vendredi 30 novembre 2018

I... comme Icare (H. Verneuil, 1979)




Henri Verneuil délivre un film politique de type conspirationniste, reprenant un genre qui a fait florès aussi bien aux Etats-Unis (avec Frankenheimer, Pakula ou Pollack), en Italie (les films-dossiers de Rosi notamment) qu'en France (avec Costa-Gavras ou Yves Boisset). La présence de Montand évoque évidemment Costa-Gavras : il est ici dans le rôle du procureur sceptique qui enquête.
Sans le nommer directement, le film reprend bien sûr l’assassinat de Kennedy et développe la thèse du complot. Le nom de l’assassin présumé – que le procureur refuse de désigner comme seul coupable – ne laisse aucun doute, puisque Daslow est une anagramme d’Oswald. D’autres indices reprennent d’ailleurs l’assassinat de JFK. Le film déroule alors avec application – mais sans grande originalité ou surprise – l’enquête du procureur qui remonte les pistes une à une et parvient, presque, à comprendre ce qui se passe.

On notera le film dans le film avec l’épisode de l’expérience de Milgram, que Verneuil reprend longuement. Très didactique là aussi, cette séquence aurait gagné à être exposée moins scientifiquement mais Verneuil, qui cherche à asséner son point de vue, ne fait pas dans la dentelle.



C’est d’ailleurs là le reproche de fond de son film : il n’y a pas de place à l’interrogation ou au doute, on ne se situe pas dans la zone grise de l’incertitude. Non, Verneuil sait qu’il y a eu un complot et il le démontre avec de gros sabots.
C’est bien dommage, c’est dans l’incertitude qui plane que se situent les plus grandes réussites du genre. Dans À cause d’un assassinat, par exemple, plus le film avance et moins le héros comprend ce qui se trame autour de lui. Les Trois jours du condor se termine sur un terrible doute qui vient assaillir Turner et remet en cause toutes ses certitudes. Rien de tout cela ici où la démonstration se veut rigoureuse et convaincante. Et, comme toujours, un film militant laisse peu de place à l’émotion et peine à convaincre le spectateur qui n’est pas déjà convaincu.



Dans son JFK, Oliver Stone, sur le même thème et même s’il assène de nombreuses « vérités » qui n’en sont pas (beaucoup de « preuves » avancées ont été largement contredites), cherche plus, in fine, à susciter l’interrogation et le doute, après la commission Warren, qu’à asséner une vérité.

mercredi 28 novembre 2018

Salvador (O. Stone, 1986)




Moins connu que d’autres films d’Oliver Stone qui ont suscité débats et controverses (Platoon, JFK ou Tueurs nés), Salvador déverse pourtant cette énergie incroyable que peut mettre le réalisateur dans ces films. Certes Stone ne fait pas dans la finesse (avec par exemple la vision de charniers, des gros plans sur des enfants ensanglantés ou le viol des bénévoles de l’humanitaire) et chaque séquence se veut un coup de poing asséné à la figure du spectateur, mais l’ensemble fonctionne et le film apparaît comme un maelstrom frénétique. Si la mise en scène semble un peu brouillonne, c’est qu’elle cherche à saisir ce bouillonnement d’images.
James Wood est exceptionnel, habité par ce rôle du journaliste ambigu, à la fois magouilleur et sincère. Il traverse le film comme un torrent, s’humanisant de plus en plus, à mesure qu’il se prend de plein fouet la violence du conflit et ses atrocités.



Si Oliver Stone n’invente rien en dénonçant l’intervention américaine au Salvador, il le fait avec une conviction chevillée au corps et une violente envie d’en découdre. On se réjouit, d’ailleurs, qu’un tel film puisse être produit, tourné et distribué, sous Reagan, en s’attaquant directement à son gouvernement, alors même que, bien souvent (et avec raison le plus souvent), on dénonce l’affadissement du cinéma dans les années 80, après la fin du Nouvel Hollywood.

lundi 26 novembre 2018

First Man : Le Premier homme sur la Lune (D. Chazelle, 2018)




