mardi 27 février 2018

L’Évangile selon Saint Matthieu (Il Vangelo secondo Matteo de P. P. Pasolini, 1964)




Très beau film de Pasolini qui retrace la vie de Jésus en suivant assez précisément l’évangile citée en titre. Il s’appuie sur des acteurs non professionnels (en particulier le jeune Enrique Irazoqui dans le rôle du Christ), utilisant sa mère dans le rôle de la Vierge Marie âgée ainsi que d’autres parmi ses proches.
Pasolini donne ainsi à son film une teinte très néoréaliste, les paysages (ceux de l’Italie du Sud) secs et vides, les décors très simples, le dépouillement du film le rapprochant clairement de la période néoréaliste, focalisée sur la pauvreté de l’Italie au sortir de la guerre.



Cette esthétique très dépouillée convoque une esthétique issue de la peinture italienne de la Pré-Renaissance ou des débuts de la Renaissance : on pense à Giotto ou à Masaccio, avec des représentations discrètes, sobres, loin de tout éclat.

Joachim parmi les bergers
(Giotto, église de l'Arena, Padoue, 1303)

Le Paiement du tribu
(Masaccio, chapelle Brancacci, Florence, 1424)
La vie de Jésus et de ses disciples prend alors une dimension humaine, avec des réactions simples, enrobées d’une pudeur douce. Refusant tout traitement spectaculaire, Pasolini aborde en ellipse les principaux miracles et sait se faire parfois très discret comme lors du procès où Jésus fait face à Ponce Pilate : la scène est vue depuis la foule, au travers des yeux de Pierre et la caméra ne se rapprochera jamais. De même lorsque Pierre pleurera d’avoir renié le Christ, la caméra reculera et le laissera seul à sa souffrance.
A contrario de ces moments où il semble prendre du recul, Pasolini n’hésite pas à filmer gros plan sur gros plan, zoom sur zoom, décadrant le visage de Jésus, scrutant l’humanité des disciples, des auditeurs. Et, en écho à la sobriété du Christ, Pasolini met en avant sa parole : c’est nettement par le verbe que Jésus agit, prêchant continuellement. De même que c'est par le verbe qu'il réapparaît d'abord.


Le Jésus de Pasolini apparaît donc infiniment humain, ne le montrant guère comme « fils de Dieu ». Mais Pasolini élève très haut cette humanité, tellement haut qu’elle rejoint une transcendance, malgré tout. Comme si, pour le réalisateur italien, Jésus ne venait pas des cieux mais pouvait bien y parvenir malgré tout.

dimanche 25 février 2018

Le Charme discret de la bourgeoisie (L. Buñuel, 1972)




Excellent film de Luis Buñuel, qui, sous des dehors classiques, dévoile progressivement un monde absurde, pulsionnel, bouillonnant d’obsessions et de délires.
Tout l’art de Buñuel est de partir d’une situation classique – présentée avec une rigueur tout aussi classique – et de la faire basculer progressivement dans un absurde grandissant. Les premières séquences, à ce titre, sont exemplaires, puisque ce qui semble n’être qu’un banal dîner bourgeois glisse sans crier gare vers des situations qui oscillent entre le cauchemar et le surréalisme.



Et Buñuel joue avec une répétition de ces entraves qui, sans cesse, empêchent nos bourgeois de prendre leur simple dîner. On dirait un disque rayé qui recommence : la situation reprend sur de nouvelles bases – à nouveau conventionnelles – et elle dévie de nouveau, dans une autre direction. On voit bien, au travers de cet enjeu narratif futile (mais ô combien révélateur), combien Buñuel est facétieux et absurde. Le vernis de la bienséance craque évidemment de toute part et les enchaînements incongrus se succèdent, tout à fait typiques de l’auteur dans ces films de sa dernière période française. Certaines séquences sont jubilatoires.



