samedi 31 octobre 2015

Le Grand silence (Il Grande Silenzio de S. Corbucci, 1968)




Si Le Grand silence est un western assez moyen, il est en revanche un bon western italien (l'immense majorité des westerns italiens étant très quelconque).
Il brille par deux aspects principalement : d'une part le décor enneigé omniprésent qui tranche avec l'essentiel de la production de westerns et qui est magnifiquement filmé ; et d'autre part la fin, sans aucune illusion, se termine dans un bain de sang. Voilà typiquement une fin que ne se serait jamais permise une production hollywoodienne.



Une fin alternative (plus conventionnelle : Tigrero meurt) a bien été tournée, mais elle est tout à fait incohérente et bâclée : la terrible fin s'est donc imposée d'elle-même.
Klaus Kinski campe un tueur très réussi et Trintignant est étonnant dans un rôle principal muet.

Il faut noter que le dessinateur Yves Swolf s’inspire beaucoup, dans sa série Durango, du personnage de Silenzio joué par Trintignant : son héros Durango a le même physique et utilise la même arme que dans le film de Corbucci.

Le héros Durango dans la BD de Y. Swolfs
Jean-Louis Trintignant dans Le Grand Silence
Le premier album – Les Chiens meurent en hiver – reprend la trame du Grand silence : l’univers enneigé est le même et le tueur ennemi ressemble à Klaus Kinski.

Le tueur Reno dans Les Chiens meurent en hiver de Y. Swolfs
Klaus Kinski dans Le Grand silence
Cette BD, très italienne dans son style, emprunte d’ailleurs beaucoup aux westerns italiens (cadrages, noms des personnages, armes utilisées, etc.).

jeudi 29 octobre 2015

De battre mon coeur s'est arrêté (J. Audiard, 2005)




Intéressant film de Jacques Audiard, qui reprend la trame de Mélodie pour un tueur de J. Toback. Mais il modifie les rapports de force du scénario : ici Tom (Romain Duris) est tiraillé entre un monde dont il veut s’extirper et un autre auquel il aspire. Ces deux mondes prennent une portée symbolique forte puisque l’un est celui du père – le monde des magouilles, des petits arrangements, de la violence – et l'autre celui de sa mère, aujourd’hui morte et qui était pianiste. Cette dualité pèse terriblement sur Tom : il veut passer d’un monde à l’autre. Bien entendu cette dichotomie est un peu facile et artificielle (la réalité dure et prégnante du père, opposée à l’idéal de la mère) et enlève au réalisme auquel le film cherche à coller.
Tom parviendra à s’extirper du monde du père, non seulement par la mort de celui-ci, mais davantage par l’acceptation de cette mort en refusant de la venger : il sort ainsi de la spirale de ce monde violent et peut rejoindre, même avec fébrilité, le monde maternel de l’art et du piano.
Romain Duris est très bien et la caméra de Audiard se colle à lui, ne le lâchant pas une seconde, portée et tremblante, et elle scrute ses états d’âme, ses hésitations, ses basculements.

mardi 27 octobre 2015

Twelve Years a Slave (S. McQueen, 2013)




Twelve Years a Slave montre le terrible quotidien d’un esclave dans les Etats-Unis des années 1840. On a donc droit à un catalogue des sévices, le tout servi par une image volontiers esthétisante et très doloriste.
Le propos du film, aussi bien dans son scénario que dans son image, est de nous montrer que l’esclavage des Noirs fut épouvantable. Fort bien. Mais on s’interroge : qui ignore l’inhumanité de ce que fut l’esclavage ? Pourquoi ce film ? Qui cherche-t-on à convaincre ?
L’inutilité du propos dissout totalement le poids de ce qui est montré.