Intéressant film sur Neil Armstrong (et non sur le projet Apollo 11, la différence n’est pas anodine : le film n’est pas une fanfare à la gloire de la conquête de la Lune). First Man prend son temps, cherche à éviter le spectaculaire et s’autorise de longs moments de noir à l’écran. Il reflète très bien, en fait, la personnalité d’Armstrong (Ryan Gosling, toujours peu expressif et peu charismatique), homme calme, taiseux, peu vendeur dirait-on aujourd’hui (moins, par exemple que Buzz Aldrin), mais qui est une bonne image de l’ingénieur très compétent, froid, technique, efficace.
Armstrong semble devenir mutique avec la mort de sa fille qui le marque profondément, mais il est dommage que Chazelle en rajoute (avec notamment la ridicule séquence du petit bracelet jeté sur la Lune).
Mais First Man évite malgré tout de tomber dans la même ornière qu’Apollo 13 de R. Howard qui, sur un sujet très proche, livrait une partition sans âme, comme un docu-fiction appliqué mais sans émotion, programmé pour plaire au public américain. En se centrant sur un personnage – à la fois clef et atypique – Chazelle biaise et s’éloigne de l’académisme hollywoodien. Au moins est-ce là son projet, parce que le film ne propose pas non plus une esthétique originale ou très marquée. Mais c’est le ton posé et presque intimiste, alors que le sujet est spectaculaire, qui retient l’attention.



vendredi 23 novembre 2018

The Killer (Die xue shuang xiong de J. Woo, 1989)





Très bon polar de John Woo, qui incarne parfaitement le genre à Hong-Kong où les polars sont des films d’action violents, rythmés et volontiers stylisés. Le film date de la période hongkongaise de John Woo, quand il emplissait ses films d’une incroyable énergie, énergie qu’il perdra en migrant à Hollywood, où son style se verra standardisé et affadi.

Plus qu’une simple opposition de truands et de policiers, le film travaille ses figures : chacun des deux protagonistes (le tueur et le flic) est élevé au rang d’une image, élevant très haut des valeurs anciennes. Chacun porte alors en lui une forme de fatalité liée à ce qu’il est : le tueur, ontologiquement, se sait condamné, quand le flic a lui une dimension sacrificielle. Le film évoque alors beaucoup les polars noirs de Melville, avec cette même solitude qui accable les personnages, cette même tristesse d’évoluer dans un temps qui n’est pas le leur, cette nostalgie de codes anciens (le motif melvillien du Samouraï) ces mêmes amitiés viriles, cette même proximité entre ennemis qui se comprennent et se respectent (motif que l’on retrouve par exemple dans Heat de M. Mann).



Mis en forme avec le style électrique de John Woo, ces personnages s’affrontent, se tournent autour, se toisent, entrent en résonance et dézinguent à tout va dans ce polar brillant où Chow Yun-fat gagne ses galons de superstar du cinéma de Hong-Kong.

mercredi 21 novembre 2018

Le Brigand bien-aimé (Jesse James de H. King, 1939)




Grand western de Henry King (qui fut un immense succès à sa sortie), à la distribution magistrale (avec Tyrone Power et Henry Fonda en tête d’affiche) et qui est un très bel exemple de la prise en main par le cinéma d’un personnage réel autour duquel toute une mythologie est construite. Ici, dans ce film fondateur, Jesse James est présenté d’abord comme une victime (il est présenté d’abord comme un fils de ferme, vêtu presque comme un dandy), avant, progressivement, de devenir bandit, bandit qu’une rédemption finale ne sauvera pas. Si le film s’appuie sur plusieurs éléments véridiques, il en élude d’autres (notamment le passé sudiste du personnage, pourtant déterminant dans son parcours) ou les aménage dans un sens choisi (la mort de sa mère par exemple).
Henry King filme résolument du côté de Jesse  James (et le titre français le dit bien), en légitimant ses actes et en ridiculisant la Compagnie de chemin de fer (qui est montrée comme ayant des méthodes de bandit avec des menaces et des violences physiques pour racheter les propriétés à vil prix). Et comme Barshee tue la mère de Jesse (alors que, dans la réalité, elle n’a été que blessée lors de l’attaque par la milice), sa colère légitime justifie son premier meurtre. Rançonner les chemins de fer apparaît alors comme une réaction à un premier vol, celui que fait la Compagnie sur les fermiers (c’est le côté Robin des bois de Jesse James).

