vendredi 29 mars 2013

Winchester '73 (A. Mann, 1950)




Ce grand western ouvre magnifiquement la série de films d’Anthony Mann avec James Stewart. Il ne s’agit rien de moins que de cinq collaborations en cinq ans, pour autant de chefs d’œuvre.
Suivront donc, pour mémoire, après Winchester '73, Les Affameurs en 1952, puis L’Appât en 1953, Je suis un aventurier en 1954 et L’Homme de la plaine en 1955. On reste fasciné par cette densité et par la qualité de la série (les films sont tous exceptionnels). Réalisé avec une équipe semblable (notamment Borden Chase au scénario), les films sont servis à chaque fois par James Stewart, toujours entouré de seconds rôles excellents, parmi les plus fameux du cinéma (en particulier Arthur Kennedy, Donald Crisp, Walter Brennan, Jack Elam, Robert Ryan, Dan Duryea, etc.).
Et cette série de films trouve une homogénéité fascinante : Anthony Mann travaille et retravaille son personnage, de sorte, que, à chaque fois, son personnage principal semble être le même, mais enrichi d’une expérience supplémentaire, ou d’une désillusion de plus, ou d’une fatigue accumulée, de sorte que si le personnage porte toujours une colère ou se construit autour de certitudes, celles-ci s’effritent chaque fois davantage, ses réactions s’affinent et deviennent de plus en plus complexes. Les films dialoguent donc entre eux sans cesse et forment un tout dont on se plaît à parcourir les entrelacs.



Ici, Lin McAdam a une idée vissée dans la tête : celle d’assouvir une vengeance. On notera combien, d’emblée, le ressort scénaristique restreint est bien peu glorieux : la vengeance, dans le western est longtemps étrangère au héros. Dans le western classique, on tue pour se défendre, parce qu’on n’a pas le choix, mais pas pour se venger. Ou alors, si l’on veut se venger, on se range du côté de la loi (Wyatt Earp dans La Poursuite infernale). Sinon on est davantage un outlaw qu’un héros (Ringo dans Stagecoach).
Avec en toile de fond cette idée force de vengeance (portée de façon pulsionnelle par James Stewart, au jeu incroyablement riche qui parvient à donner une épaisseur incomparable à ses personnages), le film suit en fil rouge le fameux fusil (une winchester exceptionnelle) qui passe tragiquement de main en main. La trajectoire de l’arme forme une boucle que l’on suit pas à pas et qui nous emmène  finalement entre les mains de Lin qui s’en était fait déposséder en début de film. Ce faisant, l’histoire du film rejoint la grande Histoire puisqu’elle évoque successivement Wyatt Earp à Tombstone, les guerres indiennes et le général Custer ou encore la Guerre de Sécession.



Mann joue parfaitement d’une narration resserrée et sèche (le film n’a pas une once de gras) et sait rendre le film passionnant. Ces mouvements de caméra, sa maitrise du cadre sont parfaits. Le dénouement du film, sur ce plan, est absolument exceptionnel, avec un duel final dans les rochers entre Lin et Dutch qui est filmé avec virtuosité.
Malgré toutes ces qualités qui font de Winchester '73 un western admirable, les personnages n’ont toutefois pas la profondeur psychologique qu’ils auront par la suite. Lin va réellement au bout de sa vengeance (ce n’est plus le cas dans d’autres films de la série) et, même si, on l’a dit, la soif de vengeance lui a ôté une partie de ses attributs de héros, le récit reste assez manichéen. Là aussi une des forces de la série sera d’indifférencier de plus en plus le héros et le bad guy, jusqu’à rendre moralement indiscernables poursuivant et poursuivi.

mercredi 27 mars 2013

La Dame de Shanghai (The Lady from Shanghai de O. Welles, 1947)