On notera néanmoins qu'il s'agit de l'adaptation du récit d'un ancien esclave qui raconte son histoire (Solomon Northup). Et le film nous montre que la lutte pour la survie est tellement dure qu'il n'y a pas de fraternisation entre esclaves ou de lutte solidaire. Cet aspect est  très intéressant puisqu'il va à rebours des images habituelles où l'on nous montre une prise de conscience collective des esclaves. Ici c'est davantage chacun pour soi. Enfin le film montre très bien l'omniprésence de la Bible qui est pervertie et détournée pour servir de socle moral à un comportement épouvantablement inhumain. À sa première apparition, le terrible Edwin Epps lit la Bible et l’utilise pour justifier sa cruauté.

Le cinéma, pourtant, a déjà traité brillamment le thème de l'esclavage. On regrette alors qu'un film semble repartir de zéro, comme si rien n'avait déjà été dit ou montré. Mandingo de R. Fleischer, par exemple, sur le même sujet de l'esclavage des Noirs, développe une vision acérée (et qui ne retient pas ses coups) sur la vie dans le Sud esclavagiste. On pense aussi, bien sûr, à L'Intendant Sansho de K. Mizoguchi, splendide chef-d’œuvre à la portée universelle.



dimanche 25 octobre 2015

Les Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari de K. Mizoguchi, 1953)




Très grand film de Mizoguchi qui, à partir du destin de deux frères, montre comment la guerre apporte son lot de malheur. La guerre est une toile de fond sur laquelle Mizoguchi peint les malheurs nés de l’ambition.
Les deux frères veulent profiter de la guerre pour servir leur ambition : devenir riche pour l’un (et rechercher un idéal féminin), être un samouraï respecté pour l’autre (et rechercher un idéal masculin). Mais le prix de leur réussite est la mort ou le malheur de leurs femmes, qui subissent la faute égoïste de leurs maris respectifs.
La femme, souvent point central du récit chez Mizoguchi, qui n’aspire qu’à un foyer harmonieux, doit ainsi porter le poids du malheur : son aspiration est centrifuge, elle veut regrouper son monde à ses côtés. Au contraire les aspirations des maris sont centripètes, ils veulent partir, aller chercher ce qui fera leur gloire, oubliant leurs foyer et, ce faisant, s’oubliant eux-mêmes. Leur prise de conscience tardive ne les sauvera pas du châtiment : les malheurs se seront abattus sur ces foyers délaissés.
La mise en scène est une perfection : tout en maitrise, souvent en légère contre-plongée, les mouvements de caméra englobent les personnages, accélérant et ralentissant successivement. Certains plans séquences sont éblouissants. Le film montre moins de sérénité que d’autres chefs-d’œuvre du réalisateur : le calme de certaines séquences contraste avec la frénésie et la violence de certaines autres.


Plusieurs séquences introduisent une dimension onirique, depuis la traversée du lac, fantomatique, jusqu’aux scènes où Genjuro rencontre Wakasa, femme idéale fantasmée. Ces scènes contrastent avec le réalisme cru de la guerre, lorsque les soldats violent Ohama ou tuent Miyagi. Ces femmes, héroïnes tragiques typiquement mizoguchiennes, voient malgré tout et même tardivement le triomphe de leurs valeurs.


vendredi 23 octobre 2015

La Dernière chance (Fat City de J. Huston, 1972)




Très grand film de John Huston (peut-être son meilleur) bien qu’il se passe d’une véritable histoire : c’est plutôt une double errance, celle de deux quidams, qui sont de petits boxeurs, l’un plus vieux de dix ans par rapport à l’autre. Dix ans, c’est un monde, en boxe (la différence entre une carrière qui débute et une carrière finie), et c’est un gouffre immense entre ces deux paumés. Car ce sont bien deux paumés, l’un, Tully (Stacy Keach), avachi et acceptant son sort, l’autre, Ernie (Jeff Bridges), qui croit encore que les choses iront mieux : sa vie est faite de petits boulots et de tristes matchs de boxe, mais il espère encore.
On ressent à quel point ces dix ans pèsent toute une vie, quand on voit, assis côte à côte, Tully et Ernie. On ne sait si Tully incarne le passé et Ernie le présent ou Tully le présent et Ermie l’avenir. En fait il semble bien qu’il n’y ait plus ni présent ni avenir : tout est dissout, les vies de chacun d’eux – comme celle du vieux barman tremblotant qui les sert – sont achevées.