On notera cependant que, progressivement, après les premières attaques et après que Jesse s'est rendu (et après qu’il a été trahi par le directeur de la Compagnie), il devient de moins en moins dandy : se terrant dans la montagne, ne voyant sa femme que de plus en plus épisodiquement, son allure même devient progressivement celle d’un bandit.
Alors que le film est avant tout une histoire de hors-la-loi, on peut observer que, paradoxalement, les femmes occupent une place déterminante. C’est la mère qui canalise ses fils avant, par sa mort, de légitimer leur action. C’est Zee, ensuite, qui tient, tant que possible, Jesse, en l’empêchant de commettre plusieurs forfaits et en obtenant de lui qu’il se livre. Quand il devient réellement bandit (et que le réalisateur, alors, ne cautionne plus ses actes), il est éloignée de Zee qui souffre de cette absence. C’est elle, enfin, qui obtient qu’il arrête ses crimes et gagne sa vie dignement.



Le film présente le chemin de fer non pas comme un progrès civilisateur, symbole de la confrontation à la Frontière (comme c’était le cas, par exemple, dans Le Cheval de fer de Ford), mais comme un élément capitaliste de spoliation : la Compagnie est montrée comme une grosse entreprise qui vole les petites gens. Cela dit le film ne va pas jusqu’au bout de sa logique puisque King n’aborde jamais, ni de près ni de loin, ce que signifierait une société où la Compagnie serait vaincue : une disparition du chemin de fer ? un frein à la civilisation ? Dès lors, la trajectoire de Jesse ne peut être que vaine et tragique. King, en réalité, élude le problème et n’hésite pas à montrer, en fin de film, le chemin de fer comme symbole du progrès.

La séquence finale de l’assassinat, très célèbre, sera reprise de nombreuses fois, avec des variations très intéressantes (1). Ici, Jesse James a choisi d’arrêter sa vie de hors-la-loi (cédant ainsi aux supplications de Zee et influencé de façon décisive par les enfants qui jouent dehors), de se consacrer à Zee et de gagner honnêtement sa vie. C’est alors qu’il est lâchement assassiné.



Le film aura un grand succès ce qui conduira naturellement – suivant la logique des studios – à une suite, réalisée par Fritz Lang (Le Retour de Frank James) qui reprend plusieurs acteurs, à commencer par Henry Fonda (Frank James) et John Carradine (Bob Ford). Les nombreuses revisites du mythe reprendront toujours, de près ou de loin, ce film fondamental de Henry King.



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(1) : Le déroulement de la séquence se déroule à chaque fois de la même façon (qui est très proche, semble-t-il, de l’histoire officielle) : alors que Jesse monte sur une chaise pour ajuster un tableau accroché au mur (tableau indiquant God Bless Our Home), Bob Ford lui tire dans  le dos. Il se fait assassiner alors qu’il est décidé à partir pour vivre une autre vie aux côtés de Zee et de ses enfants.
- Chez N. Ray (The True Story of Jesse James), Jesse, là aussi, est bien décidé à se ranger (visuellement c’est la version la plus proche de celle de King). Et il rajuste un tableau (indiquant Hard Work Spells Success), quand il reçoit une balle dans la nuque.
- Chez S. Fuller (J’ai tué Jesse James), l’assassinat intervient après 20 minutes de film, alors que Jesse semble bien las, prêt à accéder à la demande de Zee de ne plus être hors-la-loi.
- Chez W. Hill (Le Gang des frères James), en revanche, Jesse est assassiné alors qu’il est prêt à repartir pour une nouvelle attaque de banque.
- Enfin chez A. Dominik (L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford) c’est tout le film qui semble centré sur cette scène finale (comme le titre du film l’indique). En effet cette scène intervient toujours brutalement dans les autres films, mais ici elle est comme une destinée tragique qui s’accomplit, avec un lent déclin du personnage qui l'emmène jusqu'à son assassinat.
La séquence s’étire dans le temps et Jesse semble fatigué, usé, et il se laisse abattre. Il sent parfaitement la mort venir et met en scène cette mort, en plaçant ses armes bien soigneusement, puis en offrant aux frères Ford une occasion de le tuer en leur tournant le dos (il veut épousseter un tableau au mur (le tableau représente sobrement un cheval)). Jesse voit l’arme pointée et se laisse abattre, d’une balle dans la tête là aussi. On ne sait si Dominik filme la fin de Jesse James ou s’il filme une reprise épurée et élégiaque du film de King.