Malgré le titre et malgré toute la fausseté de ces bourgeois qui sont des trafiquants de drogue, le film ne tire pas tant sur la classe bourgeoise que sur la société dans son entier, qui apparaît comme un vaste théâtre où se joue, sans cesse, un étrange manège de conventions qui ne masque qu’à peine les obsessions diverses et variées qui pulsent sous la surface des choses.

vendredi 23 février 2018

À bout de course (Running on Empty de S. Lumet, 1988)




Très intéressant film de Sidney Lumet, au pitch séduisant, et qui tourne sur un rythme lent et mesuré. L’idée de départ est excellente (la fuite perpétuelle d’une famille qui continue de devoir se cacher plus de vingt ans après des faits de jeunesse) et, en suivant le quotidien des membres de la famille, on ressent leur lassitude, de continuer ainsi à être traqués depuis tant de temps, à devoir vivre aux aguets en étant prêts à fuir au moindre signe ; on ressent la distance entre ce qu’étaient les parents lorsqu’ils ont posé leur bombe, et ce qu’ils sont aujourd’hui, à remettre à leur place ces utopies de jeunesse, à bricoler dans chaque ville pour s’installer ou trouver une nouvelle identité. Le titre original est d'ailleurs très parlant (bien plus que sa très médiocre version française).


Les enfants grandissent, ils acceptent de moins en moins cette vie qui les oblige à se déraciner perpétuellement et leur avenir est en question. En effet, enchaînés à ce passé, comment peuvent-ils se construire un avenir ?
Le film est un bel exemple de transition d’une génération à l’autre, entre celle, militante, des années 70 (avec le Viêt Nam en toile de fond) et celle, désengagée, des années 90. C'est comme si le passage de relais ne s'était pas fait, comme si le témoin était tombé et que la mécanique militante n'était plus. Du film se dégagent alors une grande sensibilité et une profonde mélancolie, comme si tous ces combats devaient s’éteindre, en remettant les utopies à leur juste place, en comprenant que ces luttes signifient aussi faire souffrir ceux qu’on aime (au-delà de la victime directe de leur bombe, ce sont les enfants qui sont les victimes de l'engagement des parents, même vingt ans après). On regrette peut-être que la fin, alors, soit un peu trop évidente et prédictible.



mercredi 21 février 2018

Flandres (B. Dumont, 2006)




Très bon film de Bruno Dumont qui parvient à exprimer à partir de personnages qui restent rustiques et silencieux le bouillonnement interne qui les agite.
Le film est découpé en deux périodes, l’une est une lente exposition rurale et boueuse, toute en silence, dans le Nord agricole et délaissé ; l’autre est une déflagration violente sur un champ de bataille.



Barbe et les garçons qui lui tournent autour – Demester et Blondel – sont frustes, éteints, apathiques, étrangement absents. Mais, derrière ces relations d’amour qui n’en sont pas, des sentiments plus complexes, manquant de franchise et de maturité, sont tus. Quand Demester et Blondel doivent partir, ils emmènent avec eux ce silence, ces choses qui les animent intérieurement. Et la guerre fait surgir une violence sans retenue. Le film évoque alors Voyage au bout de l’enfer, où  là aussi la guerre fait violemment irruption dans un groupe d’individus, issus du même quotidien. La séquence des soldats décimés par des enfants snipers évoque quant à elle Full Metal Jacket.
Dumont relie ici la violence épouvantable (Demester ira jusqu’à abandonner Blondel blessé) avec les visions de Barbe, hospitalisée et cathartique. Barbe qui expérimente la solitude et l’absence, alors qu’elle s’offrait sans âme aux garçons autour d’elle. Sombrant à demi dans la folie, elle semble sauvée par cette extra-lucidité que le récit lui donne.
La guerre n’est ni une solution, ni un exutoire, ni un horizon, ni une alternative au quotidien froid et sans âme. Demester suit un parcours très dur avec d’abord les relations vides d’émotions apparentes – où l’amour est fait machinalement et sans plaisir –, puis la succession d’horreurs de la guerre, pour revenir dans l’horizon bouché du départ, avec l’esprit empli des horreurs vécues, de l’abandon de Blondel et des coups du sort de l’abandon de Barbe. C’est là seulement qu’il parvient à s’exprimer (« Je t’aime Barbe »). Mais il pleure face contre terre, comme il faisait l’amour à Barbe au début du film.