Tully (Stacy Keach) et Ernie (Jeff Bridges)
Steacy Keach est exceptionnel. Il incarne l’épave désabusée qu’est Tully, qui, un jour va travailler dans les champs pour ramener quelques dollars, un autre jour s’acoquine avec une pauvre femme incapable et saoule (extraordinaire Susan Tyrrell), reprend ses gants un autre jour encore comme s'il y croyait mais retombe aussitôt. A travers lui Huston filme l’Amérique de l’échec, d’un ton juste et tragique. Ici la boxe n’est pas un moyen de s’extirper socialement (comme dans beaucoup de films sur le thème), elle n’est qu’un minuscule miroir aux alouettes (Tully, s’il fut pro, ne fut jamais grand boxeur). L’Amérique, une nouvelle fois, est lucide sur ce qu’elle est.


lundi 19 octobre 2015

Délivrance (Delivrance de J. Boorman, 1972)



Delivrance Boorman Affiche Poster


Film dur et âpre, avec plusieurs scènes chocs qui laissent un grand malaise, Délivrance présente la grande originalité d'être une ode, non pas à la Nature, mais bien plus à la civilisation.
En faisant descendre une rivière par un groupe d'amis – ce qui devait être pour eux un dernier hommage à la région avant qu'elle ne disparaisse sous un lac de barrage – Boorman les confronte à la Nature, mais non pas la jolie nature, fraîche et verte, celle du paradis perdu, mais la Nature sauvage, vierge de la civilisation. Vierge de civilisation mais pas d'hommes : les autochtones – non civilisés, à demi-débiles – sont un des grands dangers de cette Nature, et vont réduire en bouillie les belles croyances des quatre amis.
L'aventure est alors une succession d'épreuves terribles qui laissent des plaies épouvantables aux survivants, depuis la séquence du viol jusqu'aux meurtres et l'abandon du corps de leur ami, le tout dans une incertitude totale : le paysan tué est-il bien celui qui les a agressés ?, comment est mort Drew ?

Le propos du film s'inscrit dans une vision très sévère du mythe de la Frontière. En effet les quatre citadins s’immergent dans une forêt proche de la Frontière puritaine, celle des premiers colons : ils y découvrent l’hostilité naturelle de l’environnement à laquelle se rajoute la violence des autochtones. Ces autochtones représentent non pas des Indiens, mais des héritiers de premiers colons, oubliés, dégénérés, redevenus sauvages dans cette wilderness. Il survit donc, nous dit Boorman, au cœur de l’Amérique, des territoires peuplés de dégénérés issus de cette confrontation violente à la Frontière.
Le mythe de la Frontière, qui promettait une régénération par la violence, prend alors du plomb dans l’aile : la violence est une animalité et des quatre citadins aucun ne sortira régénéré ni même intact (l’un meurt, l’autre perd sa jambe, le troisième sa dignité et le quatrième est devenu un meurtrier). Delivrance revisite donc le mythe créateur et unificateur de l’Amérique – qui énonce que l’Amérique s’est faite en civilisant une terre sauvage – pour en prendre le contre-pied.

Si le film est à l’origine de nombreux films survivalistes, il irrigue aussi, par cette présence au cœur de l’Amérique d’une frange sauvage peuplée de dégénérés tout un cinéma d’horreur qui fera florès (Massacre à la tronçonneuse, La Dernière maison sur la gauche, etc.). Boorman est très clair : le lac de barrage va tout engloutir, cette Nature terrible va disparaître et on ne la regrettera pas. La civilisation va passer par-dessus et c'est un bien pour l'homme. Voilà une position qui ne manque pas de faire réfléchir et conduit plus loin que les habituelles idées rousseauistes qui dominent.

