mardi 28 novembre 2017

De la citation et du dialogue dans les films



Le célèbre plan final de La Prisonnière du désert de Ford

Les réalisateurs de films sont toujours des passionnés de cinéma (et beaucoup, en outre, ont fait des études de cinéma). Dès lors, ils ont tous été et sont encore influencés par des films qu’ils ont pu voir, qui les ont marqués ou passionnés. On comprend donc qu’il n’y a pas de films « purs », c’est-à-dire que tous les films portent en eux une influence venant d’autres films. Cette influence est plus ou moins nette et plus ou moins marquée volontairement par le réalisateur.
Bien entendu un film ne laissera pas forcément transparaître toutes les influences ou toutes les préférences d’un réalisateur. On sait que Tobe Hooper, très cinéphile, adore Chantons sous la pluie, mais on serait bien en peine d’en trouver la trace dans Massacre à la tronçonneuse !

Le cas des remakes est particulier en ce sens que, plus qu’une influence, il s’agit d’une reprise, parfois presque plan par plan (par exemple Psycho de Van Sant). Le plus souvent le film s’éloigne de l’original et propose une transposition qui prend plus ou moins de liberté avec l’original (on pense à Obsession de De Palma, qui est une reprise de Vertigo ou Hardcore de Schrader qui revisite, en le transposant aux années 70, La Prisonnière du désert). Parfois le film ne garde de l’original qu’un thème central, comme le fait Santa Sangre de Jodorowsky à partir, là aussi, de Psychose.

Mais, mis à part le cas des remakes, les liens entre films peuvent se manifester de différentes façons. On peut donc voir dans un film :

- des citations directes d’un autre film : dans Gremlins de Joe Dante, les personnages regardent La Vie est belle à la télé ; dans L’Armée des 12 singes, le héros va voir Vertigo au cinéma ; dans Prima della rivoluzione, de Bertolucci, Fabrizio conseille à Agostino d'aller voir La Rivière Rouge, dans Yoyo de Etaix, on peut voir des affiches de La Strada, etc.


La Vie est belle, vu à la télé dans Gremlins

- la reprise d’une scène, d’une réplique, d’une position de caméra, d’un thème bien précis, d’un décor, d’un lieu, d’un vêtement, etc. : le pantalon jaune rayé de noir que porte Uma Thurman dans Kill Bill est le même que celui de Bruce Lee porté dans Opération dragon ; le R2D2 de Star Wars vient tout droit de Silent Running ; la fumerie d’opium dans laquelle se réfugie Noodles dans Il était une fois en Amérique évoque celle où finit Miss Miller dans John McCabe ; la séquence qui lance Tout sur ma mère est une reprise de celle d'Opening Night, etc.

L’influence peut parfois être évidemment plus profonde que ces quelques éléments qui viennent agrémenter un film.

- Il peut s’agir d’une reprise du style d’un réalisateur : la stylisation parfois extrême de Tarantino doit beaucoup à celle de Sergio Leone ; la mise en scène tarte à la crème des scènes d’action contemporaines (éclaboussure de sang, ralentis) doit tout à Sam Peckinpah.


La Horde sauvage de Peckinpah
- L’influence de certains films est incontournable, selon le genre ou les scènes tournées. La thématique de La Prisonnière du désert (disparition/quête/retour du personnage recherché qui n’est plus le même) a une influence considérable sur le cinéma américain. Il est aujourd’hui difficile pour un western de mettre en scène des personnages qui attendent le train sans penser immédiatement au Train sifflera trois fois ou à Il était une fois dans l’Ouest ; difficile aussi pour un tueur de mettre son chapeau et d’enfiler ses gants sans évoquer Le Samouraï de Melville, etc. Il en est de même pour les acteurs : par exemple James Cagney est très présent dans le jeu de Joe Pesci dans Casino ou Les Affranchis, etc.

- Certains films ou certains courants du cinéma ont eu une influence considérable qu’il est de fait difficile d’éviter. Sans remonter jusqu’à Griffith qui a commencé à installer les règles de narration et de montage, on peut citer l’influence du cinéma expressionniste allemand sur le cinéma américain (à tel point qu’il y a eu beaucoup plus de films américains expressionnistes que de films allemands) ou encore celle de la Nouvelle vague sur le Nouvel Hollywood (Alain Resnais par exemple).


