vendredi 31 mai 2019

Aux frontières de l'aube (Near Dark de K. Bigelow, 1987)




Western moderne vampirique de Kathryn Bigelow, assez peu convaincant, qui s’amuse à reprendre certains codes du western (le ranch, Caleb qui part à cheval, le duel dans la rue, etc.) et qui lui appose une coloration horrifique.
Les vampires du film n’ont pas les attributs habituels du personnage (pas de crocs, pas de jeux avec des crucifix ou des pieux) mais uniquement une propension à brûler et à s’enflammer au soleil. Mais cela suffit à Bigelow – c’est une des qualités du film –  pour montrer combien leur vie la nuit est complètement stoppée le jour. Leur éternité apparaît alors pour ce qu’elle est : une addition de jours qui ne mène à rien, leur vie faisant du surplace. Les vampires ne vieillissant pas (Homer adulte dans un corps d’enfant, Jesse qui a participé à la Guerre de Sécession), leur vie stationnaire se résume à cette soif de sang qui revient chaque nuit et leur éternité est un enfer. On note aussi que ce petit groupe de vampires, coincé dans leur état héliophobe qui constitue une fuite permanente, forme une petite famille, famille monstrueuse et perverse, parfois sadique (on pense à la médiocre séquence du bar).

Le film aura sans doute du mal à convaincre le spectateur qui n’est pas grand fan du genre, la faute, peut-être, à des personnages pénibles (le chien fou Severen en particulier, à la méchanceté retorse caricaturale), à des scènes d’action conventionnelles et dans le ton de l’époque et à une trame peu surprenante (puisqu’au bout du compte la gentille love story triomphe des vilains).

mardi 28 mai 2019

La Menace (A. Corneau, 1977)




Après le succès de Police Python 357, Alain Corneau récidive sans prendre de risque : il construit un film qui reprend plusieurs grandes lignes du film précédent. Et si La Menace a davantage vieilli que Police Python 357, il construit un bon déroulement intellectuel (malgré plusieurs incohérences).

Corneau se rapproche du film de référence du genre – L’Invraisemblable vérité de F. Lang – qui jouait déjà sur la construction de fausses preuves. Si l'oeuvre magistrale de Lang jouait sur de multiples rebondissements – jusqu’au fameux twist final – La Menace aurait peut-être gagné en tension dramatique avec une autre construction. En effet, Corneau s’en remet à la même recette que celle de son film précédent, en montrant au spectateur la réalité de ce qui s’est passé (le suicide de Dominique) et en laissant le personnage joué par Montand dans l'ignorance complète de ce qui a pu se passer. Le film aurait sans doute gagné en épaisseur si l’on n'avait pas eu connaissance du fin mot de l’histoire – en ne nous montrant pas le suicide – et en laissant le doute sur la culpabilité de Julie. Car Savin est forcément traversé par ce doute, quand bien même il met tout en œuvre pour disculper sa maîtresse.



Si Montand reste bon acteur, il est loin de son interprétation du flic de Police Python 357 et Carole Laure est particulièrement vide et froide (qu’elle résiste à un interrogatoire serré et n’avoue pas sa présence sur les lieux du crime semble assez peu crédible).

Mais l’idée finale – toujours dans la lignée du film de Lang – est bien trouvée (et on apprécie les silences de cette dernière partie, quasiment muette) puisqu’elle montre que le stratagème de Savin n’a que trop réussi : il a si bien travesti la réalité qu’il est réellement pris pour un meurtrier. Savin devient alors un personnage infiniment tragique s’il en est, puisqu’il endosse la culpabilité de sa maîtresse, maîtresse dont il ne peut être tout à fait sûr qu’elle est innocente.

vendredi 24 mai 2019

L'Oiseau au plumage de cristal (L'uccello dalle piume di cristallo de D. Argento, 1970)




