin à parcourir est colossal : il va consister à commencer par prendre conscience d'autrui. Ensuite seulement il se rendra compte qu'il peut (qu'il doit) être utile et, enfin, que cette utilité doit être désintéressée.
Sirk explore donc le thème à la fois très riche et très peu traité directement de l'utilité de chacun dans la société. Dépassant donc la question de l'identité (qui suis-je) ou de la place dans la société (celle de l'existence sociale) mais bien de son rôle (ce qui, du coup, engage de se tourner vers autrui).

lundi 1 octobre 2012

L'Âge d'or (L. Buñuel, 1930)





Film surréaliste fameux de Luis Buñuel, qui sur une trame simple mais nette (l’amour passionnel contrarié d’un couple) est le prétexte pour Buñuel d’une violente critique de la société mais aussi d’un assemblage de rêves, de situations invraisemblables, de gags ou de clins d’œil. On trouve ainsi ce conflit entre la société et la pulsion du désir (avec les éclaboussures de lave en métaphore de ces pulsions ardentes), conflit qui sera un élément fondamental de Buñuel dans sa période post-surréaliste, jusqu’à ses derniers films. Le film, hymne à cet amour fou, dénonce donc violemment (et de façon provocante et subversive) la bonne morale bourgeoise aussi bien que l’Église.


Dans L’Âge d’or, un peu comme dans Un chien andalou, Buñuel saute souvent d’une idée à l’autre, de façon irrationnelle, ne raccrochant les scènes qu’au travers d’un détail quelconque et tout à fait secondaire (c’est une structure qu’il reprendra, en la développant dans Le Fantôme de la liberté). Et il fourmille d’inventivité, par exemple la séquence initiale, du documentaire animalier sur les scorpions, ou la séquence de la vache installée sur le lit de la femme : on entend longtemps, en fond sonore, le tintement de la cloche qui est une connexion sonore entre l’homme et la femme, pourtant dans des situations éloignées et différentes.


Le film sera détesté et rejeté par une majorité des critiques (à commencer bien entendu par la bourgeoisie, directement visée par Buñuel) mais sera adoré par les surréalistes (André Breton en tête).