Un des meilleurs films d’Orson Welles, déroutant et imparfait par bien des aspects, mais avec des séquences fulgurantes. Welles, on le sait, vit une relation on ne peut plus douloureuse avec Hollywood et, sur ce film encore, pour de nombreuses raisons (ses dépenses immodérées, la rancune du producteur Harry Cohn, etc.), il n’aura pas les mains libres (le montage final, notamment, lui échappera totalement).
La Dame de Shanghai oscille entre film noir et film d’aventures. Du film noir, il garde le destin tragique qui frappe Michael O’Hara (qui sait pertinemment dans quel piège il tombe mais qui y tombe quand même), des personnages faux, visqueux et manipulateurs, une femme fatale et une ambiance sombre, noire et tragique. Du film d’aventures, il prend le déplacement incessant des personnages à bord du yacht, d’un port à l’autre.
Michael O’Hara est un marin qui plonge tête baissée dans un panier de crabes. Des différents passagers du yacht, il n’y en a pas un qui rattrape l’autre, avec Bannister le mari impuissant mais manipulateur, l’associé visqueux et vicieux et la femme fatale qu’il désire puissamment (Rita Hayworth dans un rôle où elle troque son érotisme brûlant – révélé dans Gilda – pour les habits froids du requin prêt à tout).


On sait bien que le scénario ne tient pas vraiment la route, mais là n’est pas ce qui intéresse Welles. Beaucoup moins que dans ses autres films, il ne fait l’exposé de son style : ici la caméra est beaucoup plus discrète, loin de l’inventivité de Citizen Kane ou de la virtuosité de La Soif du mal. En revanche l’atmosphère est très réussie : on baigne dans un onirisme puissant et étrange, avec des connotations surréalistes étonnantes qui mettent mal à l’aise et accroissent les dimensions perverses des personnages.
La séquence finale – qui englobe notamment la fameuse séquence des miroirs – est exceptionnelle. Sans être un exercice de virtuosité pure comme Welles sait les faire, elle embrase le film dans un moment happant et décisif.



lundi 25 mars 2013

La Femme au corbeau (The River de F. Borzage, 1929)




Admirable film de Frank Borzage, difficilement parvenu jusqu’à nous et qu’il faut admirer avec une précaution émerveillée due à ce sauvetage partiel mais qui a sans doute préservé l’essentiel.
Le film a longtemps été considéré comme perdu avant qu’une copie, fragmentaire, soit retrouvée. Malgré quelques bobines manquantes le cœur du film est bien présent : on y voit le couple (Charles Farrell et Mary Duncan, admirables) mis au centre du film, comme jamais chez Borzage, isolé de tout ce qui peut densifier habituellement la narration mais détourne en même temps l’attention du spectateur.
Ici il n’y a qu’un homme et une femme, seuls dans cette nature vierge et sauvage, comme un paradis perdu et parcouru par un Adam et une Ève. La femme a trop vécu de rencontres, elle est fatiguée de ces relations avec les hommes, désabusée. Le corbeau que lui confie son mari violent est le symbole de ce passé noir qui la hante. Lui, au contraire, arrive à peine à l’âge adulte, et se découvre petit à petit être un homme (la relation de couple est inversée par rapport à ce que Borzage filmera dans L’Isolé). Tout le film est dans cette relation entre la femme qui a trop connu de relations mais qui va redevenir sensible, peu à peu, à l’érotisme, à l’amour et l’homme, pur et innocent, et va découvrir cette passion dévorante qui l’attire vers l’autre.


Borzage va très loin dans cette attirance puisqu’il n'y met pas que de l’amour platonique ou miraculeux, loin s’en faut, mais il exprime clairement l’érotisme, l’attirance physique, la possession charnelle (l'Amérique du pré-code autorisant encore ce que le code Hays, bientôt, n'autorisera plus). Cette dimension charnelle prend une signification supplémentaire dans les paysages boisés et enneigés qui, à la fois, isolent le couple et se font le réceptacle des pulsions de l'amour fou (avec la séquence sublime où Allen John, repoussé par Rosalee, fou de douleur, se rue à demi-nu dans la forêt et abat des arbres, pour exprimer sa rage passionnée).