Delivrance Boorman

Remarquons que Boorman prendra le parti de la Nature dans La Forêt d'Emeraude, et fera détruire par le personnage principal le barrage qui menaçait la forêt et ses habitants. Mais ce film est bien mou et insignifiant par rapport à Délivrance.
Dans Pulp Fiction le viol de Marcellus est une citation directe à Delivrance et la réaction de Marcellus (la « torture moyenâgeuse ») en appelle à la sauvagerie pour combattre la sauvagerie. Réaction que développera Tarantino dans Django Unchained.


vendredi 16 octobre 2015

L'Appât (The Naked Spur de A. Mann, 1953)



L'Appât The Naked Spur Anthony Mann James Stewart Affiche Poster

Troisième film d’Anthony Mann avec James Stewart, L’Appât fait partie des tout meilleurs westerns, parmi les milliers qui ont été réalisés. Il est un exemple parfait de l’aboutissement du genre.
En effet, dans L'Appât, à rebours des principaux codes du genre, on aura bien du mal à distinguer le Bien du Mal, on aura bien du mal, même, à distinguer un héros. Bien loin de toute morale, les actions des personnages sont en effet déterminées uniquement par la cupidité. Dès lors l’idée même de héros est détruite. A. Mann est coutumier du fait : chez lui le personnage principal n’acquiert le statut de héros qu’au travers de ses actions dans le film.
Ici le spectateur commence par s’attacher au personnage de Kemp, campé par J. Stewart, par réflexe de présentation (il est celui qui ouvre le film) et parce que J. Stewart est la star que l’on sait. Mais très vite il apparaît que Ben, l’homme traqué (impeccable Robert Ryan) et ceux qui le pourchassent sont interchangeables. D’ailleurs Ben et Kemp se connaissent bien : ils sont les mêmes et ils le savent. Le spectateur est alors coincé, entre sa sympathie pour Stewart et son antipathie vis-à-vis du personnage qui n’est qu’un chasseur de primes cupide, au passé douteux.


J. Stewart en chasseur de primes
Le film est réduit autour de quelques personnages, le rythme est nerveux, la violence éclate brusquement (les Indiens sont abattus sauvagement), les tensions montent et se croisent entre les personnages. Kemp doute, il est meurtri, il vacille, mais rien n'y fait, il poursuit son idée de livrer coûte que coûte Ben.
Et finalement la rédemption arrive mais au dernier moment, quand le spectateur n’y croit plus, quand il sait que Kemp ira jusqu’au bout et qu’il livrera Ben pour une rançon. Mais la rédemption n’est que partielle : bien que finalement enterré, le corps de Ben pèsera toujours de tout son poids dans l’âme de Kemp.

L'Appât The Naked Spur Anthony Mann James Stewart

Le style de A. Mann est éblouissant : il fait se répondre l’individualisme cupide des personnages avec la Nature sauvage, escarpée et dangereuse. Ce western âpre et sec porte le genre vers une redéfinition de ses codes et vers un approfondissement des personnages jamais atteint encore.

jeudi 15 octobre 2015

Knock (G. Lefranc, 1951)




Très bon (et très célèbre) numéro de Louis Jouvet dans ce film qui ne brille que par la mise en scène du personnage (par ailleurs le film est assez quelconque). Reste Jouvet bien sûr, délectable. Quelques répliques sont mémorables (« Un bien portant est un malade qui s'ignore »).

mardi 13 octobre 2015

Blueberry (J. Kounen, 2004)




Western assez lent, dénué de sens, qui se veut une expérience pour le spectateur, mais tout cela n’a pas grand intérêt (le film est très prétentieux et très oubliable).
Et l'on s’interroge : vouloir faire un western chamanique, reptilien et psychédélique, pourquoi pas ? Mais, pour cela, quel besoin d'aller piocher dans l'univers de Blueberry ? Car la BD n'est, à aucun moment, de cet ordre. Elle suit d'abord les contours du western traditionnel, avec un démarrage on ne peut plus classique, joue ensuite avec des plans ou des cadrages à la Sergio Leone et s'échappe du côté du « sur-western » (quand Blueberry se névrose, veut se venger). Mais jamais il n'est fait allusion à des expériences chamaniques. C'est tout juste si, l'espace de deux ou trois cases sur l'ensemble de tous les épisodes, il est question de sorciers indiens. Jean Giraud, il est vrai, a expliqué que, quand il avait découvert l'Amérique (l'Ouest avec ses parcs nationaux emplis d'images inouïes), en même temps qu'une inspiration pour Blueberry, il avait lui-même, personnellement, été marqué par cet univers chamanique. Mais il ne l'a jamais fait entrer dans son œuvre (dans celle de Moebius c'est différent). Le fan, devant ce film, ressentira, en plus d’une grande déception, une trahison.