Très bon premier film de Dario Argento qui montre déjà à la fois sa grande maîtrise et son style très personnel dans une intrigue qui relance la mode du giallo.
Les codes du genre (genre déjà exploré avec maestria par Mario Bava) sont bien présents (le tueur aux gants, les armes blanches, la touche d’érotisme, etc.) et Argento distille savamment une dose de suspense qui tient le spectateur en haleine.
La célèbre séquence de la première agression, avec Sam (très bon Tony Musante) coincé dans les vitrines,  résume à elle seule le style d’Argento. Jouant sur les sons, les lumières, l’incapacité d’agir – alors que la femme ensanglantée s’affale au sol et que l’agresseur s’est échappé –, la séquence marque le spectateur et elle marque aussi Sam qui cherche à se remémorer ce moment pour retrouver un détail qui lui a échappé. Argento conduit alors son film autour de cet élément manquant mais qui nous a été montré – à nous ainsi qu’à Sam – et qui nous échappe. On sait que c’est une signature d’Argento de jouer ainsi avec l’image (jeu qui culmine dans Profondo Rosso où l’assassin est montré à l’image très tôt dans le film, sans que le spectateur ne le remarque).



Argento prolongera ce premier film (au travers de deux autres films aux titres animaliers qui constituent une première trilogie), déploiera incroyablement son style (dans une seconde trilogie avec Profondo Rosso, Suspiria et Infernoet, ensuite, reviendra à ce style inventif mais moins délirant, avec un scénario très proche de celui de L’Oiseau au plumage de cristal dans Ténèbres.

mercredi 22 mai 2019

Casque d'or (J. Becker, 1952)




Grand film de Jacques Becker qui réalise une peinture sociale remarquable : à la description d’un milieu, il ajoute une série de portraits magnifiques qu’il brosse avec soin et humanité.
Becker le fait vivre sous nos yeux le Paris de la Belle époque, mélangeant les groupes sociaux, travaillant par petites touches, construisant des personnages de plus en plus complexes au fil du récit. On aime ces moments où Manda est chez le menuisier, à jouer du rabot ou encore lorsque Leca se taille les moustaches, tout en commentant le coup de la veille.
Le milieu interlope des apaches est très habilement montré, avec ses petits truands constitués en bandes, à la fois désinvoltes, fidèles (Raymond l’ami qui se sacrifie) mais aussi cruels (on tue un homme sans guère sourciller, car ainsi va la loi du milieu). Manda, simple, franc, sensible à la sincérité de ses sentiments, se prend de plein fouet la jalousie rustique de Roland et, ensuite, doit affronter la personnalité retorse de Leca.
L'amour magnifique de Manda et Marie transcende ce monde de petits malfrats et les élève loin au-dessus de cet univers sans pitié ni amour. Becker filme les amants avec douceur, finesse et un respect pour ses personnages qui contraste avec le machiavélisme avilissant qui les entoure et, fatalement, les contamine.


Simone Signoret signe l’un de ses rôles les plus célèbres (on sait que, dans sa carrière, l’aspect radieux de son visage, magnifiquement filmé, ici sera rapidement dépassé par sa dureté) mais, plus encore, ce sont Serge Reggiani (très humain dans ce rôle de bandit repenti qui tombe amoureux) et Claude Dauphin (parfait en chef de bande, tour à tour dandy, paternel, cynique et salaud) que l’on retient.


La séquence finale qui réunit, jusque dans la mort, les deux amants, est magnifique : construite, croit-on d’abord, pour montrer une prostituée qui fait une passe, elle élève au contraire le drame, en faisant communier Marie avec Manda guillotiné.

lundi 20 mai 2019

La Collectionneuse (E. Rohmer, 1967)





Troisième des films d’Éric Rohmer inscrits dans ses Six contes moraux, La Collectionneuse met en scène – comme souvent chez Rohmer – des personnages qui tournent en rond, discutent, s’interrogent, hésitent, se donnent des postures et n’aboutissent finalement à peu près à rien.
Adrien – centre du récit dans une position de dandy assez hautaine – et Daniel se targuent d’un état d'esprit de vacances proche de l’otium antique : leur oisiveté se veut une position morale difficile (ne rien faire est présenté comme une performance plus difficile que le travail…) et philosophique. Les belles ambitions d’Adrien, qui nous gratifie en voix off du commentaire de ses avis et ressentis, seront balayées par l’arrivée d’Haydée.
Haydée perturbe à la fois parce qu’elle est une incarnation d’une grâce qui saisit Adrien – grâce révélée d’emblée dans un des prologues –, et aussi par son action : elle « collectionne » les hommes, croit comprendre Daniel. Pourtant Haydée, derrière cette légèreté ingénue, cache une complexité qui ne se révèle pas au premier abord et que les deux compères ne saisissent pas.


