samedi 2 juillet 2016

Voyage au bout de l'enfer (The Deer Hunter de M. Cimino, 1978)




Extraordinaire film, très ample, d’une puissance visuelle étonnante, dont les images marquent et interpellent longtemps.
S’il s’agit d’un des premiers films américains à traiter de la guerre du Vietnam et de ses impacts sur la société américaine, Cimino marque nettement la différence entre un film de guerre et un film sur la guerre : sur les trois heures de films, seule une trentaine de minutes se passent au front (1). Et Cimino se permet une ellipse brusque en faisant se succéder à la longue séquence du mariage la guerre du Vietnam et en sautant d'un plan à l'autre deux ans en avant.
Ce sont les différences entre l’avant et l’après qui marquent ainsi le drame réel de la guerre : plus encore que les tragédies des combats, c’est la société elle-même – quand bien même elle est loin de la bataille – qui est ravagée par la guerre. De sorte que les raisons de la guerre, la culpabilité américaine, les atrocités partagées, tout cela n'intéresse pas Cimino. Le vrai sujet du film est beaucoup plus la société américaine qui, cisaillée par la guerre, confrontée à un choc terrible, perd une innocence qui lui restait te doit se reconstruire.
Dès lors qu’il ne s'attarde pas longtemps sur les combats eux-mêmes, Cimino se devait de filmer une scène « choc » : de là cette fameuse séquence de la roulette russe, terrible et éprouvante, historiquement fictive mais cinématographiquement géniale. Au-delà de l'image choc, il y a là un raccourcis saisissant pour montrer ce qu'est la guerre : revenir sain et sauf, blessé ou bien mourir, tout cela tient du hasard, comme de jouer à la roulette russe. Cette séquence sera très critiquée : comme le film est l'un des premiers à avoir été tourné en Asie du Sud-Est après la fin de la guerre, d'aucuns s'attendaient à ce qu'il représente, même de façon approximative, ce qui s'était passé au Vietnam. Ce n'est pas du tout ce que fait Cimino qui présente les Vietcongs comme des tortionnaires surexcités (dressant en quelques séquences une vision incroyable de cette Nouvelle Frontière que constitue le Vietnam).

La fameuse séquence de la roulette russe
Le film brosse le portrait d’une Amérique aux racines multiples (ce que Cimino évoquera à plusieurs reprises, notamment dans La Porte du paradis), ouvrière, croyante, peu consciente de la réalité d'une guerre lointaine et peu capable de raccrocher cette réalité avec la sienne. Cimino excelle à filmer les moments d’intimité entre amis (la chasse) ou les temps de communions (scène du bal, scène finale). Il parvient ainsi à donner une dimension allégorique à de nombreuses séquences qu’il filme longuement (l’aciérie, la chasse, le mariage orthodoxe) et le film devient alors fascinant et envoûtant.
Puis, brusquement, violemment, survient la guerre et les trois amis sont frappés de plein fouet dans l’horreur du Vietnam, dont aucun ne reviendra intact, ou bien détruit dans sa chair (Steven y perd ses jambes), ou dans sa tête (Nick, qui reste dans l'enfer de Saigon à jouer à la roulette russe).

Nick (Christopher Walken)
continue de jouer à la roulette russe...

Quant à Michael (Robert De Niro) il est hanté par ses souvenirs, ceux de ses amis, ceux du temps « d’avant », quand tous se retrouvaient au bar ou allaient chasser dans les montagnes. Et Mike sent combien sa tentative de retrouver l’Amérique « d’avant » est vaine. De la bande d'amis, Mike était le plus en retrait, le moins naïf sur la dureté du monde. Il sera d'ailleurs le seul à chercher à survivre – c’est par lui que tous s’évaderont – et le seul à rentrer au pays, son uniforme sur le dos (2). Ce qui lui tient lieu de blessure – à lui comme à l’Amérique –, c’est comme une prise de conscience supplémentaire du monde et de sa violence.
Et lorsque Mike retourne à Saïgon chercher Nick, Cimino reprend la grande thématique de La Prisonnière du désert : Nick, quand bien même il est encore vivant, est définitivement transformé par la guerre. Il ne pouvait donc être sauvé et sorti de l'enfer où il était désormais.


On remarquera le brio du film à sa façon d'utiliser un motif qui le traverse, celui du « one shot », évoqué par Michaël. Érigé d'abord en principe de chasse (il refuse plusieurs balles) qui est aussi un principe de vie (dans des séquences ou Michaël, perdu au-dessus des nuages, est un demi-Dieu mythologique), ce motif va devenir le symbole terrible de la roulette russe ou, tout au contraire, Michaël réclamera plusieurs balles. Le principe de vie est ici complètement perverti. Le one shot c’est la mort, distribuée au hasard. Et, en fin de film, au moment de retrouver Nick, c'est le motif du one shot qui le perd : Michaël, en l'évoquant, pense le ramener à la raison, mais l'expression est comprise par Nick comme un dernier tour, fatal, de roulette russe.
La toute fin du film laisse un espoir, lorsque que les amis, se retrouvant après les obsèques de Nick, entonnent le God Bless America : la communauté va pouvoir se reconstruire.
On remarquera enfin que ce film exceptionnel a eu un très grand succès critique et public, ce qui n’est pas si courant.



N.B. : On peut bien sûr lire, au travers de ce billet, un hommage à M. Cimino qui est décédé ce jour.



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(1) : Le titre français est ainsi un peu trompeur, il peut laisser croire que l'on va suivre les protagonistes jusqu’au fin fond du Vietnam (un peu comme dans Les Maraudeurs attaquent par exemple), alors que le titre original centre davantage le film sur Michael et ce qu’il éprouve.
(2) : Le thème du retour au pays pour les soldats, central dans beaucoup d’autres films (par exemple Les Plus belles années de notre vie ou Retour à la vie, et, sur la guerre du Vietnam, Rambo ou, beaucoup plus tard, American Sniper) est secondaire ici. C’est beaucoup plus la société elle-même qui intéresse Cimino, plutôt que tel ou tel individu.

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