lundi 12 octobre 2015

Le film de boxe



Errol Flynn dans Gentleman Jim
La boxe est un sport remarquable pour le cinéphile en ce qu’il est le seul sport que s'est réellement approprié le cinéma.
Le cinéma, en effet, y a vu l'occasion ou bien de filmer les matchs eux-mêmes (on pense au burlesque irrésistible de Chaplin) ou bien d'y raccorder une allégorie sociale forte. Le boxeur, par ses victoires ou ses défaites, gagne une place dans la société, ou la perd ; prend une revanche sur la société, ou s'écroule ; montre sa valeur morale, ou sa corruption. Le thème du héros qui se hisse à la force des poings, depuis les bas-fonds de son quartier jusqu’au fait de la gloire, rejoint complètement l’imaginaire américain du self-made man et de la revanche sur la fatalité, fatalité qui peut être familiale ou sociale et qu’il subissait jusqu’alors.

Paul Newman dans Marqué par la haine
Plus encore que le nombre de films ou que leur permanence tout au long de l’histoire du cinéma, c’est la qualité des films – réalisés par de très grands réalisateurs – qui impressionne.

Si l'on devait dégager quelques films sur la boxe, au-dessus de tous les autres :
Les Lumières de la ville (C. Chaplin, 1931) (la légendaire séquence du match de boxe)
Gentleman Jim (R. Walsh, 1942)
Nous avons gagné ce soir (R. Wise, 1949)
Fat City (J. Huston, 1972)
Raging Bull (M. Scorsese, 1980)

Stacy Keach dans Fat City

samedi 10 octobre 2015

La Vie est belle (It's A Wonderful Life de F. Capra, 1946)



La Vie est belle Franck Capra

Le chef-d’œuvre absolu de Capra. Il réussit ici ce qu’il a tenté avec plus ou moins de succès dans beaucoup d’autres films, en particulier un élan optimiste parfois un peu béat, qui fait triompher ses héros dans des happy ends trop sucrés. Rien de tout cela ici, où le fantastique cède le pas au merveilleux avec une séquence finale éblouissante.
Capra réussit d’abord l’équilibre rare et difficile entre la comédie et le drame. L’écart entre la scène du bal et l’erreur réparée de justesse du pharmacien parvient à tenir au sein d’un même film. Pour relier le tout, Capra possède en Stewart un acteur exceptionnel qui s’offre son plus beau rôle – un rôle très difficile – où, comme toujours, il parvient avec un naturel confondant à trouver le juste ton pour ce héros plein d’espoir puis désespéré ,puis sauvé à la dernière seconde.
La narration est délicieuse : c’est un long flash-back sur l’ensemble du film (on ne revient au récit initial que dans la dernière partie) avec la vie de George Bailey racontée à un ange. La dernière partie du film trouve elle aussi le juste ton, entre l’affolement progressif de Bailey et l’étrangeté clownesque de l’ange Clarence.

