Extraordinaire film
de Tod Browning, indissociable de la performance incroyable de Lon Chaney.
Cette performance est à la fois celle d’un athlète contorsionniste (il faut le
voir boire tranquillement un verre en le tenant avec ses pieds) et celle d’un
acteur exceptionnel : en un instant son visage passe de l’amour à la haine, de
l’espoir le plus fou au désespoir. Le jeu de son visage, très expressif, apparaît étonnamment moderne.
Browning, avant
même Freaks, se passionne déjà pour
le cirque et pour la difformité. C’est que l’univers du cirque permet de jouer
à la fois sur la frontière entre la réalité et l’apparence (avec la mise en
scène des numéros de cirque) et sur la différence – ici très ténue – entre la
normalité et la monstruosité. Et si on retrouve un trio amoureux classique (une
femme et deux prétendants), les choses sortent vite de l’ordinaire :
Malabar est un hercule, Alonzo n’a pas de bras et Nanon a une phobie des hommes
qui la touchent sans cesse. Et le numéro de lanceur de couteaux que fait Alonzo
avec Nanon prend des connotations sexuelles étonnantes dès les premières scènes
(le numéro consistant à la déshabiller grâce à sa virtuosité au couteau).
Mais cette
histoire qui peut sembler simple s'épaissit considérablement grâce au
personnage d’Alonzo. D’une part Alonzo n’est pas celui qu’il dit être (sa
difformité n’est pas celle que l’on croit) : dans ce monde de faux-semblant
qu’est le cirque, le voilà qui dupe son monde. D’autre part, et c’est là que le
personnage atteint des sommets tragiques, il allie sa duplicité criminelle avec
une sincérité amoureuse totale qui le conduira jusqu’au don de soi le plus
absolu. Ce paradoxe dans la personnalité d’Alonzo enrichit le romanesque du film et le conduit vers une fatalité tragique. L’erreur d’Alonzo, sans doute, est de vouloir résoudre ce paradoxe en faisant se rejoindre le mensonge et
la réalité. C’est en adoptant un corps monstrueux qu'il peut tourner le dos à son passé criminel. Le film, alors, entremêle la plus belle poésie et la plus
grande cruauté et la beauté la plus douce avec la plus grande monstruosité, que ce soit
celles de l’âme ou celles du corps.
Une fois encore
on voit qu’en ces dernières années du muet le cinéma atteint les sommets, imprègne le cerveau d’images,
excite l’imaginaire et la réflexion, avec peu de paroles, sans emphase, en
convoquant les émotions humaines ou en s’appuyant sur des expressions
universelles, comme ici le visage tordu de douleur de Lon Chaney.
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