On retrouve ici, dans ce qui nous reste à voir de La Femme au corbeau, ces fulgurances qui traversent toujours les plus grands films de Borzage, avec ce mélange d’émotion et de lyrisme inouï auquel bien peu de réalisateurs sont parvenus.

vendredi 22 mars 2013

Faust, une légende allemande (Faust - Eine deutsche Volkssage de F. W. Murnau, 1926)




D’une ambition et d’une inventivité extraordinaire, Murnau faire étalage, dans ce Faust incroyable, de tout l’art et de toute l’inventivité possible, assis sur une maîtrise technique totale.
Faust, pris dans le piège de la tentation, rompra au dernier moment son pacte diabolique – trouvant ainsi le salut – par l’amour, en se sacrifiant. Lui qui était d’abord passé pour un prophète guérisseur grâce à Méphisto, achève son chemin christique par son sacrifice contre Méphisto. Car si Faust a conclu son pacte pour sauver les hommes, il se compromet ensuite, tenté par le Diable. Et Murnau, avec facilité, passe du grotesque au lyrique puis au tragique.
L’esthétique clair-obscur prodigieuse et fascinante y apparaît comme un aboutissement de l’expressionisme de Murnau (il part ensuite travailler aux Etats-Unis). On comprend que Rohmer, dans son analyse du film, compare l’image à une composition picturale : avec Murnau, c’est le monde lui-même qui est traité comme une vaste peinture. Il s’est d’ailleurs inspiré des représentations iconographiques traditionnelles pour construire les siennes, utilisant la pellicule comme une toile.

Les trucages multiples et variés, les angles de caméras, les travellings, les jeux avec le temps (le sablier qui mesure le temps qu’il reste à Faust avant de compromettre son âme) aussi bien qu’avec l’espace sont sublimes.
Murnau use de tous les trésors du cinéma pour donner à Méphisto et à l’archange une irréalité envahissante, folle et démesurée, avec par exemple cette image maléfique de la cape de Méphisto s'étendant sur la ville pour y répandre la peste.


Et, par la grâce de ces effets, le Bien et le Mal apparaissent moins opposés qu’ils ne le sont et le tout constitue une espèce de poème métaphysique, le noir et le blanc se fondant en des brumes, des vibrations, des envoûtements.


mercredi 20 mars 2013

Le Dernier des hommes (Der Letzte Mann de F. W. Murnau, 1924)




Magnifique film de Murnau, qui pousse très loin l’art cinématographique. Si l’absence d’intertitre est célèbre dans ce film (qui devient donc, si l’on veut, un des rares films muets sans paroles), c’est la virtuosité de Murnau qui explose à chaque instant. Sa fluidité narrative et son inventivité à créer sans cesse des images puissantes et novatrices sont stupéfiantes.
Le portier, fier de son habit grâce auquel il obtenait envie et respect de ses voisins, est changé de poste et, par là même, est obligé d’abandonner son beau costume. De cette trame simple, Murnau va décortiquer l’âme du portier et de ses voisins et, par là même, scruter l’âme humaine.



Si les railleries pleuvent lorsqu’il devient préposé à l’entretien des toilettes, c’est peut-être parce que ses voisins préfèrent la moquerie au soutien (le pauvre est désespéré) mais c’est surtout parce que lui-même ne comptait que sur sa tenue pour être admiré. Et le vieil homme, à l’heure de la vie où le paraître pourrait compter moins, se retrouve sans rien, maintenant qu’il a perdu son bel habit. Murnau fustige cet homme qui ne vit que par le regard d’autrui et qui fait tourner la substance de sa vie sur la beauté de son habit, susceptible d’impressionner ses voisins. Murnau fixe sa caméra sur une population de basse condition (car les voisins qui se moquent sont bien pauvres eux aussi) : la superficialité de tout faire reposer sur la prestance de son habit quand on est si pauvre rajoute à l’aliénation du vieil homme. La pirouette finale, tout à fait improbable et présentée comme telle, n’enlève rien à la force du film.
Emil Jannings trouve sans doute son meilleur rôle et Murnau parvient à magnifier (si c’était possible) l’expressionnisme de son style dans cette fable noire urbaine.
Il s’agit du dernier film allemand de Murnau, qui cèdera ensuite aux sirènes hollywoodiennes (où il continuera de faire éclater la perfection de son style et de sa maîtrise).