Bien qu’ils s’en défendent, Adrien et Daniel entrent dans une lutte qui tourne autour d’Haydée : lutte déniée (ils s’affichent désintéressés et méprisants) mais qui les obnubile de plus en plus. Adrien, par sa belle morale, se croit au-dessus du vil attrait, mais sa petite rationalisation se fracasse contre le mur de la réalité : non seulement il veut qu’Haydée le désir (il lui prête mille intentions détournées du fait de ce prétendu désir) mais il veut être son préféré. Si Rohmer, en fait, filme un personnage qui se raconte une histoire, Adrien – qui se targue d’analyser finement ses relations à autrui – passe complètement au travers, par excès d’orgueil, par une incapacité à sentir les choses et en restant fixé sur son point de vue.

Fidèle à son style habituel, Rohmer offre beaucoup de place aux personnages, mais il laisse des espaces vides dans son film, des silences, des moments perdus. Il construit une ambiance d’été, dans cette Provence chaude et ensoleillée, avec la maison ouverte, les herbes folles, les chants d’oiseaux, l’eau sur la petite plage et, aussi, les corps longilignes, affalés ou lascifs. Il laisse ainsi une possibilité au réel de faire irruption dans son film – comme une vérité du monde qui s’invite tout à coup, en marge du récit lui-même. Cela semble fonctionner par instants fugaces (c’est là que La Collectionneuse est un Rohmer intéressant : la plupart du temps rien ne surgit de ses films), mais le lent fil des événements reprend le dessus et l’on retourne presqu’aussitôt vers ce trio oisif qui déambule.

vendredi 17 mai 2019

Nobody Knows (Dare mo shiranai de H. Kore-eda, 2004)





Très beau film de Hirokazu Kore-eda, sur un sujet difficile (l’histoire est centrée sur les quatre enfants abandonnés à eux-mêmes dans un appartement) et qui explore cet univers avec une caméra humble, élégante, pudique,  sans jamais tomber dans le sentimentalisme (le sujet pouvait le faire craindre), le jugement hâtif (le film n’accuse pas la mère-enfant qui délaisse les enfants) ou dans la morale facile (le film n’est pas un récit d’initiation qui emmène les enfants vers une maturité plus grande).
Kore-eda préfère filmer l’union des quatre enfants avec leur respect des consignes de la mère (ne pas se faire voir, ne pas faire de bruit, rester cachés) et cette façon qu’ils ont, chacun, de se construire un quotidien autour de ce pacte. La caméra s’attarde avec douceur sur une multitude de petits moments qui sont autant de petits riens du quotidien, qui revêtent une importance pour ces enfants laissés à eux-mêmes. La finesse du cinéma de Kore-eda montre aussi, en creux, l’indifférence imperméable et sèche de la société que traversent les enfants.


On admire cette retenue de Kore-eda sur ce fait divers à la fois étrange et tragique, filmé non pas comme un point d’appui pour un discours de morale ou une dénonciation de la société, mais en s’attachant à saisir les enfants, qui se débattent avec résilience face à leur destin singulier. Il y a du Ozu dans ce calme et dans ce regard porté sur le monde, qui permet aux personnages de se dévoiler, sans les juger mais en les captant avec finesse.

mercredi 15 mai 2019

Le Voyage de Chihiro (Sen to Chihiro no kamikakushi de H. Miyazaki, 2001)




Ce très beau film de Hayao Miyazaki est sans doute l’un de ses plus aboutis. Tout au long de ce conte fantastique, il parvient à immerger le spectateur dans un univers à la fois simple et complexe, étrange et familier.
On ne s’attardera guère sur les métaphores qui emplissent le film et qui critiquent – de façon un peu facile et convenue – la société contemporaine (présentée tour à tour comme esclavagiste, aliénante, gloutonne, etc.). Le jeu sur l’identité rattachée au nom est assez juste, avec cette façon qu’a la sorcière Yubâba de prendre possession d’une personne en changeant son nom. De même, le souvenir des noms permet à ces esclaves soumis de s’émanciper de leur maître.
Mais là n’est pas l’intérêt principal de Miyazaki. La grande réussite du Voyage de Chihiro est bien entendu dans la très grande poésie qui s’en dégage, poésie étroitement liée à l’étonnante imagination de l’univers créé par Miyazaki. Comme souvent, son style parvient à un mélange de douceur, de couleurs, d’impressions légères, qui dépassent la stylisation de son trait pour construire une poésie très belle. On est bien loin des films d’animation américains (à l’exception, sans doute, des premiers longs métrages de Walt Disney), le plus souvent incapables de poésie.


