jeudi 29 septembre 2016

Ressources humaines (L. Cantet, 1999)




Quand on aborde un film sur le monde de l'entreprise, on espère sortir un peu des clichés habituels, systématiques et réducteurs (ouvrier gentil, patron exploiteur et méchant). Et, il faut dire, malgré quelques désignations caricaturales (ouvrier houspillé derrière sa machine, syndicaliste ulcérée qui invective tout le monde), l’accroche du film parvient à brouiller un peu les cartes. On suit en effet les débuts de Frank en tant que stagiaire auprès du DRH, dans l’entreprise où son père est ouvrier. Bien sûr ses amis d’enfance sont ouvriers et lui est un futur cadre. Frank est un gentil, plein de bonnes intentions (évidemment, on le comprendra vite : il est avant tout un ouvrier, né du bon côté de la barrière, même si une question se pose : va-t-il devenir infréquentable ?). Et le film a la bonne idée de s’inscrire dans une actualité complexe (le passage aux 35 heures). Si le DRH est vite assez fidèle à l’image qu’on s’en fait, le patron est d’abord assez bonhomme et a avec Frank un côté paternel et bienveillant. On se dit alors que les jolis petits clichés habituels vont être affinés et que le film va venir bousculer un peu les représentations.
Mais en fait Frank est jeté dans un panier de crabes.
En effet, si le patron n’est pas montré immédiatement comme un salaud (à l’inverse de films sans grande finesse comme Le Capital ou La Loi du marché), finalement tout retombe sur ses pieds : derrière ses accolades bienveillantes, le patron n’est qu’un beau salaud qui ne pense qu’à virer des employés, et la syndicaliste, qu’on a trouvé excessive un peu plus tôt, avait en fait raison. Les ouvriers sont gentils et les patrons sont à jeter aux orties (1). Ouf, on respire.
Il y a donc une grande déception (malgré de belles séquences : l’affrontement final père-fils est très réussi) puisque le film, loin de venir amender les images caricaturales de départ, utilise quelques détours pour mieux les renforcer. Loin de chercher à sentir les complexités du monde de l’entreprise, le film fait dans les grands découpages : gentils contre méchants, ouvriers exploités contre cravatés dédaigneux, lutte des classes, etc. Rien de bien nouveau, rien de bien intéressant. Tout ça pour ça, se dit-on avec regret.
C’est d’autant plus dommage que le film contenait un autre sujet, bien plus intéressant en réalité, celui de l’affrontement entre le père et le fils. Et ce alors que l’interprétation est excellente : Jalil Lespert dans le rôle principal et Jean-Claude Vallod dans le rôle du père de Frank, qui parviennent à donner une grande épaisseur dramatique à leurs personnages. Le film aurait sans doute gagné à laisser davantage de côté la caricature sociale pour se recentrer sur cette opposition père-fils, avec l’éclatement de leurs conceptions du monde (un monde figé pour le père, un monde en mouvement – en progrès ? – pour le fils). Et le point superbe qui est soulevé à la fin – la façon dont le père reporte sur son fils ses espoirs et ses aspirations (quitte à les abandonner pour lui) et la façon dont le fils a hérité certaines conceptions de son père (quitte à les rejeter) – méritait un film à lui tout seul.



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(1) : Comme dans d’autres films (notamment Le Goût des autres), les bourdieusiens seront ravis de trouver dans Ressources humaines des représentations fidèles des habitus culturels chers au sociologue sur les dominants et les dominés. Cantet s’est bien appliqué à réciter sa leçon sur ce point.

lundi 26 septembre 2016

Iwo Jima (Sands of Iwo Jima de A. Dwan, 1949)




Film de guerre assez classique mais intéressant parce qu’il met en scène un personnage complexe, le sergent Stryker (joué par un bon John Wayne), qui semble d’abord caricatural, mais qui se révèlera finalement compréhensif, peu rancunier et, par ailleurs, brisé.
Loin d’un manichéisme que l’on pourrait craindre au départ, le film montre un visage très humain des soldats envoyés au front, notamment en prenant le temps de les faire vivre en dehors des combats, dans leurs cantonnements ou en permission. C'est ainsi qu'Iwo Jima ne propose pas une réflexion sur la guerre elle-même, mais sur les hommes qui font la guerre.
Certains passages apparaissent désuets et ont mal vieilli (les soldats en permission en particulier) mais plusieurs séquences sont très réussies (celle montrant une femme qui, pour gagner un peu d’argent, cache son bébé dans la pièce d’à côté, le temps de donner du plaisir aux soldats). Dwan arrive parfaitement à jongler avec ces scènes intimistes et touchantes pour, ensuite, rebondir avec de bonnes séquences d’action.
Les scènes de combat sont en effet très réussies, notamment l’attaque finale avec le débarquement sur les plages autour du mont Suribachi. On y voit un réalisme étonnant, notamment au travers des attitudes des hommes au combat (peur, incompréhension, etc.). Dwan n’hésite pas à intégrer des images d’archives dans ces séquences.

