Monumental documentaire de Claude
Lanzmann, d’une durée hors norme (plus de 9 h), qui parvient à faire entrer le
spectateur dans une expérience de pensée qui s’approche au plus près – en tous
les cas par le biais du média de l’image – de ce que fut la Shoah. Dépassant la
tentation du silence face à l’indicible (1) et de la difficulté de la représentation
à l’image de l’horreur absolue que furent les camps, Lanzmann construit son
film à partir du refus catégorique de toute fiction, qui est pour lui, en ce
qui concerne l’abomination que fut la Shoah, un « mensonge
fondamental » (2). Le film, alors, est à la fois une exploration de la
mémoire des protagonistes et une exploration des lieux du génocide, au temps
présent du tournage (on ne verra pas une image d’archives).
Le récit mélange les témoignages des victimes juives (survivants de Sonderkommando ou rescapés du ghetto de Varsovie), des acteurs (anciens SS) ou de simples témoins polonais qui vivaient à proximité des camps. Lanzmann leur donne la parole, selon non pas une démarche d’intervieweur mais plutôt d’accoucheur (au sens socratique du terme) pour faire venir la parole. On sait d’ailleurs que le plus difficile, dans le long travail d’enquêteur de Lanzmann qui a précédé le tournage lui-même, n’a pas été tant la recherche de témoins que celle de les convaincre de parler.
Le cœur du film n'est pas dans l'interview de Lanzmann qui questionne les différents témoins, mais bien dans le dialogue qui s’opère entre les différents témoignages qui constituent peu à peu, devant le spectateur, les différentes facettes de la terrible machine à tuer. Les détails terribles d’un témoin se retrouvent chez un autre, mais lu ou vécu autrement, augmenté d’une précision supplémentaire ou d’un éclairage différent. C’est ainsi que l’on ressent le film progressivement, comme un chant funèbre à plusieurs voix, entrelacées (une « cantate funèbre à plusieurs voix » selon l’expression de S. de Beauvoir).
A cette écoute, primordiale, des témoins, se joint une approche par l’image : d'abord une image des témoins eux-mêmes, longtemps fixés par la caméra (en très gros plans parfois), en de longs plans fixes qui laissent le temps au silence, le temps aux mots de venir, malgré la difficulté et la douleur de devoir plonger dans la mémoire. Lanzmann ensuite, mais ensuite seulement, parcourt les lieux mêmes évoqués par les victimes ou les bourreaux, il reconstitue, avec les personnes vivant à proximité, les trajets aux abords des camps, le cheminement de tel camion, de tel train, il marche sur les rails, scrute ce qui reste. Là aussi la caméra est lente, volontiers ample, captant le paradoxal calme qui règne le plus souvent sur les lieux. Et l’on ressent ce contraste entre la violence de ce que racontent ces hommes qui souffrent toujours et la sérénité des paysages.
Il faut néanmoins préciser que, si le film affirme son refus de la fiction, la construction du film lui-même, avec un montage qui a duré plusieurs années, est dirigée par Lanzmann. Il a donc eu tout loisir de procéder à des rapprochements entre les images, entre les paroles, de les mettre en résonance (on est dans la perspective d’un montage de correspondances). Lanzmann reconnaît la part de construction qui est la sienne et parle volontiers de « fiction de réel » pour montrer que le film, s’il n’est pas une fiction, est un récit malgré tout.
La force du film repose donc sur ce multiple entrecroisement (entre plusieurs récits d’abord puis entre ces différents récits qui racontent le passé et l’image qui est celle du présent) qui laisse au spectateur la reconstitution de la Shoah elle-même : c’est le spectateur qui ressent les choses, les comprend et les intègre. Il n’y a nul discours moralisateur du réalisateur, nulle image d’archives pour lui montrer une vérité, nulle figuration précise pour lui dire ce dont il faut qu’il se souvienne exactement. C’est à lui de réaliser le travail, par sa compréhension progressive de l’horreur de la Shoah.
(1) : Comme le rappelle E.