C’est sans doute cette sensation légère et douce se diffusant à travers le dessin et les jeux de couleurs, qui a touché un large public et confère au Voyage de Chihiro – comme à de nombreux films de Miyazaki – une universalité remarquable, alors que le film est inscrit dans un style très typique (celui des mangas) et dans une culture japonaise très précise.



lundi 13 mai 2019

Saint Michel avait un coq (San Michele aveva un gallo de P. et V. Taviani, 1973)




Très intéressant film des frères Taviani, à la fois dans le fond – au travers de l’histoire de cet anarchiste idéaliste qui se perd – et dans la forme, avec une tonalité désabusée étonnante.
Le pivot du film est bien sûr l’anarchiste Manieri (remarquable Giuolo Brogi), plein d’élan et d’emphase et qui se fait arrêter. La séquence en forme de chemin de croix qui l’emmène jusqu’au lieu de son exécution est remarquable. Fébrile il ne faiblit pas mais il est gracié au dernier moment et le voilà isolé, lui le meneur de troupe, le beau parleur galvaniseur des autres, dans un sombre cachot pendant dix ans.
Si le rythme ralentit alors, Manieri se bat, refuse de s’arrêter et survit vaille que vaille. Mais il passe à côté de l’Histoire, forcément, isolé qu’il est dans sa prison et ne sait rien du mouvement populaire, qui s’est déplacé du paysan à l’ouvrier. Ses conversations avec les nouveaux révolutionnaires, au sortir de sa prison, chacun dans sa barque, sont de parfaits exemples d’incompréhensions et de causes renouvelées qui brisent l’élan de Manieri et le laissent à ce point seul – plus encore que dans sa cellule – qu’il préfère disparaître
Le film est construit autour de plans assez longs, parfois tout en mouvements (dans la carriole qui emmène le prisonnier) parfois en multipliant les plans fixes (séquences dans le cachot) et il installe une distance triste avec Manieri, toujours montré en déphasage, comme un homme qui est jeté hors de son destin et qui passe au travers. Que ne fut-il exécuté en son temps !


Le personnage meurtri et le ton désabusé confinent même au pathétique dans les séquences finales où Manieri, qui a survécut et qui a nourri seul ses idéaux, se fracasse contre la réalité.
On retrouvera le même ton désabusé dans Allonsanfàn, film qui saisit l’humeur révolutionnaire sous un autre versant, puisque Fulvio (Marcello Mastroianni), à l’opposé de Manieri, veut fuir son engagement, et il est sans cesse rattrapé par l’Histoire.


samedi 11 mai 2019

Le Pont de la rivière Kwaï (The Bridge on the River Kwai de D. Lean, 1957)





Très célèbre film de guerre, Le Pont de la rivière Kwaï consacre David Lean et lui donne cette réputation de faiseurs de films à grands spectacles, longs, ambitieux et au succès planétaire (réputation qu’il confirmera avec l’extraordinaire Lawrence d’Arabie, puis avec le décevant DocteurJivago et perdra ensuite avec La Fille de Ryan). Cette seconde partie de carrière contraste nettement avec l’intimité anglaise de ses débuts (on pense notamment à Brève rencontre).
Lean est très à l'aise avec l'industrie hollywoodienne qui lui offre tout ce dont elle est capable : il utilise parfaitement le technicolor et le cinémascope, agence de grands mouvements d'appareils et dirige ses acteurs au cordeau, entre la star William Holden, Sessue Hayakawa qui parle anglais comme il peut et Alec Guinness, qui obtient là un rôle légendaire.