Bien entendu, comme dans nombre de ses films, mais ici avec une volonté d’en faire le tour, Capra revisite les valeurs américaines. Si parfois il en fait trop (Vous ne l’emporterez pas avec vous est fatigant de lourdeur par moment), ici l’équilibre est parfait et le film est un résumé des principales valeurs américaines, mais revisitées par Capra qui en donne une version toute personnelle.
Le film aborde évidemment la foi en Dieu qui soutient l'Amérique, qui aide les Américains, et, ici, qui intervient même directement. Sont ensuite abordées toutes les parfaites valeurs américaines : l’idée de partir à l'aventure à la découverte de l’Amérique et du monde, la liberté, l’indépendance, l’individualisme du self made man et la mise en place d’une communauté (comme lorsque les colons sont arrivés au XVIIe  siècle). Toutes ces valeurs sont celles du jeune George.
Mais Capra propose, très habilement, sa propre version de ces valeurs américaines :
- George Bailey a un rapport intime à Dieu (par l'intermédiaire de son Ange) ; à la fin du film il apparaît même comme un saint : alors que tous prient pour lui, un ange intervient et tous lui offrent de l’argent (en échange des sacrifices qu’il a faits).
- il se sacrifie en renonçant à ses idéaux (parcourir le monde, faire des études, gagner beaucoup d’argent) au profit de la famille, de ses amis : il trouve son épanouissement au sein de la communauté ;
- il se bat, non pas pour un ailleurs idéal, mais pour sa ville (version humble et concrète de ses grandes idées) ;
- il reste indépendant et libre (face au grand propriétaire qui veut le racheter) ;
- il est l'homme le plus riche de la ville : riche de ses amis, des gens autour de lui, il n'est pas seul (Potter, lui, est solitaire).
Finalement, pour Capra, on est heureux non pas en cherchant à réaliser des rêves de grandeur mais humblement, dans une vie ordinaire, entouré de ses amis et de sa famille. Cette vision somme toute très traditionnelle est exprimée avec une foi éblouissante : il s’agit à chaque fois d’exprimer une version altruiste de valeurs individualistes.
L’humilité du cadre tranche avec l’ambition du film : quand, dans L’Homme de la rue, Capra s’adresse directement à l’Amérique entière, ici il se concentre sur une petite communauté (en tournant entièrement dans un gigantesque décor). Cela lui permet d’exprimer le fond de sa pensée : les actes de chacun ont des conséquences, de ricochet en ricochet, sur tous les autres. On rejoint des thèmes développés par Levinas, en particulier la responsabilité de chacun pour autrui.

L’intervention de l’ange interpelle à la fin du film : s’agit-il réellement d’un happy end ? La séquence finale, empreinte de la magie de Noël, incite à une lecture miraculeuse, hors du cours des événements : il s’agit bien plus d’un moment de grâce, comme le cinéma en offre parfois (Voyage en Italie, Ordet…), mais rarement avec cette succession soudaine d’une grande tristesse et d’une grande joie.

On préférera le titre original qui est comme une adresse au spectateur : It’s a wonderful life, c’est Capra qui nous dit « vous avez une vie merveilleuse !», quand bien même nos rêves d’exotisme, d’ailleurs, de grandeur, de réussite s’évanouissent, comme se sont évanouis ceux de Georges Bailey. Il suffit juste de parvenir à voir comment sont les choses.
On est ici dans une version élaborée du schéma classique américain des films de l’époque : le récit principal, dans lequel est enchâssé le long flash-back, a une durée d'action très courte, une demi(heure tout au plus. Et, à la fin de ce laps de temps ancré dans la nuit de Noël, il ne s’agit pas d’une évolution de la situation de départ, ni même d’une compréhension plus fine de celle-ci (comme dans L’Homme qui tua Liberty Valence où le film permet de comprendre la réalité du dénouement, derrière ses apparences), mais il s’agit d'une simple différence de perception. Deleuze parlait de la crise de l’image action à propos de L’Homme qui tua Liberty Valence,  ici les choses sont plus abouties encore : il n’y pas d’erreur sur la compréhension du déroulement d’une action comme dans le film de Ford, il y a simplement la volonté de voir autrement les choses. C’est l’optimisme empli de foi du film qui nous y incite.
Le clin d’œil final, avec la petite clochette qui tinte, est tout à la fois éblouissant et charmant.