lundi 18 mars 2013

La Strada (F. Fellini, 1954)




Premier chef-d’œuvre de Fellini, La Strada occupe une place particulière dans l’univers fellinien : si le film est d’une poésie douce et triste qui émeut, il s’est déjà éloigné du néo-réalisme tout en étant encore loin de l’univers onirique que développera par la suite le réalisateur.
Ici Fellini semble construire un film qui emprunte au réalisme le plus dur (mais sans l’ancrage social typique du néo-réalisme : les personnages sont des marginaux qui ne représentent rien d’autre qu’eux-mêmes), tout en le saupoudrant de visions toutes personnelles (le personnage du fou, qui agitera la critique par son symbolisme chrétien) et d’une humeur poétique forte, notamment au travers du légendaire personnage de Gelsomina (éblouissante Giuletta Massina). Maltraitée par Zamparo (Anthony Quinn, dans un rôle là aussi légendaire), Gelsomina fait émerger, comme elle peut, des instants de poésie et de bonheur, qui sont autant de fulgurances, vite réprimées et enfouies sous un masque de clown triste. Sa poésie triste renvoie à Chaplin et son itinéraire déchirant évoque la condition féminine chez Mizoguchi.



Mais c’est peut-être sur Zamparo, la brute, qu’il faut fixer son regard. André Bazin en fait le cœur du film, quand il dit de La Strada, dans un bel aphorisme, que « c’est l’histoire d’un homme qui apprend à pleurer ».



Le film doit beaucoup au génie des deux acteurs qui font émerger l’un, de sa carcasse brutale et violente, des sanglots déchirants quand il pleure sur la plage ; l’autre, de sa fragile silhouette innocente et lunaire, un mimétisme teinté de tristesse.



mercredi 13 mars 2013

La Croisière du Navigator (The Navigator de B. Keaton, 1924)




Buster Keaton continue de parfaire son art du comique comme nul autre avant lui : il se sert ici d’un décor à la fois gigantesque et vide et parvient à multiplier les gags et les situations en jouant de ce décor et des incongruités qu’il présente : les éléments de structure, les pleins et les vides, les formats proposés par le gigantesque bâtiment (notamment dans les séquences de cuisine où le quotidien devient un défi). Avec une inventivité permanente et cette mélancolie comique qui le caractérisent tant, Keaton arpente son navire et s’en donne à cœur joie. Plusieurs situations confinent à l’absurde, d’autres sont d’une étonnante poésie. La séquence sous-marine est remarquable (surtout techniquement, pour l'époque) et le renversement complet du sous-marin ponctue merveilleusement le film.



Le film apparaît, dès lors, bien plus que comme une simple accumulation de gags : c’est dans cette multiplicité de tons, qui sont comme autant de déclinaisons du comique et qui l'enrichissent considérablement, qu’il faut chercher ce qui donne cette harmonie géniale au film.

lundi 11 mars 2013

Le Messager (The Go-Between de J. Losey, 1971)





Très beau drame de l’enfance, Le Messager est construit en un immense flash-back rapidement annoncé par une voix off et qui se boucle en toute fin de film. Du château fascinant de son ami où il passe un été et où il a tout à découvrir, Léo, du haut de ses treize ans, balloté par Mariam, est plongé dans un monde merveilleux et inconnu. Et derrière le décor chatoyant – dont Losey sait jouer entre l’effet qu’il a sur l’enfant et celui qu'il exerce sur le spectateur – le malaise s’insinue avec Mariam, fiancée, qui retrouve le métayer Ted, son amant. Et, bien plus que l’opposition des classes, c’est l’opposition d’avec le monde des adultes qui va s’ancrer dans la mémoire de Léo.