lundi 19 février 2018

La Sirène du Mississipi (F. Truffaut, 1969)




Film souvent mal aimé dans la filmographie de François Truffaut mais qui prend pied sur un parti-pris original et très bien traité : Louis Mahé abandonne tout par amour, jusqu’à s’exposer aux blessures de l’autre qui le blesse et le reblesse.
L’idée du film est que jamais Louis ne se défendra ni ne s’écartera de cet amour qu’il fantasme. Truffaut lui-même résume très bien l’idée force du film : « La Sirène c'est finalement l'histoire d'un type qui épouse une femme qui est exactement le contraire de ce qu'il voulait. Mais l'amour est apparu et il l'accepte tel qu'elle est ». 
La séquence auprès du feu décrit tout ce dont Louis souffre : un amour fou, presque fantasmé par Louis (« ça me fait mal aux yeux de te regarder », etc.).



Bébel apparaît aujourd’hui à contre-emploi (mais il ne l’était pas à l’époque), puisqu’il ne fera plus guère de rôle travaillé (et c’est bien dommage) où il compose un personnage apparaissant terne et lisse, empli d’illusions et de fantasmes et qui est une victime, à bien des égards, consentante.
Truffaut parvient parfaitement à jouer sur des frontières qui ne sont pas claires, entre la sincérité et le mensonge, entre l’amour et l’escroquerie. Catherine Deneuve réussit à cultiver une fausseté qui perdure jusqu’au bout et on s’interroge sur son rôle précis (a-t-elle suivi son amant Richard ?, l’a-t-elle poussé au crime ?, a-t-elle tué elle-même Julie ?). Et jusqu'au bout on restera dans le doute, Marion semblant se repentir (mais est-elle sincère ?) de la tentative d’empoisonnement.
Truffaut remettra dans Le Dernier métro les mêmes paroles finales dans la bouche de la même Catherine Deneuve (« Je viens à l'amour, Louis, ça fait mal. Est-ce que l'amour fait mal ? »), faisant résonner entre les deux films cette question laissée sans qu’une réponse claire ne soit proposée.



samedi 17 février 2018

Le Crime de Monsieur Lange (J. Renoir, 1935)




Grand film de Jean Renoir qui vaut d'abord pour sa maîtrise et sa virtuosité. Sur le fond le film est un peu manichéen (avec un patron odieux et des ouvriers gentils) et, même, le meurtre final est justifié. Mais, sur la forme, il est exceptionnel.
Renoir centre ses protagonistes sur une petite cour où chacun se côtoie et où le drame se noue. Fait remarquable, il fait effectivement construire un décor rassemblé autour d’une cour centrale (pavée de façon concentrique) et ce décor incite à une grande profondeur de champ, des travellings, des panoramiques et, de façon générale, à des plans assez longs plutôt qu’à des plans courts et un montage serré. C’est ainsi que Renoir joue avec sa caméra et expérimente mille plans-séquences et autres mouvements. Il multiplie les panoramiques incités par la disposition naturellement centrale de la cour.
A l’image de la virtuosité de Renoir, la fameuse séquence du crime s’impose : jouant avec son décor et plutôt que d’imposer un montage (même s'il y a un raccord sur Lange lorsqu'il arrive dans la cour, on aurait aisément pu avoir droit à un champ/contre-champ traditionnel), Renoir réalise un panoramique exceptionnel de 360°. Ce mouvement magistral a parfaitement été décrit par André Bazin : lorsque Lange tue Batala la caméra tourne sur elle-même dans une composition magique. Elle suit Batala, le perd, puis le retrouve à nouveau lorsqu’il se fait tuer. Bazin nous gratifie d’un fameux plan au sol de la séquence :



Plus qu’un exercice de virtuosité, ce panoramique exceptionnel est la concrétisation des tensions circulaires qui se nouent autour de la cour, et achève les nombreux mouvements qui ont traversé, en tous sens, cet immeuble et cette cour.