Le film, pourtant, est inégal : après une très bonne première partie – l’affrontement de Saïto et Nicholson, tous les deux engoncés dans des principes qui les rendent inflexibles –, le rythme faiblit et il ne repartira réellement que dans la célèbre séquence finale. C’est que, à partir du moment où Nicholson a vaincu Saïto et que Shears s’est échappé du camp, le spectateur tourne un peu en rond. Nicholson reprend les choses en main tandis Saïto se liquéfie et disparaît du champ. On comprend très vite à quelles contradictions vont mener les belles intentions – emplies d’honneur et de principes – du colonel. Et les séquences où Shears s’évade et doit être convaincu de s’embarquer dans l’opération commando sont trop en rupture avec la tension et le ton général de la première partie du film.

Si le rôle consacrera Alec Guinness (que l’on trouve pourtant plus convaincant dans les comédies de ses débuts (1)), on préférera sans doute le charisme de William Holden, qui manque au camp après son évasion, et dont le cynisme désabusé fait mouche.
La fin en revanche est une très belle séquence d’action avec le pont miné, le niveau de l’eau qui a baissé au matin, le combat final et l’image fameuse d’Alec Guinness qui s’affaisse sur le détonateur.


Le film, cependant, s’apparente à un simple film d’action, dans le sens où Lean n’a guère de propos sur la guerre. La folie et la cruauté des hommes, les principes comme raisons vitales, l’honneur d’un soldat au milieu de la honte d’une reddition, cela est assez convenu et ne semble intéresser Lean qu’à demi. On est loin, aussi, d’un regard sur un univers. Ici le camp de prisonnier ou la jungle auraient pu être traités à la fois comme toile de fond et comme centre du récit (comme Lean le fera avec le désert dans Lawrence d’Arabie).



________________________________

(1) : On s'amuse de voir Alec Guinness être devenu si célèbre d'abord pour son interprétation du colonel Nicholson et ensuite pour son rôle d'Obi-Wan Kenobi dans Star Wars, alors que c’est dans les comédies anglaises qu'il a pu donner la pleine mesure de son talent. On pense à Noblesse oblige ou Tueurs de dames où ses compositions sont autrement plus abouties et complexes.

jeudi 9 mai 2019

Le thème de la Frontière dans le cinéma américain



John Wayne dans La Piste des géants de R. Walsh

Le cinéma américain s’est toujours fait l’écho des idéologies dominantes, des pensées politiques et des événements traumatisants qui ont traversé l’histoire  du pays (1).
Et le genre majeur qu’est le western (qui constitue « le cinéma américain par excellence » disait A. Bazin) s’inscrit dans l’idéologie de la Frontière, idéologie très en vogue à la fin du XIXème siècle alors que la conquête de l’Ouest s’achève et que, dans le même temps, le cinéma apparaît.


Le mythe de la Frontière :
Ce mythe est formulé par Theodore Roosevelt qui oppose la sauvagerie et la civilisation. Il met en avant un racisme impérial, qui s’oppose à l’Indien. Pour lui, il y a une régénération de la société par la violence.
Ce mythe est complété par les idées de Frederick Jackson Turner qui idéalise l’Ouest (qu’il oppose à l’Europe, d’où  sont issus les colons et qui est rejetée) et insiste sur les qualités nécessaires pour « prendre la route » et partir à la conquête de l’Ouest.
La Frontière devient ainsi le lieu de la Nature sauvage, de la wilderness, qui est à la fois emplie de mille dangers (selon Roosevelt), avec ses déserts, ses serpents à sonnettes et ses Indiens ; et un lieu sacralisé (selon Turner) dans lequel le Blanc peut se régénérer.
Dès lors la confrontation à la Frontière est à l’origine de la civilisation américaine.

Cette idéologie colonisatrice, de conquête et de civilisation d’une Terre sauvage sera au cœur de mille et un westerns classiques, du Cheval de fer à Stagecoach en passant par La Piste des géants ou Le Grand passage.
C’est ce qui fait du western LE genre de l’impérialisme américain, au moins jusque dans les années cinquante et la fin de l’âge d’or du cinéma américain. Cette idée recoupe bien sûr celle d'une prise en charge par le western du récit de la nation (thématique abordée dans un article précédent).