Un plan expressionniste dans La Nuit du chasseur de Laughton
Mais le lien le plus riche a lieu lorsqu’un film dialogue avec un autre. C’est-à-dire qu’il en reprend le questionnement et qu’il l’enrichit de ses propres réponses.

- Quand Montgomery Clift, coincé sur sa barque au milieu du lac dans Une place au soleil hésite à frapper et noyer sa femme, on pense évidemment à L’Aurore de Murnau. Mais, bien plus que la simple reprise de la scène, c’est la même hésitation terrible qui l’assaille, la même énormité de ce qu’il va commettre qui déferle sur lui. C’est, dès lors, la même impossibilité pour lui de commettre l’acte.


Aurore de Murnau

La même séquence, reprise dans Une place au soleil

- Dans Voyage au bout de l’enfer, Cimino reprend des thèmes chers à John Ford : il réfléchit à la communauté, à ce qui la soude, à ce qui la brise. Le film reprend des motifs de Qu’elle était verte ma vallée et s’il cite le film clairement (l’aciérie du début doit beaucoup à la vallée industrielle de Ford ; il reprend un jeu précis lors d’une scène de fête) ce sont les thèmes du film eux-mêmes qui sont re-traités par Cimino.

- Dans American sniper, Eastwood reprend un autre thème fordien : celui du traitement du héros, qui est dans la réalité toujours loin de ce qu’en rapporte la légende. Il reprend donc les développements de Ford de L’Homme qui tua Liberty Valence et donne son avis sur ce thème.

C’est évidemment dans ce dernier cas que le cinéma est fascinant : quand il est le jeu d’un dialogue d’un film à l’autre où des positions sont exprimées. Bien entendu, au-delà des opinions, c’est leur expression qui est fascinante : comment Ford exprime le mensonge qui se cache derrière la légende, quelles images choisit Eastwood en fin de film.

La Prisonnière du désert citée par Eastwood
dans American sniper

dimanche 26 novembre 2017

La La Land (D. Chazelle, 2016)




On a bien du mal à partager l’enthousiasme délirant qui a accueilli le film, qui s’apparente à une honnête comédie musicale, mais sans grande originalité ni surprise.
Le film lorgne un peu du côté de Chantons sous la pluie en jouant sur une mise en abîme du cinéma et en reprenant une situation similaire pour jouer la rencontre des deux (futurs) amoureux. L'histoire nous plonge (un peu) dans l’univers du jazz. Mais les numéros de danse sont très basiques (on est, pour le coup, bien loin des classiques du genre) et la mise en scène est d’une parfaite platitude.
Bien entendu le film cite bon nombre de comédies musicales, depuis les incontournables de Minelli jusqu’à ceux de Jacques Demy, mais c’est un lieu commun du genre de reprendre des images célèbres pour agrémenter le film.
Vivre ses rêves impose des sacrifices, finit par nous dire le film. Certes. Sans doute. Bien. Les grands fans du genre resteront sans doute un peu sur leur faim. Quant aux autres, ils risquent de trouver le temps un peu long…


vendredi 24 novembre 2017

Phase IV (S. Bass, 1974)




L'unique film de Saul Bass est une réussite. Le scénario reprend un des points de départ du film Des monstres attaquent la ville mais avec plus de finesse : si fourmis mutantes il y a, elles ne sont pas devenues gigantesques, mais elles sont devenues plus intelligentes. Faisant honneur à ses génériques légendaires, Saul Bass innove génialement en filmant en très gros plans les fourmis, qui prennent une dimension monstrueuse à l’écran. Nul besoin de monstres caoutchouteux, il suffit de jouer avec les échelles de taille. Et si leur nombre et leur altruisme font leur force, c’est leur petitesse qui les rend inarrêtables, puisqu’elles s’immiscent inexorablement partout et deviennent individuellement impossibles à attraper par l’homme (très bonne séquence de Hubbs qui fouille vainement parmi les composants électroniques pour débusquer l’intrus).
Les scientifiques, forts de leur technologie, croyaient progressivement prendre l’aval sur les fourmis, mais, en les sous-estimant, ils deviennent peu à peu non pas leur proie, comme on le suppose d’abord, mais leur objet d’expérience. Subtil retournement où l’expérimentateur devient le cobaye.