lundi 19 novembre 2018

Le Carnaval des âmes (Carnival of Souls de H. Herk, 1962)




Film culte et méconnu, tourné avec trois francs six sous, Le Carnaval des âmes impressionne à la fois par la facilité avec laquelle il amène le trouble (lors des fameuses séquences où Mary est comme hors du monde et qu’elle n’entend plus les conversations ni les sons dans la rue) et par les apparitions terrifiantes d’un personnage zombie. Une partition entêtante à l'orgue enveloppe ce trip halluciné. 
Le film reprend les grandes lignes d’un épisode de La Quatrième dimension (L’Auto-stoppeur), sorti l’année précédente et qui est construit sur la même idée (même si le film de Herk fait de chaque apparition un moment de terreur) et avec la même révélation finale. Ce twist final – qui est peut-être moins surprenant aujourd’hui qu’au moment de sa sortie – propose une relecture intéressante de tout le film.


Le personnage de Mary semble flotter quelque peu dans l’espace, avec une forme d’absence étrange réussie. De même l’idée du parc d’attraction abandonné (qui exerce une fascination sur Mary) est une très bonne idée visuelle, à la fois étrange et morbide. Le bal  fou qui s'y déroule, en fin de film, est extraordinaire.


Le film aura une influence importante, sur G. Romero, D. Lynch ou T. Burton, que ce soit au travers d’images chocs (les apparitions de zombies, que l’on retrouvera chez G. Romero), de la signification générale du film (M. Night Shyamalan s’en inspire directement dans Sixième sens) ou de l'humeur hallucinée du film.

vendredi 16 novembre 2018

Macao, l'enfer du jeu (J. Delannoy, 1942)




Intéressant film de Jean Delannoy, qui est un bon exemple de film d’aventures, exotique, un peu kitsch (le Macao de carton-pâte), un peu académique et emprunté (certains jeux d’acteurs), mais avec un certain charme.
C’est dommage que plusieurs personnages apparaissent superficiels ou surjoués (la jeune fille naïve, le journaliste prétendant) parce qu’ils donnent un coup de vieux au film dans une intrigue qui, par ailleurs, compose une belle galerie de personnages.



Et c’est autour de trois personnages très différents que l’intrigue se noue : le capitaine allemand est porté par un Stroheim fidèle à lui-même (toujours parfait pour jouer des personnages qui ont été mais ne sont plus et auxquels il reste l’apparat d’une grandeur passée), Mireille Balin compose une danseuse un peu perdue, un peu lascive, un peu déçue, au ressort brisé. Son jeu très naturel contraste parfaitement avec celui de Stroheim. Et Sessue Hayakawa forme un inquiétant chef de mafia local. Chacun de ces personnages, à sa façon, lutte pour sa survie et Delannoy équilibre son intrigue de sorte qu’il ne se dégage pas de véritable personnage principal (encore moins de héros), ce qui donne une vraie modernité au film, surtout en regard de la fin qui, si elle sauve la morale, va au bout du destin tragique que chaque personnage porte en lui.



mercredi 14 novembre 2018

Le scénario n'est pas essentiel



La Séquence d'ouverture de La Bête humaine de J. Renoir

« Pour faire un bon film, disait H.- G. Clouzot, il faut premièrement une bonne histoire, deuxièmement une bonne histoire, troisièmement une bonne histoire ».
Certes. Pourtant, du Corbeau aux Diaboliques, les films de Clouzot sont beaucoup plus qu’une bonne histoire.
En effet, si un film n’est que l’illustration de son scénario, alors – aussi bon que soit le scénario – il manque quelque chose. Et ce quelque chose, à bien y réfléchir, est la substance même du cinéma.
Et, même, au-delà du cinéma, c’est la substance même de l’art qui est saisie dans cette réflexion : la même histoire, exprimée par tel ou tel art (la peinture, l’écriture, le cinéma, etc.) et, à l’intérieur d’un art, par tel ou tel artiste ou auteur, ne racontera pas du tout la même chose. C'est que, comme tous les arts, le cinéma conduit à un tout supérieur à la somme de ses parties : l’œuvre dépasse ce qui la compose. Une harmonie est plus qu’une suite de notes, une phrase est plus qu’une suite de mots (« L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes ») : de la même façon un film est bien plus qu’une somme d’images et bien plus que l’histoire qu’il raconte.
On retrouve ainsi l'idée force d'André Bazin quand il dit que « la technique et le style ne sont pas seulement une façon de mettre le récit en scène, ils mettent en cause la nature même du récit ».