Losey travaille à la fois le regard de l’enfant sur le monde adulte – avec la belle Mariam dont il tombe amoureux – mais aussi sur le monde adulte qui ne prête guère attention à Léo. Y compris de la part de Mariam, qui a de l’affection pour lui mais a surtout besoin de lui comme porteur de messages secrets, entre elle et son amant. Terrible découverte, le jour de son anniversaire, fêté en grande pompe par ses aristocrates, avec le cadeau inouï d’une bicyclette, pour lui le garçon d’origine modeste. Mais il est le jouet de la mère de famille autant que celui des amants. Balloté de toute part, sacrifié, il ne peut qu’exploser : ce séjour à Norfolk, qui devait être un doux moment dans la diaprure verte d’un château, n’est qu’un cauchemar.


Et toute la finesse de Losey est de nous faire accéder à ce qui s’ancre irrémédiablement dans la tête du garçon. Losey ne donne finalement des amants étreints qu’une image de plaisir sexuel et donne de Ted, qui se suicide, une image fixe, où il est figé à demi-avachi sur son fusil. Puis vient le visage froid et fermé de Léo, 60 ans plus tard. Et l’on comprend combien ces deux images sont tout ce qui le hante depuis 60 ans : elles résonnent avec la verdure chaude de la campagne, les escaliers du château, les tableaux, les parures et transforment le tout, depuis tant d’années, en une terrible et indélébile cicatrice dans sa mémoire.


samedi 9 mars 2013

Jeux interdits (R. Clément, 1952)




Très beau film de René Clément, à la fois juste et touchant. Clément peint une tranche de la vie de la France, qui vit comme elle peut alors que les bombes pleuvent aux alentours, mais aux travers des yeux d'un enfant frappé de plein fouet par la guerre.
Le film démarre avec une séquence très réaliste (dans la lignée de La Bataille du rail) et très tragique, séquence qui permet au réalisateur d'extraire Paulette de la foule des réfugiés. À cette séquence répond la séquence finale où Paulette, inversement, alors que la caméra était fixée, replonge dans la foule des anonymes. Jeux interdits, alors, consiste en un plan rapproché sur Paulette, à travers laquelle les horreurs de la guerre sont vécues.
Le monde paysan y prend pour son grade, même si le regard est plus drôle (la bagarre dans le cimetière) que critique. On peut noter la différence de traitement quand on compare avec des drames paysans classiques (par exemple La Ferme du pendu, au ton beaucoup plus dur et dramatique). Ici Clément, on le sent, a presque un regard attendri sur le monde paysan.
Le film, de façon très poétique, montre comment les enfants circonscrivent leur obsession morbide dans leur petit cimetière, qui est une expression à l'image de cette omniprésence de la mort. Cimetière merveilleux (et interdit avec toutes ses croix volées !) que ne verra jamais achevé la petite Paulette. L’horreur de la guerre, avec ses drames et ses séparations, filmée à hauteur d’enfants, n’en apparaît que plus tragique encore.
René Clément parvient à équilibrer avec une justesse merveilleuse de multiples tons, passant du tragique à la comédie, de la dureté à la douceur, de l'ironie à la tendresse. La fin est très belle et très triste, avec le cri déchirant de Paulette appelant Michel (comment résister à ce cri ?). Brigitte Fossey est exceptionnelle tout au long du film, en incarnant avec une incroyable justesse cette petite orpheline qui se raccroche à ce qu’elle peut.


jeudi 7 mars 2013

Le Port de la drogue (Pickup on South Street de S. Fuller, 1953)