Quelques images terribles parsèment le film, même si Bass utilise le plus souvent la litote pour évoquer l’horreur. Il relie aussi son film aux grands classiques du film d’horreur, avec Them! ou La Mouche noire de Kurt Neumann, qui est évoquée par le bras de plus en plus enflé de Hubbs ou encore L’Homme qui rétrécit de Jack Arnold, avec ces séquences qui jouent sur des différences d’échelle qui jaillissent à l’image.



mercredi 22 novembre 2017

Santa Sangre (A. Jodorowsky, 1989)




Film inclassable, volontiers grotesque, baroque, d’une liberté et d’une inventivité totale, Santa Sangre ne propose pas une image, pas un plan qui soit conventionnel ou qui ne soit outrancier ou étrange.
Certaines séquences sont remarquables, par exemple l’enterrement de l’éléphant, lentement conduit dans son énorme cercueil, et, plus globalement, toute la première partie sur l’enfance de Fenix, développée avec une puissance visuelle happante.



Jodorowsky, toujours très mystique, emplit son film d’ésotérisme et, dans ses délires, dialogue, à sa façon, avec le cinéma. On pense à Buñuel, inévitablement, notamment par une morbidité de fond qui transparaît sans cesse. Le scénario, quant à lui, est directement issu de Psychose. Le film, alors, apparaît comme l’enfant monstrueux de Psychose et de Buñuel.



Mais, dans sa morbidité, Jodorowsky, à grands coups de poésie et de cirque, dans une ambiance fellinienne, sauve ses personnages. Fellini est d’ailleurs très présent par le matériau autobiographique et ce ton de clown triste qui envahit le film (La Strada n’est pas loin).
Ce film un peu fourre-tout évoque aussi, pêle-mêle, L’Homme invisible, Les Mains qui tuent de Siodmak, Freaks, évidemment (on retrouve le goût de Jodorowsky pour les monstres et les difformes) ou encore La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz de  Buñuel (avec le mannequin désarticulé en fin de film).
Et la musique, souvent diégétique, entraîne le film dans une sarabande continuelle…



lundi 20 novembre 2017

Violence et passion (Gruppo di famiglia in un interno de L. Visconti, 1974)



Il s’agit de l’avant-dernier film de Visconti, réalisé alors qu’il peine à se déplacer. Le scénario, conçu en connaissance de cause, privilégie donc le huis clos, organisé dans le vaste appartement du professeur avec uniquement quelques séquences dans l’appartement du dessus.
Le personnage du professeur (Burt Lancaster parfait, comme toujours) est typiquement viscontien : il appartient totalement au passé, son époque est révolue. Son adoration de l’art classique et son rejet de l’art contemporain en sont une expression. Il a bien conscience de ce temps et ne souhaite d’ailleurs qu’être laissé tranquille. L’irruption de la famille Brumonti est le symbole de l’irruption de la vie dans un appartement où plus rien ne bougeait. La marquise, ses enfants, son amant, sont d’abord des locataires épouvantables avant que, petit à petit, le lien ne se tisse et que le professeur, à son corps défendant, ne se sociabilise à nouveau.



Mais cette génération, qui suit celle du professeur, est montrée comme déjà décadente, presque dégénérée, que ce soit au niveau des goûts, des mœurs, des habitudes de vie. Le film, donc, sans avoir bien sûr l’ampleur du Guépard, reprend les mêmes ressorts, entre vieille génération respectable, qui sait que son temps a passé, et nouvelle génération, presque déjà condamnée.



On notera que la lecture du film peut être celle d’un rêve. Le générique se déroule sur fond d’un électrocardiogramme, et on le retrouve en fin de film : c’est celui du professeur, désormais alité. Peut-être tout le film n’est-il qu’une image mentale du professeur moribond, qui pense à ce que serait, une dernière fois, le fourmillement de la vie autour de lui.

samedi 18 novembre 2017

Le Secret de Veronika Voss (Die Sehnsucht der Veronika Voss de R. W. Fassbinder, 1982)




Le film tourne autour de l’actrice Veronika, ancienne star maintenant fantomatique. Veronika qui est prise dans les filets du docteur Katz (qui évoque Mabuse). Et ce docteur Katz représente le Mal qui ronge l’Allemagne, qui pervertit les âmes, qui empoisonne jusqu’à avoir raison de chacun. Le nazisme – sa tentation, son joug sous lequel les Allemands ont été pris – est latent dans ce film et hante Veronika.
On pense à Boulevard du crépuscule, avec cette star déchue qui envahit l’écran, un Boulevard du crépuscule dégagé des oripeaux d’Hollywood et envahi des spectres de Fassbinder (déjà décédé lorsque le film sort en France) qui dépeint, avec une grande puissance visuelle, les dessous d’une Allemagne sombre, aux illusions perdues et au passé tragique.