Le cas des remakes l’illustre parfaitement. Elle et lui, par exemple, réalisé deux fois par Léo McCarey, suit à chaque fois le même scénario, les mêmes dialogues et le même découpage, plan par plan. Et pourtant les deux films sont très différents. Au-delà de la personnalité des acteurs, au-delà du décorum, la différence est plus subtile puisque c’est toute l’humeur du film qui diffère, l’un étant davantage ouaté quand l’autre est éclatant ; l’un davantage monocorde, quand l’autre passe en un instant de la comédie au drame.



Dans tant de films, ce n'est donc pas l'histoire qui compte réellement, mais le rythme, les acteurs, les images, le découpage, le son, un éclat de lumière, le chatoiement d'une couleur, une suspension dans le temps, une ombre jetée, une résonance entre une musique et un mouvement, toutes ces choses qui se superposent, comme autant de couches de peintures, et dont certaines nous touchent et s'adressent au plus profond de nous-même : c'est une intimité du film qui vient parler à notre intimité propre, difficile à cerner et qui nous envahit.


C’est ainsi que l’on ne compte plus les films dont le scénario abouti retombe parfaitement sur ses pieds (des films policiers par exemple) mais que l’on oublie (presque) aussitôt vu. Inversement, le scénario de Kill Bill se résume en trois phrases qui ne disent rien de la force visuelle du film. Et que dire de films comme  Fat City, au scénario si lâche, mais qui parvient à saisir toute la vie des personnages, ou encore de L’Éclipsequi donne à voir, par-delà le scénario très simple et linéaire, toute la froideur glacée et morte du monde ?
Et même dans un film au scénario puissant, c'est peut-être tout autre chose que l'on retiendra d'abord : le visage hiératique de Tatsuya Nakadai dans Hara-Kiri, ou celui, torturé, de Lon Chaney dans L'Inconnu, l'éclat rouge du soleil tombant dans La Prisonnière du désert, le fracas du train dans l'ouverture de La Bête humaine, les deux séquences de baignoire des Diaboliques, une colère de Michel Piccoli dans un film de Claude Sautet, Alberto Sordi crachant sur les voitures dans Une vie difficile.


On en vient ainsi à comprendre que lorsqu'un film n’est que l’illustration d'un scénario, lorsqu'il n'est que sa « mise en images », il passe à côté de l’essentiel. Et il s’éloigne du cinéma en ce qu’il a de spécifique et risque fort d'être oublié, aussitôt vu, par le spectateur.


lundi 12 novembre 2018

Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath de J. Ford, 1940)




Grand chef-d’œuvre de Ford qui explore avec une conscience sociale aiguë le peuple américain, Les Raisins de la colère reprend les grands axes du roman de Steinbeck. Ford filme une scission qui se crée dans le peuple américain (entre ceux qui possèdent – un capitalisme sans visage nous dit Ford – et le monde des pauvres expulsés) et l’éveil d’une conscience politique : un autre monde se met en place, marqué par la misère et la souffrance mais avec une conscience de soi farouche et une volonté de lutter contre la fatalité.
Ford articule son récit autour de la famille Joad qui erre sur les routes comme tant de fermiers dépossédés et, plus particulièrement, sur Tom Joad, qui constitue un archétype de héros fordien. L’interprétation de Tom Joad par Henry Fonda est tout à fait exceptionnelle. Fonda qui devient, instantanément, une image de ce peuple américain, de cette conscience, de cette résistance face aux spoliations.