jeudi 15 février 2018

Body Snatchers, l'invasion continue (Body Snatchers de A. Ferrara, 1993)




Autre remake du film de Don Siegel – après celui de P. Kaufman en 1978 –, le film d’Abel Ferrara, s’il est intéressant, est nettement moins réussi que ses deux prédécesseurs.
Le film reprend la trame principale des Body Snatchers de 1956 mais en introduisant différents éléments, pas toujours bien vus ou très utiles.
Le film ne se déroule plus dans une petite ville lambda des Etats-Unis (comme chez Don Siegel) ni dans une grande ville (comme chez Kaufman), mais dans une base américaine. Cette modification permet d’apporter un élément intéressant en ce que le comportement des militaires, très stéréotypé, rend encore plus difficile le discernement de la frontière entre humains et répliques. En revanche elle illustre très mal le cœur de l’étrangeté de ce qui se déroule (le fameux « ma mère n’est plus ma mère » ; « mon voisin n’est plus mon voisin »). Et, en suivant les pas d’une famille nouvellement arrivée dans la base, Ferrara renonce à l'une des grandes forces du film de Kaufman, qui était le regard sur un groupe d’amis confrontés à l’invasion. La séquence dans l’école (où tous les enfants – sauf un – font le même dessin), est en revanche très bien vue. Il rappelle des séquences du Village des damnés de W. Rilla.
En revanche l’aspect « sleep no more » est très éclipsé. Et la fin semble bien plus conventionnelle (malgré la révélation que le jeune Andy n’est plus humain) et bien moins forte et pessimiste que chez Kaufman.



Si le film peut surprendre ceux qui ne connaissent pas les versions précédentes, il laissera clairement sur leur faim ceux qui venaient découvrir une version réellement revigorante.
Il n’en reste pas moins que Ferrara a tout à fait raison lorsqu’il explique, dans une interview, que ce film devrait être refait tous les ans, tant son scénario – le terrible « sleep no more » – s’accorde à la disparition de la substance de l’humanité (les émotions et les rapports humains), disparition qui semble bien souvent guetter les sociétés occidentales.


mardi 13 février 2018

Le Lys brisé (Broken Blossoms de D. W. Griffith, 1919)




Très beau drame de Griffith qui abandonne ses superproductions (ses films des années 10, aux budgets immenses et au nombre de figurants considérables) pour un drame intimiste, à la fois simple et très touchant.
Il axe son récit sur deux personnages qui dégagent beaucoup d’empathie (Lucy et Cheng) et les confronte à une réalité sordide.
Lilian Gish est remarquable de sobriété et d’innocence tendre et les scènes de violence qu’elle subit de son père n’en sont que plus éprouvantes. Jusqu’au climax célèbre avec le père qui défonce à coup de hache la porte du cagibi dans lequel elle se réfugie.



Griffith, en père fondateur de la grammaire cinématographique, joue sur le rythme du montage qui va s'accélérant jusqu’au dénouement final, absolument tragique (un double meurtre suivi d’un suicide) qui laisse le spectateur figé devant tant de violence et de fureur.


samedi 10 février 2018

La Tempête qui tue (The Mortal Storm de F. Borzage, 1940)




Exceptionnel film de Frank Borzage (1) qui est l'un des premiers à rendre compte de l’histoire en marche en Allemagne, en montrant la transformation subie par l’idéologie raciale nazie.
Avec une facilité éblouissante, Borzage fait épouser la destinée du pays avec celle d’une famille, en montrant comment cette famille unie est brisée, comment la haine se répand, entre les êtres, dans les rues, dans le pays entier. On retrouve ainsi une foule d’images qui signent le passage d’un ordre du monde à un autre, avec la transformation d’un pays uni en un pays fracturé et haineux (le vieux professeur juif fêté, puis qui reste isolé dans sa salle : les étudiants ne sont plus là, ils sont partis brûler les livres).