Ce film de guerre qui mélange l’humanité des combattants avec le réalisme des combats inspirera beaucoup le genre. Eastwood y pense forcément quand il réalise La Mémoire de nos pères. En effet ce film joue avec la scène célèbre des Marines immortalisés en train de planter le drapeau américain en haut du mont Suribachi, gagné après d’âpres combats. Le film d’A. Dwan mène aussi vers cette célèbre image et son film est un hommage appuyé mais humain aux corps des Marines.

dimanche 25 septembre 2016

Le Nouveau Monde (The New World de T. Malick, 2005)




Très beau film de Terrence Malick qui, prenant appui sur la fondation de la première colonie anglaise à Jamestown en 1607, raconte la rencontre de deux civilisations : celle des Anglais, arrivant en bateaux, avec leurs armes et leurs intentions de conquête et celle des Indiens, qui sont en communion avec la Nature. Il y a donc un choc entre cette Nature vierge, qui est présentée comme un Paradis, et la civilisation, qui tente de s’installer sur le rivage. Mais il y a aussi un choc entre une culture individualiste (querelle de pouvoir notamment dans le fort) et l’harmonie collective des Indiens, qui est manifeste dans les longues séquences pendant lesquelles John Smith est retenu dans le village. Le Nouveau Monde oppose ainsi une civilisation mortifère qui a tout rasé pour s’installer, à une civilisation libre de ses mouvements vivant en harmonie avec la Nature.
On remarquera le souci de réalisme de Malick : le tournage a eu lieu en Virginie, sur le lieu même de l’emplacement du premier fort, qui a été reconstruit avec les matériaux trouvés sur place. Les chefs de différentes tribus ont participé et jusqu’à des experts en langue Alqonquin pour traduire de larges portions des dialogues du script et pour l’apprendre aux acteurs incarnant des Indiens. De même, des résultats de fouilles (pour connaître la forme des maisons des Indiens) ont été utilisées ou encore un champ a été planté avec des graines se rapprochant le plus possible du maïs de l’époque.

Le film reprend à son compte l’histoire de John Smith, chef provisoire du fort précaire installé sur la côte, et de l’indienne Pocahontas, qui s’interposera en faveur du capitaine. La bienveillance de Pocahontas permettra aux hommes du fort de survivre en dépit des difficultés rencontrées (le fort est bâti sur des terres marécageuses insalubres, les cultures sont un échec, la nourriture se fait rare).
Mais Malick innove dans sa manière de raconter l’histoire. Avant même la rencontre effective, le spectateur vit l’intrusion des colons du point de vue des Indiens. Leurs déplacements sur les bords du fleuve accompagnent l’apparition des caravelles. Il ne centre pas son récit sur John Smith et ses hommes, ni même sur les difficultés d’installation des colons durant les premiers mois. Là n’est pas ce qui l’intéresse. C’est bien plus une vision personnelle de la Nature qui l’attire dans ce film.
En effet, comme dans tous ses films, Malick situe son histoire au sein d’une Nature qui enveloppe les hommes. Il n’oppose pas l’Homme et la Nature, mais il montre l’intégration de l’Homme dans une Nature indépassable. A ce titre la magnifique séquence d’ouverture (les caravelles glissant dans l’embouchure du fleuve) est exemplaire, avec ce ton lyrique et symphonique qui s’étend sur le film.


Et, ensuite, tout au long du film, Malick filme comme s’il ne prenait non pas le point de vue des hommes, mais, en le décalant légèrement, celui de la Nature. Les évènements eux-mêmes (le débarquement des colons, leur installation, la rencontre avec les Indiens, etc.) semblent ainsi passer au second plan. Et c’est la contemplation et la rêverie qui passent au premier plan. La bande originale très lyrique, les voix off (procédé typique de Malick) sont autant de moyens de prendre une distance avec l’action du film et les personnages. Cette manière de faire permet d’ailleurs de découvrir les personnages (Pocahontas et le capitaine Smith notamment) d’abord intérieurement plutôt que par leurs actions.