Tom Joad n’a pas vu l’Amérique depuis quatre ans : on le voit arriver dans le film, dans un premier plan marquant, et il est alors comme un spectateur : il ne sait rien de ce qui se joue et il veut simplement rentrer chez lui.
Mais il découvre ce qu’est devenue l’Amérique. La séquence de l’expulsion est remarquable avec l’arrivée du gigantesque tracteur qui écrase la maison. Filmé en contre-plongée, l’engin apparaît dans sa violence mécanique. Mais, pire encore, lorsque le conducteur enlève ses lunettes et révèle son visage, les fermiers découvrent qu’ils le connaissent bien, qu’il est le fils d’un voisin. Et celui-ci se justifie : il faut bien vivre et gagner quelques dollars. La monstruosité financière (puisque les propriétés ont été rachetées par des grands groupes financiers) non seulement monte les petites gens les uns contre les autres et fait de l’humain un rouage remplaçable de la machine (le conducteur de l’engin le dit bien : s’il est tué, un autre viendra et un autre encore après lui), mais elle devient insaisissable : le fermier ne sait plus vers qui diriger son fusil pour défendre ses terres (c’est le fameux « sur qui on tire alors ? »). On tient là une différence entre la vision « westernienne » classique, où le héros, par son action (souvent un coup de revolver bien placé), pouvait abattre la personne responsable du mal. Ici il n’y a personne sur qui tirer.

Le récit suit ensuite l’itinéraire des Joad qui quittent leurs terres vers la Californie, et le film devient ainsi l’ancêtre des road-movie qui se développeront à partir des années 70. Et, dans ce trajet, Ford décrit une rencontre particulière à chaque arrêt. Par exemple chez le petit commerçant où la solidarité, sans que rien ne soit dit, se met en place, devant la pauvreté de la petite famille et la fierté du Grand-père qui ne veut pas qu’on lui fasse l’aumône. Ford, en quelques plans, parvient à montrer cette forme de résistance qui naît déjà, face à la violence subie et à la pauvreté.

On notera, entre autres scènes légendaires, l’arrivée de la famille Joad dans le premier camp : filmée en caméra subjective, on découvre la pauvreté en même temps que le camion avance. Ce plan subjectif fonctionne comme un contre-champ (on voit ce que voient les Joad) qui correspond en fait au champ : les pauvres du camp et les Joad se regardent comme appartenant au même peuple. Ici, voir l’autre c’est se voir soi-même : le contre-champ montre le champ (c’est un contre-champ miroir).
Ce type de fulgurance de mise en scène montre parfaitement comment le peuple, blessé, marqué, hagard, est déjà en train de se reformer, d’exister en prenant conscience de soi. Et il y a Casy bien sûr (là aussi un rôle légendaire de John Carradine), qui, avant de mourir en martyre, fait prendre conscience à Tom de ce qui se trame et lui donne cet élan irrésistible.



C’est cette prise de conscience progressive qui amène la double déclaration finale. Celle de Tom d’abord, célèbre et magnifique (qui devait clore le film, juste avant le plan montrant Tom s’éloignant sur la colline) et par laquelle Tom Joad, en héros fordien par excellence, dépasse sa propre condition et devient partie d’un tout. Puis la déclaration de Ma Joad, très forte elle aussi, dans sa vision du peuple pauvre mais uni (avec le fameux « We are the people »).

Les Raisins de la colère reste une pierre angulaire du cinéma américain, terreau de nombreux films et dont l’humeur à la fois contestataire et portant une forme de sagesse populaire inspirera une multitude d’autres films. Le Nouvel Hollywood y puisera une part de son inspiration (d’autant plus que le Nouvel Hollywood situera de nombreux films dans cette période charnière de la crise des années 30).
Il faut noter que la scène où Tom Joad se retrouve sous un pont, sous la pluie, dans ses premiers pas vers son engagement syndicaliste au côté de Casy évoque une scène similaire de Héros à vendre de W. Wellman, scène étonnante où l’Amérique est directement critiquée en ce qu’elle laisse les gens croupir dans leur coin (avec une violence que le Code Hays, qui n’existait pas encore, interdira par la suite).


vendredi 9 novembre 2018

L'Espion qui venait du froid (The Spy who Came in from the Cold de M. Ritt, 1965)




En pleine vague james-bondienne, L’Espion qui venait du froid emmène le spectateur bien loin du glamour faste, de l’exotisme (on ne sort guère de la grisaille des murs nus), des smokings, des gadgets et des facéties de Sean Connery. Mais, plus encore que son aspect réaliste (c’est-à-dire dénué de tout l’apparat hollywoodien), c’est l’humeur du film qui contraste terriblement avec les films de James Bond. On ne rêve guère dans ce film, la vie y est grise et morne et Alec Leamas (remarquable Richard Burton), espion usé et fatigué, est un individu lambda, perdu au milieu des autres, avec une vie tout aussi grise et morne, bien loin de l’allant patriotique de 007.