La vie est belle Georges Bailey James Stewart Franck Capra

mardi 6 octobre 2015

Certains l'aiment chaud (Some Like It Hot de B. Wilder, 1959)



Éblouissante comédie, l'une des plus célèbres et l'une des plus réussies. B. Wilder parvient à trouver l'équilibre parfait entre l'action, le divertissement, les rebondissements et les hommages qu'il rend au Cinéma (depuis le film de gangster jusqu'au burlesque muet).
L'idée de déguiser Tony Curtis et Jack Lemmon est un coup de génie. J. Lemmon, en particulier, est le ressort comique du film : il explose complètement et son jeu est éblouissant. T. Curtis joue parfaitement le milliardaire coincé (en adoptant pour l'occasion la voix de Cary Grant) et Marilyn Monroe est la sublime pin-up qui sert d'axe de rotation au film. Les dialogues sont virtuoses, les répliques se répondent tout au long du film (le jeu sur le groupe sanguin, le légendaire « I'm a girl » auquel répondra le « I'm a boy ») pour venir se conclure sur le légendaire « nobody's perfect », point d'orgue parfait d'un film parfait.

Marilyn vient se lover contre Jack Lemon : "I'm a girl, I'm a girl, I'm a girl..."
B. Wilder, avec génie, lance une situation (la fuite de deux hommes recherchés par la mafia) et la regarde évoluer et exploser en tous sens. Si l'alchimie prend et semble facile il n'en est rien. B. Wilder a fait bien d'autres comédies, mais aucune n'arrive pas cette perfection géniale. Qu'il s'agisse par exemple de Sept ans de réflexion (avec Marilyn déjà), de Avanti ! (avec J. Lemmon, acteur qu'il utilisera souvent) ou encore de Sabrina, aucune de ses autres comédies ne parvient à cet équilibre, à cette pureté parfaite de la comédie. Il n'y a que La Garçonnière qui soit un film aussi brillant mais avec une note beaucoup plus dramatique.

Et il faut se souvenir de ce que furent les plus grandes comédies américaines (celle-ci et quelques autres) pour comprendre à quel point le genre s'est réduit aujourd’hui. Réduit non pas dans le sens que le genre est moribond – bien au contraire c'est l'un des genres les plus florissants – mais réduit dans sa richesse, dans son élégance, dans sa diversité : on pratique aujourd'hui volontiers le rire gras, lourd et facile, quand, ici, tout est facile, léger, pétillant.

Le trio magique  : Jack Lemmon, Tony Curtis et Marilyn Monroe

lundi 5 octobre 2015

Palombella rossa (N. Moretti, 1989)




Jeu de mémoire, Palombella Rossa explore les regrets et les doutes d’un homme et le temps passé qui a bien changé le monde. Moretti met en avant ses opinions (le communisme) et discute de ses doutes et de l’évolution du rapport de force entre fascisme, communisme et capitalisme. L’idée de la perte de mémoire est très bonne, puisqu'elle offre une métaphore au doute qui étreint Moretti et elle permet de créer un personnage en décalage, à qui il faut tout réexpliquer. De même la métaphore du water-polo (dont Moretti est grand pratiquant), sport où l'on prend des coups et dont les grands principes rejoignent les idées de Michele. On ne sait si Michele regrette le temps passé ou si, plus profondément, c’est la condition humaine, avec sa tragique déception, qu’il accuse.
Le parallèle avec la fin de Docteur Jivago (Michele connaît la fin mais, quand il revoit le film, il espère toujours un autre dénouement) montre une prise de conscience sur l’utopie communiste et les désespoirs qu’elle engendre inéluctablement. Ce qui n’empêche  pas Moretti, malgré la conscience de cette déception et ses doutes, de continuer à y croire, comme il le redira dans plusieurs autres films (par exemple Aprile où il se met en scène directement).

samedi 3 octobre 2015

L'Etrangleur de Boston (The Boston Strangler de R. Fleischer, 1968)



L'Etrangleur de Boston Tony Curtis Henry Fonda Poster

Film assez quelconque, surtout de la part de R. Fleischer, capable de bien mieux.
Sous couvert d’une histoire vraie, Fleischer suit sans grande conviction la traque du meurtrier (à coups de split-screen vieillots - quand bien même leur utilisation est très innovante à l'époque -, manière pour lui d’annoncer la schizophrénie du meurtrier) puis ses confrontations avec l’enquêteur pour tenter de saisir sa culpabilité. On est alors dans une histoire psychanalytique finalement assez peu passionnante, la culpabilité de DiSalvo ne faisant aucun doute.