Le génie propre de Malick explose dans de longues séquences sans paroles, aux images somptueuses, au montage fluide, au rythme libre et très changeant, à la musique envoûtante, qui participent à la narration (cette manière de raconter sans parole est aujourd’hui très rare). Cette beauté formelle détourne le spectateur du récit lui-même et le conduit à ressentir cette bonté de la Nature, redécouverte par John Smith en débarquant, mais aussi par Pocahontas, qui, elle aussi, débarquera dans un nouveau monde, l’Angleterre, dans les jardins civilisés de Londres. Le récit dépasse alors la simple histoire pour prendre des allures de parabole et tendre à l’universalisme. C’est alors que l’on ressent pleinement l’inspiration transcendantaliste de l’univers de Malick, proche des poètes Emerson ou Whitman et de la philosophie de H. D. Thoreau (axée sur la bonté de la Nature et sur une harmonie entre l’Homme et la Nature). Malick n’expose pas ses idées au travers d’un personnage, mais il les exprime par les images, toujours, et par les sensations qu’il fait naître chez le spectateur. C’est en cela – en cette capacité à s’exprimer d’abord et avant tout par les sensations visuelles et sonores – que Malick est un créateur d’images.


vendredi 23 septembre 2016

Bonjour tristesse (O. Preminger, 1958)



Film un peu décevant de O. Preminger qui ne parvient jamais réellement à élever son récit au-dessus de la petite histoire intimiste.
On retrouve l’application formelle de Preminger, avec un beau travail sur la géométrie des décors ou sur les couleurs mais aussi sur la construction du film (grand flash-back central, encadré par des séquences en noir et blanc, qui illustrent tour à tour la futilité puis la détresse de Cécile ; importance de la voix off).
Mais le film a bien du mal à sortir de l’anecdote (la jalousie d’une fille pour la maîtresse de son père, maîtresse qui risque de devenir sa belle-mère). Les personnages gardent un aspect superficiel, malgré de bons interprètes (la désinvolture de David Niven, l’élégance de Deborah Kerr, la jeunesse piquante de Jean Seberg). Anne (D. Keer) passe par exemple beaucoup trop soudainement de la gentillesse à la sévérité ; de même l’amour naissant entre Cécile et Philippe est à peine évoqué et reste très en marge de l’histoire, alors qu’il est un des déclencheurs importants du scénario. Dès lors c’est surtout la sévérité d’Anne qui semble provoquer la fureur de Cécile, bien plus que la menace qu’un mariage ferait planer sur la relation ambiguë entre Cécile et son père.

mardi 20 septembre 2016

Huit et demi (Otto e mezzo de F. Fellini, 1963)




Très grand film dans lequel Fellini, au travers de Guido (Marcello Mastroianni), parle de lui-même, de ses terreurs et de ses angoisses. En panne d’inspiration, Guido doit pourtant achever le scénario et le casting du film dont le tournage va débuter, et c’est toute la pression des producteurs, de l’équipe technique ou des stars qui l’accable.
L’onirisme de Fellini joue à plein : le film débute dans un rêve (ou plutôt dans un cauchemar, c’est la célèbre première séquence du film où un homme coincé dans un embouteillage s’envole) et, sans cesse, les tourments de Guido l’emmènent dans la confusion, dans des réconciliations, dans l’irréalité, dans des tentatives d’échappatoires. Et ses souvenirs, les personnages de son passé, ses parents décédés, tout se presse et se bouscule. Fellini, plus peut-être que dans aucun autre de ses films, rend floue la frontière entre le réel et l’imaginaire. Et, comme un hymne fredonné, par-dessus les images de Fellini, l'extraordinaire ritournelle de Nino Rota inonde l'écran.