Le discours final sur l’espionnage est lapidaire et résume, à lui seul, le ton du film, aux antipodes de la légèreté hollywoodienne de James Bond : « Que pensez-vous que sont les espions ? Des philosophes moraux confrontant ce qu’ils font à la parole de Dieu ou de Karl Marx ? Non ! Ils sont juste une bande de bâtards malicieux et sordides comme moi : des petits hommes, des ivrognes, des homosexuels, des petits maris, des fonctionnaires jouant aux cow-boys et aux Indiens pour égayer leurs petites vies pourries. Pensez-vous qu'ils sont assis comme des moines dans une cellule, à trouver l’équilibre entre le Bien et le Mal  ? » (1).



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(1) : La tirade en anglais : “What the hell do you think spies are? Moral philosophers measuring everything they do against the word of God or Karl Marx? They’re not! They’re just a bunch of seedy, squalid bastards like me: little men, drunkards, queers, hen-pecked husbands, civil servants playing cowboys and Indians to brighten their rotten little lives. Do you think they sit like monks in a cell, balancing right against wrong?”

mercredi 7 novembre 2018

L'Inconnu (The Unknown de T. Browning, 1927)




Extraordinaire film de Tod Browning, indissociable de la performance incroyable de Lon Chaney. Cette performance est à la fois celle d’un athlète contorsionniste (il faut le voir boire tranquillement un verre en le tenant avec ses pieds) et celle d’un acteur exceptionnel : en un instant son visage passe de l’amour à la haine, de l’espoir le plus fou au désespoir. Le jeu de son visage, très expressif, apparaît étonnamment moderne.
Browning, avant même Freaks, se passionne déjà pour le cirque et pour la difformité. C’est que l’univers du cirque permet de jouer à la fois sur la frontière entre la réalité et l’apparence (avec la mise en scène des numéros de cirque) et sur la différence – ici très ténue – entre la normalité et la monstruosité. Et si on retrouve un trio amoureux classique (une femme et deux prétendants), les choses sortent vite de l’ordinaire : Malabar est un hercule, Alonzo n’a pas de bras et Nanon a une phobie des hommes qui la touchent sans cesse. Et le numéro de lanceur de couteaux que fait Alonzo avec Nanon prend des connotations sexuelles étonnantes dès les premières scènes (le numéro consistant à la déshabiller grâce à sa virtuosité au couteau).
Mais cette histoire qui peut sembler simple s'épaissit considérablement grâce au personnage d’Alonzo. D’une part Alonzo n’est pas celui qu’il dit être (sa difformité n’est pas celle que l’on croit) : dans ce monde de faux-semblant qu’est le cirque, le voilà qui dupe son monde. D’autre part, et c’est là que le personnage atteint des sommets tragiques, il allie sa duplicité criminelle avec une sincérité amoureuse totale qui le conduira jusqu’au don de soi le plus absolu. Ce paradoxe dans la personnalité d’Alonzo enrichit le romanesque du film et le conduit vers une fatalité tragique. L’erreur d’Alonzo, sans doute, est de vouloir résoudre ce paradoxe en faisant se rejoindre le mensonge et la réalité.  C’est en adoptant un corps monstrueux qu'il peut tourner le dos à son passé criminel. Le film, alors, entremêle la plus belle poésie et la plus grande cruauté et la beauté la plus douce avec la plus grande monstruosité, que ce soit celles de l’âme ou celles du corps.