jeudi 16 novembre 2017

Le fantôme de Cat Dancing (The Man Who Loved Cat Dancing de R. C. Sarafian, 1973)




Intéressant western de Richard Sarafian, qui emmène ses personnages depuis le désert jusqu’à la neige (reprenant une esthétique déjà vue dans Le Convoi sauvage). On reconnaît le goût de Sarafian pour les images insolites (celle qui ouvre le film) ou les paysages nus, désolés ou couverts de neige.



Le scénario surprend puisque, sous des dehors de western conventionnel (une bande de hors-la-loi, suite au braquage d’un train, est prise en chasse par un sheriff local épaulé d’un groupe de miliciens), le film s’enrichit d’un thème original pour le genre. En effet, sur leur route, les fuyards prennent avec eux Catherine Crocker, une femme en errance (Sarah Miles) et une idylle naît bientôt avec Jay Grobart, le chef de la bande (très bon Burt Reynolds), prototype du héros brisé au passé chargé. Or Jay est brisé par un amour perdu – l’indienne Cat Dancing – et la relation avec Catherine ne peut se faire qu’autour de ce pivot absent qu’est Cat Dancing. Le film reprend alors les thèmes à la fois de Rebecca – le poids de la femme absente – et de Vertigo, puisque Catherine, au fur et à mesure du périple, perdra ses atours de femme du monde et deviendra de plus en plus indienne.
Il est dommage que le rythme du film tombe par moments, parce que cette dimension originale enrichit considérablement les personnages.


mardi 14 novembre 2017

De l'influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites (The Effect of Gamma Rays on Man-in-the-Moon Marigolds de P. Newman, 1972)




Très beau film de Paul Newman, superstar de l’industrie hollywoodienne et qui réalise pourtant des films humbles et touchants, dans la plus pure lignée du Nouvel Hollywood. Il dresse ici le portrait d’une femme excentrique, constamment borderline et qui rejoint d’autres portraits de femme de la même période (vus par exemple dans Une femme sous influence de John Cassavetes ou Wanda de Barbara Loden). On retrouvera dans Mommy de Xavier Dolan un avatar récent de ce portrait. Newman offre à sa femme Joanne Woodward un rôle difficile (qu’elle tient bien même si elle surjoue un peu) puisqu’il conduit à rendre son personnage presque antipathique.
Mais on comprend tout le désarroi de cette femme, toujours à la limite de perdre pied et de sombrer, qui se bat à sa façon, et pour laquelle le vent enflammé des années 60 n’a pas soufflé, qui a brûlé ses belles années dans les bras de pauvres types et qui se retrouve maintenant coincée dans une vie misérable, dans sa maison qui a tout du taudis, avec ses deux filles, sans capacité à avancer. On notera la belle séquence sur la colline, qu’elle ne gravira qu’à moitié, reflet d’une vie arrêtée et inachevée.



Certes le spectateur a peu d’empathie pour Beatrice, mais c’est aussi parce que le film se centre progressivement sur Mathilda. En effet, des deux filles de Beatrice, si Ruth est un portrait en devenir de sa mère, Mathilda, en revanche, semble bien différente. La métaphore avec les fameuses marguerites du titre, prend alors corps : dans l’expérience que fait Mathilde pour son cours de sciences, parmi ses marguerites irradiées par des rayons gamma, elle observe que certaines ont des tiges tordues et restent des avortons, quand d’autres deviennent merveilleuses et belles. Les rayons gamma correspondent à l’influence de cette mère excentrique sur ses deux filles. Ruth, la fille ainée, est déjà un portrait craché de sa mère (elle met sa perruque, l’imite en cours). On sent déjà, avec ses flirts, son style, ses colères, qu’elle est le versant raté de l’expérience, qu’elle reproduira la petite vie minable de sa mère. Mathilda, au contraire, est épargnée : elle a cultivé une différence, elle aspire à une autre vie. Elle s’intéresse aux étoiles, au soleil : on comprend qu’elle s’échappera.




samedi 11 novembre 2017

La Proie nue (The Naked Pray de C. Wilde, 1965)