La Nouvelle Frontière :
L’idéologie de la Frontière revient sur le devant de la scène idéologique et politique lorsqu’elle est convoquée, au début des années 60, par JFK notamment, pour de nouvelles explorations : l’exploration spatiale mais surtout la guerre au Vietnam. Le continent américain étant maintenant civilisé, ce sont de nouvelles Frontières (l’espace infini et inconnu, la forêt emplie d’ennemis du Vietnam) qui sont les wilderness modernes.
De nombreux films travaillent ce motif : Bérets verts de J. Wayne ou Star Trek de R. Wise.


Le révisionnisme du mythe de la Frontière :
Mais la catastrophe du Vietnam décrédibilise le mythe de la Frontière et entraîne une critique très forte à partir de la fin des années 60. Les perceptions changent du tout au tout : la figure de l’Indien est réhabilitée, son génocide est évoqué. Et il y a une reconnaissance de la primauté de l’Indien sur le colon Blanc qui est décrit comme un impérialiste violent. On se détourne alors de la civilisation dont le progrès est source de violence pour se tourner vers la Nature (2).
La violence – et par-là même le mythe de la Frontière – est décrite non plus comme régénératrice mais comme dangereuse pour la civilisation : il y a une dégénération par la violence qui transforme l’homme civilisé en assassin. Dès lors il faut abandonner les conquêtes qui ne sont que violences.

Le cinéma illustrera abondamment ces changements de perspectives, notamment à partir des années 70 : Little Big Man, Le Soldat bleu, Easy Rider, La Planète des singes, Le Merdier… jusqu’à Django Unchained.
Dans Le Voyage au bout de l’enfer, la violence de la Frontière détruit Mickael et ses amis. Ils ne reviennent pas régénérés de la Frontière mais détruits.


Le Soldat bleu de R. Nelson

Une autre idée apparaît également, en marge de ce révisionnisme. C’est celle qu’il y a, au cœur du territoire américain clos, la survivance de Frontières sauvages, comme si tout le territoire n’était pas entièrement civilisé. Ces Frontières sont marquées par la présence de Blancs sauvages qui sont en fait les héritiers, délaissés et perdus dans la Frontière, des colons primordiaux. Ce sont des Blancs du Sud, des rednecks débiles ou consanguins. Des films comme
Delivrance les mettent en scène, avec, à sa suite, de nombreux films d’horreurs (Massacre à la tronçonneuse par exemple), apocalyptiques ou de zombies.


Le Contre-mythe de la Frontière :
On constate une restauration du mythe de la Frontière à partir de la fin des années 70. Il s’agit d’un courant idéologique qui réhabilite l’Amérique. Il est centré sur le Vietnam et cherche à effacer la tragédie :
- il justifie l’intervention (il faut bien aider les Vietnamiens opprimés par les communistes) ;
- il justifie la violence américaine par la sauvagerie de l’Indien/Viêt-Cong.
Ce courant idéologique cherche à dépasser une importante contradiction : une fin humaniste (se battre pour la liberté ou pour des opprimés) justifie des moyens impériaux (et donc violents : l’utilisation du napalm par exemple).
De nombreux films expriment ce courant de pensée, mais avec plusieurs différences par rapport au mythe de départ, lorsqu’il était exprimé dans les westerns :
- le film n’est plus raciste ou expansionniste. Il met en scène des héros proches des Indigènes, qui combattent pour défendre des valeurs universelles contre l’impérialisme de leurs ennemis ;
- le progrès technique y est vu comme une menace ;
- le héros résiste à l’empire et se place du côté des faibles ;
- la Nature n’est plus un espace à conquérir mais un écosystème à préserver.

C’est ainsi que, dans Rambo II, des villageois vietnamiens subissent le joug du Viêt-Cong barbare ce qui justifie l’intervention américaine. Rambo lui-même est indianisé : par son look (bandeau), ses armes (arc), il connaît la forêt et l’utilise pour détruire l’ennemi.
Si Platoon dénonce la violence des troupes américaines, l’ennemi est clairement désigné comme un Indien sauvage et barbare et le héros Chris est nettement régénéré par la violence.
Dans Star Wars la Rébellion se bat pour la liberté contre l’Empire. Le héros Luke est issu de la Frontière.
Dans Avatar : les Na’vis luttent contre l’impérialisme militaro-mercantile pour préserver leur planète. Le spectateur est du côté des Indigènes et le film critique violemment la conquête militaire, le progrès technique et la civilisation qui lui est associée.