Borzage, avec son incroyable lyrisme, parvient à nouer une tragédie déchirante qui se clôt sur le symbole du mal qui déferle sur l’Allemagne : la mort de Freya, dans les montagnes blanches, où le sang noir vient tâcher la neige immaculée. Le mélodrame est un genre si puissant, dans les mains de Borzage, qu’il en devient un instrument de dénonciation politique et c’est l’humanité entière qui se joue dans ce couple qui se bat, qui vibre, qui est déchiré. Nul discours ici, c’est par l’image qu’il s’exprime, en rejetant hors champ ou dans l’ombre les jeunes fanatisés et en gardant en pleine lumière Martin ou Freya.



Le film, évidemment, sera immédiatement censuré en Allemagne (censure qui s’accompagnera de celle de toutes les productions de la MGM puis bientôt de celle de toutes les productions d’Hollywood quand sortira Le Dictateur). Le film ensuite, à la Libération, ne correspondait guère aux attentes du public (on peut le comprendre) de sorte qu’il sombra peu à peu dans l’oubli. La Tempête qui tue, pourtant, est de ces chefs d’œuvre qui élèvent tant le cinéma qu’on pourrait les croire inoubliables.



________________________________

(1) : Borzage intègre ainsi le cercle très fermé de ceux qui ont réalisé des grands chefs-d’œuvre aussi bien muets que parlants. On peine, à vrai dire, à trouver d’autres réalisateurs aussi à l’aise dans ces deux cinémas bien plus différents qu’il n’y paraît. On pense à Dreyer, Lang ou encore à Chaplin (mais ce dernier, malgré son très grand Dictateur, était bien plus à l’aise dans le muet, sa réticence à se mettre au parlant le montre bien) mais ils sont bien peu nombreux.

jeudi 8 février 2018

Time and Tide (Seunlau ngaklau de H. Tsui, 2000)




Excellent polar d’action de Tsui Hark qui, sur une trame assez classique, propose quelques séquences à couper le souffle. On oublie assez vite les dessous de l’affaire (deux couples qui se croisent et qui ont chacun leur histoire propre sur fond de règlements de compte entre mafias locales) pour se laisser porter par le point fort du film : son mouvement permanent, à cent à l’heure.


Avec une inventivité permanente, Tsui Hark impose un style original, rythmé, détonant. La longue séquence de l’attaque de l’immeuble trouve peu d’équivalent dans le film d’action moderne : Tsui Hark joue avec sa caméra, trouve des angles étranges ou exagérés, virevolte en tout sens et a le bon goût de laisser de côté les champs contre-champs habituels ou les ralentis conventionnels. Le bon goût, aussi, de nous laisser tranquille avec des ersatz de Bruce Lee qui s’affrontent en duels d’arts martiaux. Rien de tout cela ici, on prend des coups et on en donne, comme on peut. Et le montage serré joue avec une profusion de raccords en tout genre. Le film, alors, laisse transpirer une folie et une rage exaltée.
On sait le goût du cinéma de Hong-Kong pour le polar violent et rythmé : on tient là, sans doute, un des films références en la matière.


mardi 6 février 2018

La Graine et le Mulet (A. Kechiche, 2007)




Très bon film d’Abdellatif Kechiche, qui confirme ici son style (fait notamment de longues séquences, comme autant de grands blocs qui structurent le film) et sa capacité exceptionnelle à faire vivre des personnages et vibrer des communautés.
Le film se construit en deux axes différents. Le premier est celui centré sur Slimane, le vieux maghrébin, qui se fait licencier et cherche à rebondir en voulant ouvrir un restaurant. Si Kechiche se permet une liberté narrative (par exemple l’ellipse sur son licenciement), on suit différents moments qui tracent un portrait social très dur. Mais, autour de cette trame, Kechiche, avec son style habituel, peint de véritables tableaux de vie, et sa caméra explore et met à jour les personnages, les visages, les petits moments et parvient à capter l’humanité de chacun. Le film alors, au travers de cette communauté qui cherche à exister dans ce pays qui ne l’accepte qu’à moitié, gagne une épaisseur et une chaleur humaine fascinante, mélangeant des tons tristes et une réelle joie de vivre. Kechiche parvient à éviter la lourdeur militante, en refusant la facilité du manichéisme, et peint avec un vérisme étonnant. On sent combien le film se range aux côtés d’une lignée qui part de Renoir ou Pagnol et file jusqu’à Pialat.