Magnifique film noir de Samuel Fuller, qui nous plonge dans les bas-fonds de New-York, au milieu de pickpockets, de prostituées, d’indics ou d’espions. Et, consubstantielle à ce milieu, une violence sèche et dure sévit, avec des scènes étonnamment sauvages.
L’ambiance construite par Fuller est une réussite, avec des noirs et blancs très marqués, et une approche curieuse de la ville : parfois très réaliste (la fameuse scène d’ouverture, si bien construite, dans le métro), parfois beaucoup plus onirique (la cabane de Skip). Et il y peint une série de personnages très réussie, véritable galerie de portraits des bas-fonds, avec Skip (Richard Widmark) en pickpocket solitaire et sarcastique, Candy (Jean Peters), la prostituée, coincée entre deux eaux (et qui est brutalisée sans cesse) ou encore l’étonnante Moe, la vieille indic. Cet ensemble de personnage construit une forme de morale des quartiers dépravés à la fois intraitables (les rapports humains sont emplis de violence) mais humains (avec l’indic qui mourra plutôt que de balancer Skip, dans une séquence de meurtre incroyable de justesse et de retenue).



Et, toujours, la vista de Fuller fait mouche : il est guidé par une espèce d’instinct puissant de réalisation, qui sent comment happer le spectateur, à coups de scènes nocturnes, de plans-séquences alternés avec des gros plans, d’une grande profondeur de champ, de jeux de lumière et d’ombre, d’un tempo énergique, de contre-plongées violentes. L’ensemble donne cet aspect brutal et sec très typique du réalisateur.



On notera combien, dans la version française, le texte a été modifié (jusqu’au titre qui ne signifie rien de l’intrigue originale) pour effacer toutes velléités anti-rouges et replacer l’intrigue d’espionnage par une histoire de drogue, totalement inexistante en version originale.

mercredi 6 mars 2013

Metropolis (F. Lang, 1927)




Film à l’ambition colossale et à l’influence majeure, Metropolis est pourtant loin d’être la meilleure réalisation de Fritz Lang. Le sujet lui-même et l’importance de l’ensemble décors/trucages expliquent peut-être que Lang n’ait pas ici le génie dont il fait montre si souvent.
Le scénario s’articule autour d’une dystopie un peu lassante par sa naïveté : d’un côté les ouvriers qui triment sans fin pour garantir le bonheur des riches oisifs des demeures hautes. Cette caricature marxisante de la relation dominant/dominé a pourtant eu une influence considérable dans la science-fiction, puisqu’on trouve mille films dans l’histoire du cinéma qui sont construits sur cette base, jusqu’aux productions les plus récentes (par exemple Elysium ou encore Snowpiercer, qui propose une version horizontale de cette répartition). Le scénario, alors, ne s’évite pas une simplicité sans surprise (le fils du patron amoureux de l’ouvrière), que la fin utopique et lénifiante vient couronner (« c’est par l’amour que l’on peut trouver bonheur et dignité » et « le cœur relie la main qui travaille et la tête qui pense »).
La ville elle-même est un mélange de maquettes, de décors monumentaux et de modèles réduits et elle apparaît comme un ensemble de gratte-ciels et d’autoroutes suspendus, dans un entremêlât de buildings saisissant pour l’époque (et dont l’influence visuelle durera très longtemps), le tout dans un style art déco qui épouse l’expressionnisme général du film.



On retiendra certaines séquences très célèbres qui ont marqué le cinéma (la transformation du robot en Maria, certaines vues en plan large de la ville), la poursuite réussie dans les catacombes, l’expressionnisme typique du film et cette idée du Moloch qui prend sa ration d’ouvriers pour vivre (rappelant la fosse de Montsou, dans Germinal, qui prend elle aussi sa ration de mineurs).

lundi 4 mars 2013

Ariane (Love in the Afternoon de B. Wilder, 1957)