Avatar de J. Cameron


La Guerre contre la Terreur :
Ce contre-mythe de la Frontière sera convoqué à nouveau après le choc du 11 septembre 2001. Il s’agit d’une reprise de l’idéologie de la Frontière (par G. W. Bush notamment) tout en s’appuyant sur le choc des civilisations : on retrouve la distinction raciale déjà présente chez Roosevelt (l’occident vs les Indigènes) mais l’Indigène est, en plus, affublé de visées impérialistes. L’ensemble dessine une Amérique menacée de toutes parts par des barbares.
On retrouve cette idéologie exprimée dans American sniper, Zero Dark Thirty.
La série des Avengers ou les récents Superman (Man of Steel) présentent de nombreuses destructions sur le sol américain. Ces destructions dues à un ennemi terriblement barbare justifient la violence (exercées par les superpouvoirs des superhéros) ou même la torture (par exemple dans Zero Dark Thirty).



Le cinéma américain, en partant du western mais en faisant évoluer sans cesse le genre puis en débordant vers d'autres genres, se fait ainsi constamment l’écho de l’Amérique, de ses traumatismes et de ses inclinations politiques ou idéologiques. Cette façon pour un cinéma d’absorber et de ressortir les événements qui constituent son histoire est d’ailleurs infiniment plus marquante aux Etats-Unis qu’en France où, nous semble-t-il, des auteurs ou des courants cinématographiques (on pense à La Nouvelle vague, très germanopratine) passent au travers d’une époque et peinent à la filmer.
Notons enfin qu'à ces différentes versions cinématographiques du mythe, correspondent trois grands types de personnages : le héros, le méchant et la victime (que va devoir sauver le héros des griffes du méchant).



________________________________

(1) : On trouvera dans la thèse de H. Mayer « Guerre sauvage et empire de la liberté : Prolongements du mythe de la Frontière dans le cinéma américain post-western » (2016), des développements très riches et passionnants de ce qui est résumé ici.
(2) : Il faut cependant noter que ce révisionnisme, en prenant le contre-pied du mythe, raisonne de la même manière : décrire l’exact opposé d’une proposition, c’est continuer de se référer à cette proposition.


lundi 6 mai 2019

Ready Player One (S. Spielberg, 2018)




Sans être un mauvais film, Ready Player One est bien loin des meilleurs Spielberg. Le réalisateur se fait plaisir et construit un univers tout entier dévoué au plaisir de l’évocation de l’enfance, multipliant les citations (De Retour vers le futur à King Kong en passant par Jurassic Park et, bien entendu, Shinning, au travers duquel une clef de l’énigme se révèle).
Mais le film peine à tenir en haleine, notamment par ce va et vient trop simple entre réel et virtuel. Spielberg délaisse toutes les imbrications – en soi passionnantes – entre le joueur et son personnage et délaisse la relation entre les enjeux du réel et leurs déclinaisons dans le virtuel ou entre les sensations du réel et leurs décalques dans le virtuel, etc. On est loin d’eXistenZ.
C'est ainsi que Ready Player One laisse de côté (ou ne fait qu’effleurer) un thème qui apparaît pourtant, en creux, au cœur du sujet : celui de la réalité de la vie d’un joueur. S’intéresser non pas aux performances du personnage dans le jeu, mais à sa vie hors du jeu, dans ces bidonvilles entassés, constitue un autre angle mort que n’aborde pas Spielberg (ou qu’il ne fait qu’évoquer rapidement, mais de manière trop fugace).

Spielberg renoue donc malheureusement avec des films de seconds rangs, bien faits mais trop riches en bonnes intentions sucrées. On est loin de la sécheresse virtuose des débuts ou de l’humeur sombre des années 2000.

samedi 4 mai 2019

Police Python 357 (A. Corneau, 1976)




