mercredi 7 novembre 2018

L'Inconnu (The Unknown de T. Browning, 1927)




Extraordinaire film de Tod Browning, indissociable de la performance incroyable de Lon Chaney. Cette performance est à la fois celle d’un athlète contorsionniste (il faut le voir boire tranquillement un verre en le tenant avec ses pieds) et celle d’un acteur exceptionnel : en un instant son visage passe de l’amour à la haine, de l’espoir le plus fou au désespoir. Le jeu de son visage, très expressif, apparaît étonnamment moderne.
Browning, avant même Freaks, se passionne déjà pour le cirque et pour la difformité. C’est que l’univers du cirque permet de jouer à la fois sur la frontière entre la réalité et l’apparence (avec la mise en scène des numéros de cirque) et sur la différence – ici très ténue – entre la normalité et la monstruosité. Et si on retrouve un trio amoureux classique (une femme et deux prétendants), les choses sortent vite de l’ordinaire : Malabar est un hercule, Alonzo n’a pas de bras et Nanon a une phobie des hommes qui la touchent sans cesse. Et le numéro de lanceur de couteaux que fait Alonzo avec Nanon prend des connotations sexuelles étonnantes dès les premières scènes (le numéro consistant à la déshabiller grâce à sa virtuosité au couteau).
Mais cette histoire qui peut sembler simple s'épaissit considérablement grâce au personnage d’Alonzo. D’une part Alonzo n’est pas celui qu’il dit être (sa difformité n’est pas celle que l’on croit) : dans ce monde de faux-semblant qu’est le cirque, le voilà qui dupe son monde. D’autre part, et c’est là que le personnage atteint des sommets tragiques, il allie sa duplicité criminelle avec une sincérité amoureuse totale qui le conduira jusqu’au don de soi le plus absolu. Ce paradoxe dans la personnalité d’Alonzo enrichit le romanesque du film et le conduit vers une fatalité tragique. L’erreur d’Alonzo, sans doute, est de vouloir résoudre ce paradoxe en faisant se rejoindre le mensonge et la réalité.  C’est en adoptant un corps monstrueux qu'il peut tourner le dos à son passé criminel. Le film, alors, entremêle la plus belle poésie et la plus grande cruauté et la beauté la plus douce avec la plus grande monstruosité, que ce soit celles de l’âme ou celles du corps.



Une fois encore on voit qu’en ces dernières années du muet le cinéma atteint les sommets, imprègne le cerveau d’images, excite l’imaginaire et la réflexion, avec peu de paroles, sans emphase, en convoquant les émotions humaines ou en s’appuyant sur des expressions universelles, comme ici le visage tordu de douleur de Lon Chaney.

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