Excellent film de Cornel Wilde qui part d’un scénario très simple pour en tirer une course-poursuite haletante. Le film évoque évidemment Les Chasses du comte Zaroff (le chasseur devient une proie dans une terrible chasse à l'homme) déplacé des marécages jusque dans la savane africaine.
Wilde s’appuie sur une séquence choc de torture (on n’est plus très loin de Cannibal Holocaust ou d’autres films d'horreur), lorsque la tribu africaine fait payer à l’expédition européenne son refus de payer un droit de passage symbolique. Le châtiment du personnage campé par Cornel Wilde lui-même n’est guère enviable : il est lâché nu dans la savane avec une bande de guerriers à ses trousses.


La suite du film se fera quasiment sans paroles, avec un Cornel Wilde qui parvient à faire exister son personnage, malgré un rôle qui semble pourtant réduit à une simple dimension physique. Mais le jeu de l’acteur, le croisement des séquences entre le poursuivi, les poursuivants et la nature sauvage, matrice de tous les dangers (et qui n’épargne pas non plus les chasseurs africains), parvient à tenir en haleine. Les scènes de torture restent en mémoire et donnent sans cesse de l’énergie à l’homme pour fuir encore et toujours.
On voit rarement de telles séquences sans paroles qui soient aussi haletantes. On pense à la dernière séquence de L’Homme qui rétrécit de Jack Arnold mais elle n’a pas la même tension.


Mel Gibson fait un remake faiblard et quelconque de la Proie Nue dans Apocalypto, et John McTiernan, sans doute, s’en souviendra dans la dernière séquence, elle aussi quasi muette, de Predator qui reprend cette inversion chasseur/chassé.

jeudi 9 novembre 2017

Le Plongeon (The Swimmer de F. Perry, 1968)




Extraordinaire film de Frank Perry, très surprenant, qui s’appuie sur une idée à la fois iconoclaste et curieuse (un homme choisit de rentrer chez lui en passant successivement par les différentes piscines de ses voisins). Et ce qui semblait une idée un peu originale mais qui ne va pas bien loin entraîne, au contraire, Ned Merrill dans une plongée dans son passé ou peut-être est-ce dans son avenir. C’est qu’on ne sait pas, en fait, si Ned descend ou remonte le temps, s’il croit encore à un temps passé aujourd’hui révolu ou si l’on a une image de ce que sera, plus tard, sa vie.


Le film prend à bras le corps l’image de l’Amérique aisée et qui réussit, qui savoure des cocktails autour de la piscine, Amérique peinte par David Hockney.

A bigger Splash de D. Hockney, 1967
Ned Merrill, débarquant d’on ne sait où en maillot de bain (maillot de bain que ne quittera pas Burt Lancaster de tout le film), semble appartenir à cette classe facile sans pour autant la cautionner totalement. Et, au fur et à mesure de sa progression, il prendra de plus en plus de coups, images de son refus de croire à la réalité, de son passé peut-être, ou de ce qui est encore et ne sera bientôt plus. Autant de désillusions qui assaillent Ned tandis qu’il reste arc-bouté sur ses croyances, continuant de croire en sa femme qui l’attend, là-bas, avec ses filles qui jouent au tennis. Et l’on comprend peu à peu que Ned, sans doute, a appartenu à ce monde de parvenus qu’il semble fuir, et qui transparaît au travers de son ancienne maîtresse, de ses anciennes fêtes, et des petits commerçants qu’il dédaignait et qu’il croise lors de sa visite humiliante à la piscine municipale. Les piscines (dans lesquelles, sauf à la fin, il est seul à nager) sont alors pour lui un moyen d’échapper à la réalité : tant qu’il est dans l’eau il est conforté dans son monde d’illusions, celui où croire suffit à faire exister (comme il l’explique au jeune garçon qu’il croise). Mais, finalement, la réalité le rattrape : l'autoroute qu'il lui faut traverser (et qui évoque une séquence similaire de Seuls sont les indomptés de David Miller) puis la séquence de la piscine municipale – où il ne peut même plus nager tant il y a de monde – achèvent de nous convaincre que Ned n’est pas celui qu’il semblait être, il n’est qu’une coquille vide. La séquence finale sous l’orage, à la fois achève le parcours et reste ouverte à mille interprétations.