C’est donc un film sur les films, une réalisation sur les réalisations, un regard de l’artiste sur ses propres doutes, un regard de Fellini sur sa propre vie (ses femmes, son âge) et, bien sûr, une réflexion complexe sur l’alchimie qui procède à l’éclosion d’un film.


lundi 19 septembre 2016

Boulevard des passions (Flamingo Road de M. Curtiz, 1949)




Très bon film de Michael Curtiz, au développement riche et original. Les personnages sont multiples et leurs interactions complexes évoluent au fil du récit. On apprécie un film dont les personnages ne sont pas figés et évoluent au fur et à mesure dans différentes directions, selon leurs personnalités et les événements qu’ils subissent.
Alors qu’on pensait Fielding au cœur du film, son personnage se noie et ne parvient pas à s’extraire et à assumer ce qu’il est : à se laisser corrompre, il se perd complétement. A l’opposé, Dan, que l’on croyait tout à fait corrompu et sans scrupule, se révèle d’une richesse inattendue, jusqu’à devenir le personnage emblématique de la morale du film (il porte les quelques espoirs que garde malgré tout Curtiz sur la vie politique). Ces deux personnages sont tiraillés d’une part par le shérif, adipeux, dégoulinant et tout à fait corrompu (Welles campera un personnage en tout point similaire dans La Soif du mal) mais aussi, bien sûr, par une femme (Joan Crawford, qui en fait trop, comme souvent) : celle-ci est la pierre angulaire du film, puisqu’elle traverse toutes les couches sociales de la ville, les relie entre elles et déclenche toute une série d’événements (lui valant la haine du shérif) qui iront de la chute de Fielding jusqu'à la rédemption de Dan.
Le regard porté par Curtiz sur la démocratie est très pessimiste (omniprésence de la corruption et des petits arrangements entre amis ; importance du paraître social), même si le film se termine sur une pointe d’espoir.


vendredi 16 septembre 2016

La Petite boutique des horreurs (The Little Shop of Horrors de R. Corman, 1960)




Film « culte » (c’est-à-dire, ici, admiré d’un petit nombre, provocateur, mais néanmoins pas très loin d’un nanar), tourné en quelques jours et pour un budget minuscule, La Petite boutique des horreurs n’est qu’une comédie de petite envergure : elle tombe très vite dans une loufoquerie dont elle a bien du mal à s’extraire. Le film aurait pu être grinçant et caustique mais il se cantonne à des gags burlesques peu efficaces et tourne un peu à vide. C’est dommage, l’idée de cette plante impossible à rassasier est très bonne et le film, de façon originale, confine largement au gore (le film datant des années 60, le réalisateur n’insiste pas sur cet aspect, mais on imagine sans mal ce qu’en feraient des producteurs décidés aujourd’hui).
A noter, en patient sado-maso du dentiste, le jeune Jack Nicholson qui en fait des tonnes, usant, déjà, de son regard perçant et de son sourire carnassier.



Le remake de Frank Oz, datant de 1986, ne mérite guère de s’y arrêter, même s’il présente des effets visuels beaucoup plus aboutis.

jeudi 15 septembre 2016

Les Ardennes (D'Ardennen de R. Pront, 2015)




Intéressant thriller belge, malheureusement handicapé par un scénario trop simple et prévisible (en dehors de la petite surprise finale, certes, mais qui ne peut à elle remettre en cause les tenants et aboutissants assez simples de l’histoire). Le film pâtit aussi d’une réalisation trop démonstrative et percutante, comme si le réalisateur n’avait pas assez confiance en son histoire (on peut le comprendre) ou en ses acteurs (ce qui est regrettable, l’interprétation est un des points forts du film).
Mais le réalisateur est très ambitieux : le film se veut spectaculaire, esthétique, ponctué de musiques qui enveloppent l’action et de scènes coups de poing. On a là un cocktail moderne que l’on retrouve par exemple dans les films de N. Winding Refn ou D. Cianfrance. Dave, le frère au centre du film, par son mutisme, évoque le driver de Drive. Mais, à vouloir aller un peu dans toutes les directions, le film se perd en route : un peu chronique sociale (la confrontation complexe de deux frères), un peu thriller (l’angoisse née de la situation et qui enveloppe le film), un peu film noir sordide (toute la dernière partie dans les Ardennes), mais il passe finalement un peu à côté de chacun de ces genres.
Le film commençait en effet de façon certes peu originale (un triangle amoureux avec deux frères qui s’opposent) mais en lorgnant du côté de Ken Loach (environnement social sinistré, thérapie de groupe pour une ancienne droguée, sortie de prison, etc.) avec des personnages bien campés et on espérait un développement de cet aspect (les deux frères tiraillés dont l’un incontrôlable, la petite amie au milieu, la mère perdue qui ne sait que faire). Mais cette situation ne sera guère travaillée et les personnages ne seront pas vraiment épaissis : c’est vers une explosion de violence que le réalisateur choisit de faire évoluer le conflit fraternel. Le film change alors complètement de registre en s’échappant vers le thriller et Pront emmène son petit monde au cœur de la forêt pour une fin gore et sordide : laissant en plan le regard social du début, son film s'achève en découpage de corps au hachoir. A vouloir trop en faire dans son film, le réalisateur s’est un peu égaré en chemin.