Si l’ensemble, très typé années 70, n’est pas mauvais, on est très loin du chef-d’œuvre qui suivra, sur le même thème, quelques années plus tard.

jeudi 1 octobre 2015

La Fureur de vivre (Rebel Without A Cause de N. Ray, 1955)



La Fureur de vivre Nicholas Ray Poster Affiche

Un des films américains les plus connus, les plus aimés, dont les images circulent sans cesse. Le film sort un mois après la mort de James Dean qui devient immédiatement un mythe. L'impact du film est immense, la jeunesse américaine s'identifie complètement au personnage tourmenté interprété par James Dean.
Le succès est immédiat pour ce film dont la toile de fond est la société américaine des années 50. Alors que le niveau de vie s'y améliore (les voitures et l'électroménager se développent, les familles présentées dans le film vivent dans des pavillons de banlieues confortables...), le problème de la délinquance juvénile émerge : des bandes de jeunes font leur apparition, des actes de vandalisme et de violence se produisent. N. Ray a déjà beaucoup parlé de ce problème (dans Les Amants de la nuit ou Les Ruelles du malheur). Le film se veut une illustration de cette contestation des valeurs traditionnelles que connaîtront les années 60 (avec l'apparition de la contre-culture américaine).

Le film est présenté comme une tragédie, qui progresse vers un dénouement fatal (la mort sacrificielle de l’un des personnages) : selon la règle des trois unités, l'action se déroule en une journée, au même endroit ou presque (dans la même ville, avec des lieux récurrents - le planétarium, le manoir abandonné -) et l'action est centrée sur une seule intrigue. L'histoire est construite en triangle autour des personnages principaux. Ces trois personnages - Jim, Judy et Platon - sont présents dès la première séquence dans le commissariat, ils se croisent, restent isolés les uns des autres par des parois de verre, ne communiquent pas encore. Ils sont tous les trois dans une relation difficile avec leur père.

Jim trouve son père trop faible (« tu es une poule mouillée », lui dit son fils). Le père de Judy condamne sa fille qui s'épanouit et devient une femme (il l'estime provocante) et, tout à la fois, rejette la tendresse de sa fille à son égard (qu’il juge enfantine). Ce paradoxe maintient Judy dans une situation perturbante : est-elle une enfant ou une adulte ? Platon souffre lui de la démission et de l’absence de ses parents et tout particulièrement de son père. Il cherche une famille de remplacement et croit la trouver auprès de Jim et de Judy. Ce sont donc trois aspects des bouleversements de l’adolescence qui sont abordés.

L'histoire propose la résolution de ce problème posé aux trois adolescents : comment devenir adulte en 24h ? Avec, en filigrane, la question du rapport au père pour se construire. Pour cela, Jim doit traverser une série d'épreuves, de rites initiatiques (un combat au couteau, la course « chiken run »). Ce faisant, Jim résout les problèmes des trois adolescents : il affronte Buzz (qui est le chef et symbolise la force et la domination, tout ce que n’est pas son père) et n’est donc pas une poule mouillée comme lui, il séduit Judy et sait être tendre avec elle, comme un homme ; enfin, il fait office de père de substitution pour Platon. Jim se construit donc comme adulte en répondant au manque d’affection de ses deux amis.
Les épreuves qu'affronte Jim sont des scènes cultes du cinéma : le combat au couteau et surtout la course en autos (la « chiken run »). Le personnage de Jim est une des images les plus célèbres du cinéma américain.

On peut pourtant contester la finesse de l’analyse de N. Ray. Douglas Sirk, dans Tout ce que le ciel permet, suggère au contraire que ce n’est guère la jeunesse qui fera bouger la société. Et, en introduisant des références nettes à Thoreau, de dernier s'appuie avec beaucoup d’acuité sur les références philosophiques qui seront celles de la contre-culture.