Wiesel : « L’oubli serait le triomphe définitif de l’ennemi. C’est
que l’ennemi tue deux fois, la seconde fois en essayant d’effacer les traces de
son crime ».
(2) : Pour Lanzmann, « l’holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flamme, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible : prétendre pourtant le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave ». On sait que plusieurs réalisateurs n’ont pas suivi cette ligne de force et ont choisi d’aborder le génocide juif au travers de fictions (on pense à La Liste de Schindler de S. Spielberg ou à La Vie est belle de R. Benigni).
Le récit mélange les témoignages des victimes juives (survivants de Sonderkommando ou rescapés du ghetto de Varsovie), des acteurs (anciens SS) ou de simples témoins polonais qui vivaient à proximité des camps. Lanzmann leur donne la parole, selon non pas une démarche d’intervieweur mais plutôt d’accoucheur (au sens socratique du terme) pour faire venir la parole. On sait d’ailleurs que le plus difficile, dans le long travail d’enquêteur de Lanzmann qui a précédé le tournage lui-même, n’a pas été tant la recherche de témoins que celle de les convaincre de parler.
Le cœur du film n'est pas dans l'interview de Lanzmann qui questionne les différents témoins, mais bien dans le dialogue qui s’opère entre les différents témoignages qui constituent peu à peu, devant le spectateur, les différentes facettes de la terrible machine à tuer. Les détails terribles d’un témoin se retrouvent chez un autre, mais lu ou vécu autrement, augmenté d’une précision supplémentaire ou d’un éclairage différent. C’est ainsi que l’on ressent le film progressivement, comme un chant funèbre à plusieurs voix, entrelacées (une « cantate funèbre à plusieurs voix » selon l’expression de S. de Beauvoir).
A cette écoute, primordiale, des témoins, se joint une approche par l’image : d'abord une image des témoins eux-mêmes, longtemps fixés par la caméra (en très gros plans parfois), en de longs plans fixes qui laissent le temps au silence, le temps aux mots de venir, malgré la difficulté et la douleur de devoir plonger dans la mémoire. Lanzmann ensuite, mais ensuite seulement, parcourt les lieux mêmes évoqués par les victimes ou les bourreaux, il reconstitue, avec les personnes vivant à proximité, les trajets aux abords des camps, le cheminement de tel camion, de tel train, il marche sur les rails, scrute ce qui reste. Là aussi la caméra est lente, volontiers ample, captant le paradoxal calme qui règne le plus souvent sur les lieux. Et l’on ressent ce contraste entre la violence de ce que racontent ces hommes qui souffrent toujours et la sérénité des paysages.
Il faut néanmoins préciser que, si le film affirme son refus de la fiction, la construction du film lui-même, avec un montage qui a duré plusieurs années, est dirigée par Lanzmann. Il a donc eu tout loisir de procéder à des rapprochements entre les images, entre les paroles, de les mettre en résonance (on est dans la perspective d’un montage de correspondances). Lanzmann reconnaît la part de construction qui est la sienne et parle volontiers de « fiction de réel » pour montrer que le film, s’il n’est pas une fiction, est un récit malgré tout.
La force du film repose donc sur ce multiple entrecroisement (entre plusieurs récits d’abord puis entre ces différents récits qui racontent le passé et l’image qui est celle du présent) qui laisse au spectateur la reconstitution de la Shoah elle-même : c’est le spectateur qui ressent les choses, les comprend et les intègre. Il n’y a nul discours moralisateur du réalisateur, nulle image d’archives pour lui montrer une vérité, nulle figuration précise pour lui dire ce dont il faut qu’il se souvienne exactement. C’est à lui de réaliser le travail, par sa compréhension progressive de l’horreur de la Shoah.
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(2) : Pour Lanzmann, « l’holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flamme, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible : prétendre pourtant le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave ». On sait que plusieurs réalisateurs n’ont pas suivi cette ligne de force et ont choisi d’aborder le génocide juif au travers de fictions (on pense à La Liste de Schindler de S. Spielberg ou à La Vie est belle de R. Benigni).
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