mardi 13 septembre 2016

Le Goût des autres (A. Jaoui, 2000)




Film intéressant non pas directement pour ce qu'il est, mais parce qu'il représente une tendance du cinéma français : il met en scène une société découpée avec application en classes sociales et que rien ne vient perturber, suivant en cela une vision bourdieusienne caricaturale (1).
On y trouve donc un catalogue de personnages – bien campés par ailleurs – qui représentent l'image typique de la société. On a donc le patron parvenu, inculte et sans goût (ne parlons pas de sa femme, réduite à une idiote superficielle), le chauffeur et le garde-du-corps représentent la classe populaire (ils sont eux aussi incultes et sans goût et engoncés dans leur petite vie sans intérêt) et les artistes, sans le sou, homosexuels, mais qui, eux, possèdent et le goût et la culture et dédaignent le patron (bien plus que lui ne les dédaigne d’ailleurs).
On a donc, présentée à l'écran, une image de la société – et non pas la société elle-même –, telle qu'elle est présentée et montrée communément par toutes sortes de médias. Et voilà la société figée dans cette représentation.
Le film entérine donc une certaine vision de la société au lieu de chercher à la transcender (2). Dès lors on est bien loin d'un véritable travail créatif (et l'on est bien plus proche d'un simple travail récitatif).
Cette application à représenter les choses de façon si figée est un peu regrettable, car il y a un ensemble de personnages qu'Agnès Jaoui parvient à bien faire vivre sous nos yeux. La romance qui est le cœur de l’histoire et qui permet de relier ces différentes catégories sociales si pesamment définies apparaît donc bien pâle, alors qu’elle avait un ton plaisant, entre douceur et humour.



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(1) : Ce film a, notamment, été utilisé dans plusieurs articles sur Pierre Bourdieu pour exprimer, par l'exemple, les catégories sociales chères au sociologue (les dominants, les héritiers, etc.) et les idées d’habitus ou de capital culturel. Cela montre bien la caricature un peu vaine qui structure le film.

(2) : On est loin, en tous cas, de la réalité sociale, beaucoup plus nuancée. On sait, pour ne citer que quelques exemples, que beaucoup de gens fortunés, dont de nombreux patrons, sont des amateurs d'art – et à des fins de collection, non de spéculations. On sait aussi que l'opéra ou la musique classique trouve la majorité de ses amateurs chez les CSP+ – qui sont pourtant décrits ici aux antipodes du bon goût et de la culture. On sait enfin que beaucoup d'artistes exploitent des filons « artistiques » très rémunérateurs et, par là-même, bien peu créatifs (et seraient ravis de bénéficier un peu de spéculation sur le marché de l’art). On voit bien qu'un film qui chercherait à faire éclater un peu les représentations habituelles de la société aurait bien des choses à raconter.


dimanche 11 septembre 2016

L'Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance de J. Ford, 1962)




Film fondamental de John Ford qui réalise ici un western exceptionnel, en particulier de par la densité de la réflexion qu'il propose.
Les deux rôles majeurs, au cœur des interrogations soulevées par le film, sont parfaitement interprétés par James Stewart et John Wayne, qui savent donner une épaisseur dramatique immense à leurs personnages. Quant à Lee Marvin, qui joue comme souvent le méchant, il compose un méchant vraiment très méchant. C’est que Liberty Valance est l’incarnation du Mal. Le titre annonce bien sa mort, mais qui parviendra à le tuer ? Il se trouve que l'homme qui y parvient n'est pas celui qu'on croit et c'est bien là toute l'histoire. Toute la carrière de sénateur de Ransom Stoddard (J. Stewart) est donc basée sur une mystification. C'est Tom Doniphon (J. Wayne) – à qui va manifestement la sympathie du réalisateur – qui aurait dû avoir la gloire, c'est lui qui devrait être sénateur, c’est lui, aussi, qui aurait dû se marier avec Hallie.
Le jeu de la révélation de la réalité de ce qui s'est passé est l'occasion d'un beau jeu d'images, tel que Ford sait les construire. Lorsque le duel nous est montré une première fois il ne fait guère de doute (même si c'est une surprise) que Ransom abat Liberty Valance. Mais Ford, avec une grande habileté, nous montre une seconde fois la scène, en changeant l'axe de la caméra, ce qui révèle une tout autre perception.