Délicieuse comédie de Billy Wilder, qui n’a pas la force comique de Certains l’aiment chaud ou la richesse dramatique de La Garçonnière mais qui brille d’une onctuosité pleine de charme. Ariane est bien supérieur à Sabrina, lui aussi axé autour d'Audrey Hepburn et de son charme de petite princesse.
Si le scénario n’est pas original (on sait bien où va nous mener le récit), le charme vient de ce Paris d’Hollywood (articulé entre le luxe à la Lubitsch du Ritz et l’appartement très parisien d’Ariane et son père) et, surtout, du couple d’acteurs formé par Gary Copper et Audrey Hepburn, qui brillent de mille feux, chacun dans leur registre. On pourrait parler de trio, d’ailleurs, tant Maurice Chevalier, dans le rôle du père, est truculent.
Cette rencontre entre le quinqua coureur de jupon (Gary Copper, parfait en gentleman riche et charmeur, avec sa voix chaude et son jeu sobre) et l’innocente jeunesse (Audrey Hepburn et sa pétillance si charmante) est assez osée pour l’époque (soumettre la virginité de la jeunesse à un personnage libertin qui pourrait être son père a été accueilli avec quelques réticences par la censure) et a valu au film de se voir adjoindre, en voix off, une caution morale en fin de film (le père nous apprend le mariage des deux amoureux).
On sent particulièrement, dans cette comédie romantique, combien l’harmonie entre le jeu des acteurs, la façon dont ils se répondent et se complètent, dépasse le simple déroulé du scénario (un homme et une femme qui se rencontrent et finiront par tomber amoureux) et fait partie de la substance même du récit. Avec d’autres acteurs, c'est la nature même du récit qui aurait été différente.


Ce jeu d’acteurs forme ainsi l’impalpable part de magie du film, relayée par une intrigue simple mais onctueuse et saupoudrée de moments.
On peut se dire que ce film aurait dû être filmé par Lubitsch (une des grandes références de Wilder) tant le film est proche de son univers, mais Lubitsch n’aurait eu ni Gary Cooper ni Audrey Hepburn (il en aurait eu d’autres, certes, mais cela aurait été totalement différent), acteurs en tous points exceptionnels et dont l’opposition se mue ici, par une mystérieuse alchimie, en une osmose merveilleuse.


vendredi 1 mars 2013

Un conte de Noël (A. Desplechin, 2008)




Film riche et très typique du style d'Arnaud Desplechin, qui explore avec sa densité habituelle les méandres d'une famille complexe, où l'indifférence et la haine se conjuguent et se répondent. Henri, le fils mal-aimé, le petit monstre qu'il faut haïr, schizophrène et rejeté, s'avère être le seul à être compatible pour une greffe qui sauverait sa mère. Sa mère, terrible Junon (Catherine Deneuve), qui règne sur son monde, froide et contrastée.
Desplechin parvient à brosser les portraits de nombreux personnages, qui sans réellement être bien définis et bien en place (ils ont toujours autour d'eux un halo flou étrange), s'épaississent progressivement et existent de plus en plus. Cette existence est liée à la dimension familiale qui se met en place, autour de ce lien du sang, de ces rapports conflictuels entre la mère et les enfants, et entre les enfants entre eux.



Desplechin parvient aussi, dans un univers très sombre et dramatique, à insérer des touches non pas comiques mais d'une ironie sarcastique, qui donnent à certaines séquences une allure de comédie noire. Comme si, au milieu du malheur, on pouvait en rire.
Desplechin, enfin, innove constamment avec sa caméra, avec une certaine discrétion mais beaucoup de variété, multipliant les plans contrastés, jouant de l'image pour partir sur les flashs mentaux des personnages, semant le doute sur qui se rattache à quoi. Le film est aussi émaillé de nombreuses références (Hitchcock n'est jamais loin, ni la mythologie, ou encore Joyce (le nom même de Dédalus évoque inévitablement Ulysse)). La densité dramatique, les multiples apartés romanesques que se permet Desplechin (mais sans jamais rompre le rythme, complètement maîtrisé), l'habituelle famille d'acteurs du réalisateur (Matthieu Almaric, Emmanuelle Devos, Chiara Mastroianni, etc.) construisent un récit foisonnant, très typé, entre intellectualisme et plaisir de raconter.