Kechiche prend ses distances avec la narration (il ne rechigne pas à des ellipses importantes) et, surtout, il la ralentit en prenant le temps d’épuiser chaque moment de vie qu’il prend sur le vif, par de longs plans-séquences ou en ne s’autorisant que très peu de découpage, avec des gros plans insistants si besoin, et en faisant durer les scènes, jusqu’à les épuiser. Il laisse chacun se raconter ou  se confronter : la parole revêt durant tout le film une importance capitale, avec de longs monologues, entrecoupés de silences. Que ce soit au travers de discussions dans un café, lors du repas familial ou dans une dispute dans la cuisine, sa caméra insiste avec une « essentialisation » qui renvoie à celle de Pialat ou Cassavetes.
Kechiche, enfin, aborde la question de la communauté – ce qui la fonde et l’identifie, mais aussi ce qui ralentit son intégration – et le couscous, centre du film et qui est au cœur de la séquence finale, apparaît comme le symbole de ce qui unit la famille et de ce qui peut rassembler les communautés. Le film alors, s’écarte du réalisme individuel : chacun ne cherche pas tant à réussir concrètement qu’à réussir symboliquement. Slimane se bat, accompagné par tous ses proches qui se battent pour lui, mais à aucun moment l’ouverture du restaurant n’apparaît comme réellement possible. Chacun se donne un rôle, héroïque si besoin. La danse finale de Rym, qui donne tout ce qu’elle a (et, à travers cette danse du ventre, tout ce qu’a sa communauté) pour que les clients – blancs – patientent, symbolise cette position de chacun dans le film, cette foi chevillée au corps et, en même temps, ce don de soi tout à fait vain.


dimanche 4 février 2018

Le Monstre est vivant (It's Alive de L. Cohen, 1974)




Film assez quelconque, qui est une variation sur le thème de Rosemary’s baby de R. Polanski, mais en enlevant tout ce qui faisait le sel de ce dernier, à savoir l’incertitude de Rosemary quant à ce bébé qu’elle porte. Ici point d’incertitude : à l’accouchement Lenore accouche d’un bébé-monstre qui égorge tout le monde et s’enfuit par la fenêtre. Le film, ensuite, se résume à une course-poursuite pour rattraper le monstre tueur qui égorge ici et là des passants ou des policiers.
Larry Cohen a le bon goût de ne pas trop montrer sa bestiole et de se contenter d’évoquer sa présence. L’attaque du laitier par exemple est réussie, avec d’abord du lait qui est répandu sur la chaussée, lait qui se teinte ensuite progressivement de rouge...
Mais si le film égratigne l’American way of life (on retrouvera la même idée, mais plus travaillée, avec Gremlins) et si le scénario cherche à épaissir le propos avec le père qui cherche d’abord à éliminer la chose avant de développer une sensibilité paternelle protectrice, tout cela n’est guère convaincant et l’atmosphère du film apparaît aujourd’hui très datée.



jeudi 1 février 2018

L'Invasion des profanateurs (Invasion of the Body Snatchers de P. Kaufman, 1978)




Excellent remake du film de Don Siegel (1) qui égale presque son illustre modèle. Kaufman modifie plusieurs éléments du scénario d’origine qui sont autant de variations très riches. Il déplace d’abord l’action d’une petite ville vers une grande. Là où le film de Don Siegel se déroulait dans la petite ville de Santa Mira où tout le monde se connaissait (ville qui rappelait le monde de Capra) et où la bizarrerie était dans la froideur nouvelle des habitants, ici l’intrigue est située à San Francisco où il est normal de ne pas connaître les gens que l’on croise dans la rue. Il y a donc un doute permanent qui s’installe, à chaque personne croisée. Kaufman joue en permanence avec cet aspect, en multipliant les fausses pistes, les regards de biais, les comportements à la limite de l’étrangeté qui font naître un climat angoissant au possible. Plusieurs visions du film montrent d'ailleurs que l'invasion est commencée depuis longtemps quand le film démarre, sans que les protagonistes (ni les spectateurs) ne s'en doutent pour le moment.