Après un premier film étrange et qui fait feu de tout bois (l’étonnant France société anonyme), Alain Corneau entre dans le rang et réalise un film beaucoup plus conventionnel et posé, qui mélange histoire d’amour et polar. Le jeu du triangle amoureux est parfaitement construit avec l’inspecteur qui tombe amoureux de la maîtresse de son commissaire. Mais l’un et l’autre l’ignorent et le commissaire, comprenant qu’il est en train de perdre sa maîtresse, la tue et tous les indices amènent à l’inspecteur. C’est d’ailleurs à partir du meurtre de la jeune femme que le film prend son envol : la première demi-heure est trop académique et plan-plan, mais, après ce démarrage en demi-teinte, le film est très prenant.
Corneau construit une atmosphère assez sombre et triste (désespérée, même, pour le personnage principal), il utilise parfaitement ses excellents interprètes (Yves Montand et François Perrier) et fait parfaitement monter la tension à mesure que le piège se resserre autour de l’inspecteur. Le voir éviter les témoins qui le reconnaissent est un excellent ressort scénaristique, qui évoque Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon de de E. Pétri, mais en utilisant ce jeu du chat et de la souris d’une tout autre manière. Ici l’inspecteur, dans une scène choc, ira jusqu’à se défigurer pour n’être pas reconnaissable.



Corneau prend avec ce polar noir la succession de Melville, non pas tant dans la forme (s’il est rigoureux et efficace, Corneau n’a pas l’extraordinaire épure stylistique de Melville) que dans les personnages, qui sont, comme chez son illustre aîné, des professionnels taiseux et solitaires, en marge de la société. Montand joue d’ailleurs ici un flic qui aurait pu être celui du Cercle rouge, quelques temps avant de quitter la police. On retrouve ainsi cette image fascinante des personnages brisés, aux regards absents, qui ont déjà tout perdu. Et Corneau emmène ses personnages dans un Orléans vide et froid – qui évoque là aussi la géométrie melvillienne – sur des tons d’abord gris puis de plus en plus sombres (notamment lors de la séquence de l’auto-mutilation).
La toute fin, qui prend des allures d’inspecteur Harry sur le retour alors que l’intrigue est dénouée, déçoit un peu, d’autant plus qu’elle ne semblait pas nécessaire.

jeudi 2 mai 2019

Gare centrale (Bab el hadid de Y. Chahine, 1958)




Récit poignant de Youssef Chahine, qui construit son film autour d’une gare, lieu de vie trépidant, lieu de misère et de folie, lieu de combat social, lieu d’émancipation et de malheur.
Le film a de forts accents de néoréalisme italien : la vie saisie sur le vif est miséreuse dans ces petites baraques nichées dans la gare et il faut se battre chaque jour pour gagner quelques sous pour manger. Et, dans cet entremêlas de vagabonds et de petites gens, Kenaoui, boiteux à demi-fou, rêve de Hanouma. Kenaoui a ce mélange de sensibilité presque enfantine et de monstruosité que l’on retrouve souvent dans la littérature ou au cinéma (du Quasimodo de Hugo au Lennie de Steinbeck dans Des Souris et des hommes). Il est interprété avec une justesse extraordinaire par Chahine lui-même, et il est à la fois spectateur d’un monde qui le fascine et acteur pitoyable et tragique de ce monde : cette double posture du personnage évoque celle du réalisateur qui capte les pulsions du monde tout en le mettant en scène.


Le film prend une tournure politique, à la fois au travers de la lutte des petits vendeurs et porteurs pour se regrouper en syndicat, comme l’éveil d’une conscience politique ; mais aussi – et cet aspect est plus marqué encore – en mettant en avant les femmes : ce sont des femmes libres, émancipées, qui se battent pour avoir un ascendant sur les hommes.

Gare centrale
fascine aussi par sa puissance visuelle : Chahine scrute les visages avec une multitude de gros plans (à commencer par des gros plans sur son propre visage), il joue de noirs et blancs brusques, de décors qui composent un fouillis. Et il travaille le son sans cesse, mixant les voix avec les mille et un bruits de la gare.


La séquence finale est éblouissante avec Chahine qui installe une mise en scène quasi-théâtrale – s’éloignant stylistiquement du reste du film – avec Kenaoui, violemment éclairé, perdu au milieu des rails, dans sa folie, qui menace de poignarder Hanouma. Et, dans cette scène dans la scène, Madbouli, venant apaiser Kenaoui, est comme un réalisateur qui donne ses consignes aux acteurs. Et Kenaoui, perdu dans ses fantasmes et ses pulsions, laisse échapper son couteau – symbole phallique par excellence – et parvient à être maîtrisé.