Ransom Stoddard abat Liberty Valance
Mais c'est en réalité Tom qui a porté le coup mortel


L’analyse qu'en fait G. Deleuze est très intéressante : il y voit une évolution du schéma habituel des films. Alors que les films partent souvent d’une situation initiale pour, au terme de différents rebondissements, arriver à une situation finale différente (ce qu’il schématise ainsi : Situation 1 -> Actions du film -> Situation 2 soit : S1 -> A -> S2), ici les choses sont différentes puisque la situation finale est exactement la même que celle de départ. Simplement c’est l’interprétation de la situation qui a changé. On peut le schématiser ainsi S1 -> A -> S1’. Où S1' est la même situation que celle de départ, mais comprise différemment. C’est ainsi un exemple de ce que Deleuze nomme la crise de l’image-action, et qui annonce un autre type de cinéma (qu’il nomme l’image-temps).

Tom est un individualiste, mais (à l’inverse de Liberty Valance qui est uniquement centré sur lui-même et ne connaît que la loi du plus fort) il se met au service de la justice. Et il sait qu’avoir une bonne gâchette est fondamental pour faire respecter la loi, ce que ne comprend pas le jeune avocat Stoddard. Le cœur de l’affrontement du film se situe donc en réalité non pas entre le méchant et les deux bons, mais entre les deux bons (d'ailleurs on sait bien que Liberty Valance va être tué). Ces deux héros – Tom et Ransom – représentent les deux versions de l’Amérique. L’une, incarnée par Tom, est individualiste et appartient au passé, et l’autre, incarnée par Ransom, est au service du collectif et elle représente les valeurs américaines. L’avenir appartient bien entendu à Ransom – le film l’annonce d’emblée de par sa séquence d'ouverture et de par sa construction en flash-back –  mais il devra supporter un mensonge lourd à porter.
En effet, bien loin d’un happy-end traditionnel, la célèbre phrase finale, « Quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende » (« When the legend becomes fact, print the legend »), assume l'histoire de l'Amérique comme relevant du mythe : la réalité n'est pas le beau conte qui est relaté (la réussite du sénateur qui incarne les valeurs américaines est basée sur un mensonge), elle est beaucoup plus désenchantée, trompeuse et sans gloire. L'image finale montre ce poids très lourd qui pèse sur les épaules du sénateur Ransom, qui aura recueilli des lauriers qui ne lui revenaient pas. On a là, en pointillés, les premiers indices de l’enterrement du genre. Le film est ainsi empreint d’une grande nostalgie, autour de la mort de Tom : avec lui meurt l’Ouest qu’aime tant Ford.

vendredi 9 septembre 2016

Illusions perdues (That Uncertain Feeling de E. Lubitsch, 1941)




Amusante comédie de Lubitsch, sans doute trop légère et au scénario trop simple pour égaler ses meilleures réussites, mais l'on suit avec plaisir les tribulations de Larry Baker (Melvin Douglas, très à l'aise) confronté à l'amant de sa femme.
Quelques scènes montrent très bien la facilité de Lubitsch : par exemple pour exprimer un baiser hors champ (le pianiste morne devenant un pianiste inspiré) ou pour exprimer la lassitude conjugale (excellente séquence du mari qui ne fait plus la différence, dans un demi-sommeil, entre son chien et sa femme).


mercredi 7 septembre 2016

Les Beaux Gosses (de R. Sattouf, 2009)




Comédie française réussie (une fois n’est pas coutume) qui dresse un portrait à la fois très amusant et convaincant des déboires de quelques collégiens, avides de se déniaiser. Plusieurs scènes sont très drôles et l'ensemble est très distrayant.
Parmi les nombreux films traitant du sujet (la vie de collégiens ou de lycéens) c’est sans doute l'un des plus réussis. Le film a notamment le bon goût d’éviter les lourdeurs bêtes si souvent présentes dans ce genre de divertissement et il sait brosser un portrait amusant et parfois corrosif autour de situations bien vues.
On attend un film équivalent – complémentaire devrait-on dire – qui concernerait les professeurs. Mais, malgré bien des tentatives pour les mettre en scène, ils sont souvent bien mal lotis, les films à leur propos tombant très vite dans le loufoque idiot, lourd et sans plaisir.