Une fois encore on voit qu’en ces dernières années du muet le cinéma atteint les sommets, imprègne le cerveau d’images, excite l’imaginaire et la réflexion, avec peu de paroles, sans emphase, en convoquant les émotions humaines ou en s’appuyant sur des expressions universelles, comme ici le visage tordu de douleur de Lon Chaney.

lundi 5 novembre 2018

Une aventure de Billy le Kid (L. Moullet, 1971)




L’idée d’un western français est originale, certainement risquée (le western étant par nature américain), mais, de fait, intéressante. Venant de Luc Moullet, on s’attend, en plus, à quelque chose qui sorte des sentiers battus. De sorte qu’avant même de découvrir le film, on ne peut qu’être dans l’expectative.
Le film est une longue course-poursuite, un peu étrange, un peu foutraque, qui part un peu dans tous les sens, avec la rencontre d’une jeune femme, rencontre qui s’avère finalement non pas fortuite mais calculée et piégeuse. Et ce hors-la-loi sans affect et sans émotion va bientôt être ému. Mais le traitement un peu décalé et presque expérimental (la mare d’eau verte qui apparaît au cœur du paysage minéral) empêche toute émotion et il en ressort une histoire assez convenue et finalement peu convaincante.
Et puis, dans son film, Moullet semble s’intéresser avant tout aux décors : il veut sans doute prouver (à lui-même et aux spectateurs) qu’il y a des paysages de western en France. Certes. On pourra rétorquer qu’un western ne se résume pas à un décor. Il y a Jean-Pierre Léaud, aussi, mais qui semble exagérer son jeu, jeu par nature déjà faussement naturel mais qui, ici, rendu un peu plus faux qu’il n’est déjà, devient complètement forcé.


samedi 3 novembre 2018

La Veuve joyeuse (The Merry Widow de E. Lubitsch, 1934)




Sans être un grand Lubitsch, on retrouve dans La Veuve joyeuse beaucoup d’éléments qui composent tout l’univers et toute la dimension comique du réalisateur. On sait, bien entendu, que le comte Danilo et la riche veuve vont s’aimer et se retrouver mais on se délecte des obstacles rencontrés, des atermoiements, des quiproquos. Certaines séquences sont savoureuses.
Et puis, il faut bien dire, Maurice Chevalier, avec son accent français à couper au couteau, est parfait en french lover.


vendredi 2 novembre 2018

Henry, portrait d'un serial killer (Henry: Portrait of a Serial Killer de J. McNaughton, 1986)




Henry, portrait d’un serial killer prend le contre-pied de bien des films américains sur les tueurs en série. En effet il ne cherche ni à glorifier le tueur (comme dans Le Silence des agneaux qui lui prête une intelligence et un raffinement supérieurs), ni à mettre en scène les meurtres (Seven), ni à montrer une enquête qui avance pas à pas (Zodiac). Il ne montre pas non plus des scènes de ville classiques où un halo brumeux entoure un réverbère la nuit, alors qu’une femme au pas pressé se sent suivie. Non, ici il n’est pas question d’enquête ou de montées de tension et les meurtres sont traités le plus souvent comme autant d’ellipses. Et si c’est bien le tueur lui-même qui est scruté, il s’agit d’un tueur sans fard, sans artifice, qui partage un moment un appartement avec Becky et son frère Otis. Henry dont on ne saura à peu près rien (si ce n’est une histoire familiale épouvantable), qui tue sans cesse mais sans motivation particulière à l’encontre des victimes, qui sont choisies au hasard, comme elles se présentent (tout le monde, ici, peut être une victime).

Le film plonge alors dans un univers glauque, précaire et brutal, avec Otis, personnage complètement immature et égoïste et qui sera initié au meurtre par Henry. On verra Otis se repaître des films qu’il fait de ses propres meurtres. Certaines séquences jouent d’ailleurs avec le spectateur qui croit assister à un meurtre alors qu’en réalité il est du côté d’Otis, à regarder, comme lui, une cassette vidéo du meurtre commis auparavant. Dès lors c’est le malaise qui envahit le spectateur, qui a bien du mal à se distancier de cette ambiance d’autant plus que, Otis étant, dans sa bêtise antipathique, encore davantage repoussant, Henry devient le seul personnage auquel le spectateur puisse se rattacher.



Et le film n’abordant guère la cause (ni la conséquence) de ces meurtres, il laisse le problème complètement en suspens : Henry est en liberté et il tue, au hasard des rues. Il n’y a pas le commencement d’une enquête qui puisse laisser un espoir à la société qui héberge un tel monstre de s’en débarrasser.

Henry, portrait d’un serial killer par son austérité éprouvante, son absence d’empathie, son absence de clefs, aussi, pour comprendre les choses, se rapproche du Schizophrenia de G. Kargl où, là aussi, un monstre donnait libre cours à sa folie.