De par les thèmes (le matérialisme des voisins, l’importance qu’ils donnent à des sujets superficiels) et de par le jeu autour des piscines elles-mêmes, le film renvoie au Lauréat de Mike Nichols, généralement considéré comme le point de départ du Nouvel Hollywood. Le Plongeon, s’il est sorti un an plus tard, a pourtant été tourné avant et fait sans doute, mieux encore que le film de Nichols, le pont entre l’ancien et le nouveau cinéma américain. C’est que Perry, plutôt que de se tourner vers un jeune acteur (comme le fait Nichols avec Dustin Hoffman), s’appuie sur une star immense de ce cinéma qui disparaît. Burt Lancaster est alors en tout point l’acteur idéal : très grande star aux muscles saillants et au sourire éclatant, il représente cette réussite hollywoodienne qui fait rêver et sa plastique parfaite en fait un parangon de la réussite de cette Amérique des années 60. Mais, progressivement, son corps musclé (Perry va jusqu’à la métaphore de l'étalon) se recroqueville, se fait douloureux et devient fébrile. Ce grand corps rutilant qui peu à peu  boite et s'avachit illustre parfaitement le pont entre l’âge d’or du cinéma hollywoodien qui entre en crise, au cours des années 60, et l’enfant terrible qui va naître, le Nouvel Hollywood. Cette période charnière est parfaitement sentie ici par Frank Perry, qui montre à la fois l’Amérique superficielle derrière l’apparat des piscines et le cinéma critique et sans concession qui arrive.



Au-delà de la critique d’une Amérique, le film a aussi une perspective métaphysique incontestable. En effet, après un générique qui évoque la Nature vierge et pure, le surgissement de Ned dans le cadre, au début du film, sans que l’on puisse identifier d’où il vient ni depuis combien de temps il est parti, fait appel à un état de Nature auquel répondra, après un parcours de plus en plus éprouvant, ce recroquevillement contre la porte d’entrée de la maison abandonnée, comme une perte de cette virginité initiale en une prise de conscience violente des illusions disparues.

Et le film, privilège rare des plus grands chefs d'oeuvre, en plus d’inciter à de nombreuses interprétations, distille une poésie, due au personnage de Ned lui-même, à l’image et à la musique. Ce film méconnu (mais qui était le rôle préféré de Lancaster lui-même, qui a pourtant joué dans tant de chefs d’œuvre) est un moment cinématographique fascinant.


mardi 7 novembre 2017

La Chambre du fils (La stanza del figlio de N. Moretti, 2001)




Avec une très grande sobriété et un ton très juste, Moretti filme le drame absolu au  cinéma que constitue la mort d’un enfant, (fut-il adolescent, car pour la famille la douleur est identique), rejoignant ainsi ses compatriotes Comencini ou Rossellini.
Moretti joue avec la confusion entre lui et son personnage (rejoignant en cela Woody Allen par exemple), confusion accentuée aussi parce qu’il campe un psychanalyste. Si la famille idéale présentée tout d’abord explose avec la mort du fils, le jour même du drame les quatre membres de la famille sont séparés et c’est paradoxalement le fils qui semble le plus en sécurité (on le voit filer sur l’eau bleue, sous le soleil). Mais Moretti choisit de sacrifier ce fils.
L’ellipse est faite sur le drame lui-même, qui vient cisailler le film en deux. Giovanni, alors, s’enferme dans le passé, dans la culpabilité, s’arrête sur ce jour où il choisit d’aller vers son patient plutôt que d’accompagner son fils. Moretti explore comment cette fixation dans le passé rend impossible le deuil, comment la parole et les pensées ressassées ne peuvent suffire et combien, finalement, c’est par l’action que le couple et la famille pourront se recomposer. Moretti donne ainsi des pistes sur la reconstruction d’une famille après la mort.


dimanche 5 novembre 2017

Le Maître de la prairie (The Sea of Grass d'E. Kazan, 1947)