Kaufman, ensuite, avec beaucoup de réussite, construit une intrigue organisée autour de deux couples d’amis, et c’est la destruction progressive de leur relation – au fur et à mesure des remplacements des uns et des autres – qui rend l’avancée du film progressivement touchante et la progression de l’invasion particulièrement effrayante. Que les anonymes croisés dans la rue soient vus comme particulièrement froids et superficiels c’est une chose, mais que des amis proches puissent devenir froids comme le marbre en est une autre. Si la vision de Geoffrey avec son casque sur les oreilles devant la télé rend difficilement perceptible son remplacement, la disparition de tout affect est une belle expression d’un monde terrifiant.



Kaufman insiste également sur les cosses elles-mêmes : on en sait plus, non seulement sur l’origine de ces formes extra-terrestres, mais aussi sur leur organisation, destinée à conquérir peu à peu la planète. Chez Don Siegel la chose était circonscrite à une petite ville qui était envahie. Ici c’est tout San Francisco qui passe sous la coupe des envahisseurs et, même, l’embarquement de cosses dans le port de la ville (ainsi que la séquence finale) montre que c’est l’humanité elle-même qui est directement menacée.
Formellement très inventif, Kaufman multiplie les plans étranges, les angles de caméra outrés, les déformations, les idées (le pare-brise fissuré, les glaces déformantes), les plans séquences avec la caméra à l’épaule, etc. La réalisation confère une étrangeté supplémentaire très réussie (on pense, par moment, à la bizarrerie du Frankenheimer de Seconds).

On notera l'excellente idée de réutiliser Kevin McCarthy, l'acteur héros du film de Don Siegel. Il intervient dans une séquence courte mais terrifiante qui produit une résonance géniale avec le film de 1956 : on avait laissé Miles Bennell en train d'hurler pour tenter de stopper les automobilistes en les prévenant de l'invasion (il faut pour cela faire abstraction du montage en flash-back imposé par les producteurs à Don Siegel) et on le retrouve, vingt-deux ans plus tard, dans la même situation.


Kevin McCarthy tentant de prévenir les automobilistes en 1956
Dans une ellipse fascinante, on peut imaginer que le même personnage, vingt ans, plus tard, est toujours à courir pour échapper aux extra-terrestres. D'autant plus que, sur son autoroute, il venait de croiser un camion, indiquant qu'il allait à San Francisco, camion rempli de cosses... On peut ainsi comprendre le film de Kaufman non plus comme un remake, mais comme une suite du film de Don Siegel.


Le même McCarthy, 22 ans plus tard, dans la même situation...

La vision de Kaufman est évidemment effrayante : dans une grande ville, plus encore que dans un petit bourg où tout le monde se connaît, la roue de l’habitude tend à transformer les humains en enveloppes vides, superficielles et mécaniques, qui abattent leur métro-boulot-dodo avec la régularité et la froideur d’une horloge. On peut ainsi lire le film comme une terrible charge contre les sociétés modernes, propres sur elles, impeccablement technocratisées (la culture et la gestion des cosses étant très abouties) mais où tout affect et tout rapport humain – c’est-à-dire, en réalité, tout ce qui fait la substance de l’humanité  ont disparu. Le personnage de Kibner le dit très bien : dans ce monde, il n’y a plus ni haine, ni amour. Dès lors il n’y a plus rien d’humain. Le fin du fin étant que, pour tenter de survivre en ne se faisant pas remarquer, il faut cacher ses émotions.
Le film s’achève sur une image finale extraordinaire et effrayante, et qui répond parfaitement au fameux « you’r the next! » du film de Don Siegel.



________________________________

(1) : Don Siegel qui honore le film de sa présence au travers d’un petit rôle, en chauffeur de taxi « remplacé ».