lundi 5 septembre 2016

Les Passagers de la nuit (Dark Passage de D. Daves, 1947)




Bon film noir, original et distrayant, dont la première partie du film, tournée entièrement en caméra subjective, est très novatrice. Elle se justifie même scénaristiquement, puisque le héros subira une opération destinée à refaire son visage.
Le personnage de Vincent Parry, joué par Bogart, est intéressant : c'est un évadé du bagne qui apparaît fébrile, qui hésite, qui tremble quand un policer l'interroge ou qui est désemparé. Voilà bien un personnage peu mis en avant par Hollywood (surtout en le faisant interpréter par la superstar Bogart) qui préfère des héros sereins et sûrs d'eux-mêmes.
Malgré quelques incohérences ou facilités scénaristiques (Vincent est sauvé par une amie du véritable auteur du meurtre qui l'a condamné), le couple Bogart-Bacall est remarquable : on pardonne bien des choses pour le plaisir de les voir se tourner autour. Lauren Bacall, très jeune (elle a vingt-quatre ans au moment du tournage), a encore sa simplicité si belle mais sans cette trop grande sophistication qu'elle aura un peu plus tard.


vendredi 2 septembre 2016

L'Homme aux colts d'or (Warlock de E. Dmytryk, 1959)




Bon western mettant en scène l'habituel tueur à gages, épaulé par un associé tout aussi fine gâchette que lui, embauchés pour venir à bout d’une bande de hors-la-loi qui terrorise une ville.
On retrouve Henry Fonda, quasiment créateur du personnage de nettoyeur de ville (depuis son rôle dans La Poursuite infernale) mais qui force un peu son jeu, de même qu'Anthony Quinn (forcer son jeu est rare pour Fonda et très habituel pour Quinn). Mais les deux acteurs savent parfaitement épaissir un personnage pour lui donner une grande épaisseur dramatique. Tom Morgan (A. Quinn) devient même d'une richesse émotionnelle étonnante.
Habilement le film n'accentue guère la confrontation entre bons et méchants et il densifie sa narration progressivement. Ainsi le scénario a l’intelligence de casser le manichéisme facile de la situation initiale en s’attardant sur les liens complexes (et ambigus) entre les deux compères et en développant d'autres personnages (en particulier Johnny Gallon, joué par Richard Widmark, qui hésite, change de camp et se range finalement du côté de la loi). Le film en vient à discuter de la notion de justice, d’ordre et de lois. La surprise vient, finalement, de ce que ce western qui s'annonçait comme un archétype du genre, finit par s'éloigner beaucoup de ses clichés habituels.



Le film a beaucoup influencé Sergio Leone : Henry Fonda, par exemple, reprend bien des aspects de son personnage de L'Homme aux colts d'or lorsqu'il interprète le légendaire Franck, impitoyable tueur d'Il était une fois dans l'Ouest.

jeudi 1 septembre 2016

Le Pigeon (I soliti ignoti de M. Monicelli, 1958)




Excellente comédie italienne qui mélange avec délice et virtuosité les deux ingrédients indissociables du genre : le réalisme tragique de tout un pays en arrière-plan (on est ici dans la droite ligne du néo-réalisme) et la comédie pure, qui tourne tantôt à la bouffonnerie, tantôt aux gags, tantôt au numéro d'acteurs. La quadrature du cercle entre ces tons antinomiques est trouvée avec une facilité stupéfiante : on est plongé dans cette histoire rocambolesque de voleurs incapables qui mettent au point (et avec quelles difficultés !) un cambriolage. La conclusion de celui-ci, autour d'une table, à goûter des pâtes aux pois chiches, est inoubliable.
Les acteurs sont prodigieux, le scénario inventif et la mise en scène délicieuse. Voilà une nouvelle porte qui s'ouvre dans le cinéma italien : celui-ci va s'y engouffrer avec avidité et brio, offrant de merveilleux films et faisant du cinéma italien, au cours des années soixante, peut-être le plus riche et le plus intéressant cinéma du monde.