Petit film d’Elia Kazan, non pas par sa durée ou son ambition (une saga familiale s’étendant sur 25 ans), mais par son traitement : le rythme est lent, volontiers ennuyeux, de nombreuses ellipses viennent scander l’histoire mais sont bancales, éludant des moments importants, laissant en plan des situations, n’épargnant pas le spectateur en scène lentes et inutiles. Le couple star est très fade (ce qui est très surprenant venant de Spencer Tracy) et rien ne permet de sentir la patte d’Elia Kazan, dont plusieurs films ultérieurs auront pourtant des thèmes qui se rapprocheront des sensibilités évoquées ici (Le Fleuve sauvage ou La Fièvre dans le sang).
La morale de l’histoire, enfin, reste bien confuse : Brewton, dont on condamne la dureté, n’a-t-il pas raison de refuser de voir ses plaines transformées en cultures puisque, quelques années plus tard, la surexploitation de la terre a détruit la prairie ? De cela il ne sera nulle question, le scénario (ou des coupes franches ultérieures lors du montage) ne revenant pas sur l’évolution de la prairie ou son devenir, alors qu’elle est le centre de tout (et notamment des rapports dans le couple) pendant une bonne moitié du film.



vendredi 3 novembre 2017

Le Cercle rouge (J.- P. Melville, 1970)




Très grand film policier, Le Cercle rouge constitue sans doute le chef d’œuvre de Melville qui maitrise désormais parfaitement un genre qu’il a mis à sa main, avec son style épuré et sec. Si l’interprétation est exceptionnelle, on retiendra Bourvil, à contre-emploi, parfait en commissaire.
Le cercle rouge désigne cette fatalité qui conduit les truands à se retrouver tous au même endroit pour périr sous les coups de Mattéi.
Les hommes sont mutiques, les bâtiments froids, les campagnes vides. Le monde se désincarne, les liens entre les hommes se distendent. On est loin de Bob le flambeur et de son milieu plein de gouaille et de parties de cartes enfumées. On retrouve ici le style atteint dans Le Samouraï, celui de l’épure froide, avec des personnages qui semblent des corps vides errant dans des espaces désertés.


Et, comme pour affirmer davantage encore son style, Melville amincit la ligne de séparation entre policiers et truands (la voiture qui grille un feu en début de film pourrait bien être celle de criminels ; Jansen est un ancien flic devenu criminel), jusqu’à mettre tout le monde dans le même sac : « Il n’y a pas d’innocents. Les hommes sont coupables. Ils viennent au monde innocent mais ça ne dure pas » explique l’inspecteur général au commissaire. Melville épouse alors le ressenti terriblement pessimiste de Fritz Lang, son style venant exprimer une vision sombre et désespérée.


mercredi 1 novembre 2017

Silent Running (D. Trumbull, 1972)




Intéressant film d’anticipation de Douglas Trumbull (jusqu'alors spécialiste des effets spéciaux, notamment auprès de Kubrick dans la réalisation de 2001), assez représentatif du genre aux  Etats-Unis dans les années 70. Ces films mettent en scène des visions du monde contemporaines, en particulier des périls écologiques divers et variés que l’homme pourrait avoir à affronter (ravage nucléaire, surpopulation, etc.). Ici, suite à une destruction nucléaire, la végétation est détruite et celle-ci ne survit que dans de gigantesques dômes artificiels dans des vaisseaux spatiaux qui permettront peut-être, un jour, d’ensemencer de nouveau la Terre.


Si le propos est intéressant, le film a considérablement vieilli. Ce ne sont pas tant les effets spéciaux, que l’on pardonne volontiers (et il n’y a guère que quelques explosions qui fassent réellement kitsch), mais tout ce qui ressort de l’époque. Le héros, notamment, est un hippie sur le retour qui troque volontiers sa tenue spatiale officielle pour une tenue baba-cool. Les décors « futuristes » sont aussi typiques et vieillots. Cela dit, le film fait partie des films à petit budget mais à grande autonomie que les studios ont autorisés après le succès d’Easy Rider : en lâchant la bride au réalisateur, il en ressortira peut-être quelque chose, se disent les majors.
Mais la réalisation est trop molle, en particulier dans la seconde partie, quand Freeman Lowell, se croyant perdu, délire doucement et noue des relations avec ses deux droïdes (à qui il apprend à jouer aux cartes, à cultiver les plantes). Droïdes d’ailleurs originaux (ils n’ont pas du tout forme humaine et ce sont des acteurs amputés qui les mettent en mouvements) et qui prennent de plus en plus de place dans l'intrigue, tout en préfigurant le R2D2 de Georges Lucas.
Si la morale est très sombre (les autorités préfèrent finalement faire exploser ces dômes et renoncer à ensemencer la Terre), Freeman Lowell, avec son look de hippie, incarne un idéal, un espoir fou, qui l’obligera à se sacrifier mais en ne laissant que peu d’espoir à la Terre.