vendredi 29 janvier 2021

Vice (A. McKay, 2018)



Dans Vice, Adam McKay décortique les années Bush junior en scrutant la vie politique de Dick Cheney, son fidèle second. On retrouve le style du Casse du siècle dans cette volonté pédagogique de montrer l’envers du décor, tout en s’en donnant à cœur joie avec une liberté narrative plaisante.
Christiane Bale, dans un rôle encore une fois inattendu, confirme son talent et sa capacité étonnante à se transformer physiquement pour un rôle.
Le portrait est très féroce et Dick Cheney apparaît à la fois comme un Machiavel puissant et comme un Mabuse manipulateur, cause de tous les maux du monde. L’idée de jouer avec sa fragilité cardiaque pour le montrer plus insubmersible encore est très bonne (avec la greffe cardiaque en fin de film). Il n’est rien épargné contre celui qui, d’abord influençable dans ses jeunes années, deviendra l’éminence grise diabolique et terrible du pouvoir.
Mais, dans cette charge énergique et débridée contre Cheney, on retrouve le même sentiment un peu superficiel que dans Le Casse du siècle, peut-être à cause du ton du film, qui verse par moment dans la comédie satirique alors que son propos est effrayant.
Vice poursuit ainsi la lignée très américaine de films qui dissèquent la politique – et en donnent une image terrible –, aussi bien en montrant les travers du système (Tempête à Washington, Votez McKay ou encore Qui a tué le président ? de W. Richert), qu’en brossant des portraits – le plus souvent au vitriol – de présidents (on pense à Nixon ou W.).





mardi 26 janvier 2021

Le Vase de sable (Suna no utsuwa de Y. Nomura, 1974)



Splendide et original polar de Yoshitaro Nomura, qui, bien loin de s’en tenir aux films violents de type Yakuza, propose une atmosphère tout à fait différente, sur un rythme lent, qui permet d’entrer progressivement (comme le font les enquêteurs eux-mêmes) dans la compréhension de la psychologie du meurtrier et de son histoire singulière.
Dès lors, bien plus que l’enquête elle-même, c’est l’histoire du Japon qui intéresse Nomura. En effet le film propose, si ce n’est une réflexion, du moins un regard sur les deux Japons : celui d’avant-guerre, montré comme ancien et appartenant à un passé révolu, et celui, moderne, de l’après-guerre.
Le film répond à cette dualité en étant lui aussi, dans les grandes lignes, coupé en deux. La première partie se concentre sur la longue enquête de l’inspecteur Imanishi épaulé par le jeune Yoshimura, enquête emplie de fausses pistes, d’impasses, et dont l’avancée ne tient qu’à un fil. Puis vient le moment du rapport à ses pairs (et aux spectateurs) de Imanishi, en même temps qu’un magnifique montage parallèle montre Waga Eiryo lors de son concert et le même, enfant accompagnant son père lépreux, lorsqu’ils étaient des parias chassés de village en village.
Le texte final, qui précise combien ce temps où les lépreux étaient chassés est désormais révolu, oriente l’interprétation du film vers les deux époques du Japon que montre le film.
Ces deux époques sont d’ailleurs aussi habilement montrées comme séparées dans l’espace. Et le film joue de la correspondance entre espace temporel et espace géographique : l’enquête conduit les inspecteurs dans le Japon du Nord qui est montré comme un Japon du passé, avec ses traditions, ses maisons en bois, ses villages loin de tout, ses chemins de fer désuets. Au contraire, Tokyo est moderne, avec ses bars de luxe ou ses wagons récents.

Le temps et l’espace se conjuguent donc pour montrer combien l’histoire de Waga enfant appartient à un passé qu’il veut voir disparu à jamais – quand bien même son père n’est pas encore mort – et qu’il communique avec lui autrement, par-delà l’espace et le temps, par la musique. Cette démonstration n’est pas réellement dite mais elle est suggérée par l’image et la musique dans cette magnifique et longue séquence où le temps et l’espace se croisent.


Et le film, qui procure une forte charge émotionnelle (en particulier avec le concert qui vient appuyer les images de misère du père et de son fils), ne distille aucune nostalgie, preuve que Nomura, conscient du passé, fait comme son meurtrier : il communique avec ce passé, mais il ne l’intègre pas réellement dans le présent, pour ne pas condamner ou remettre en cause l’avenir.

Le film brasse également des motifs visuels (collines verdoyantes dans le brouillard ou la pluie, villages isolés dans la montagne ou en bord de mer, chemins de fer qui coupent le paysage, banlieues entre béton et verdure, etc.) que l’on retrouve souvent dans le cinéma japonais, qu'il soit ancien ou beaucoup plus récent : bien loin du simple polar, Le Vase de sable propose un rapport au paysage et à la Nature qui déborde largement le film de genre.




samedi 23 janvier 2021

Le Cheik blanc (Lo sceicco bianco de F. Fellini, 1952)



Avant de dépasser le néoréalisme en faisant exploser son style très onirique et si caractérisé, Fellini s’attaque à la démystification non pas directement du cinéma (comme le fera Visconti dans Bellissima) mais du roman-photo, avec l’aventure de cette jeune femme timide et adoratrice d’une série télévisée qui cherche à rencontrer son héros.
Dans un beau montage parallèle, Fellini parvient à montrer à la fois le pathétique de la situation du pauvre Ivan, qui se croit abandonné par sa femme tout en cherchant à sauver la face devant sa famille, et Wanda qui découvre l’envers du décor du tournage de la série.
L’adoration de Wanda pour le héros de la série est basée sur un mensonge, une fausseté qui cache une réalité prosaïque et terne, loin de l’héroïsme échevelé des personnages. Alberto Sordi (génial, comme toujours) incarne parfaitement la trivialité qui se donne des airs, ce faux héros et vrai profiteur, lâche et infiniment petit.
Si Fellini est encore très influencé par le néoréalisme dont il descend en droite ligne, on voit déjà apparaître en filigrane ce qui sera bientôt son univers : le film est moucheté de personnages pittoresques, d’une ambiance de cirque, de faux-semblants, d’une structure sociale organisée autour de la religion, d’illusions, d’images incongrues sur la plage, d’errance. On y trouve aussi, le temps d’une apparition, le petit rôle de Giuletta Masina en prostituée qui inspirera celui de Cabiria.


jeudi 21 janvier 2021

Têtes de pioche (Block-Heads de J. Blystone, 1938)

 

Si le fameux duo Laurel et Hardy a su gérer le passage au parlant, Têtes de pioche a beaucoup vieilli (davantage, sans doute, que certains métrages muets du duo).
L’équilibre entre Laurel et Hardy est par moment incroyable (et jusque dans le scénario puisque les deux personnages qu'ils incarnent ne peuvent vivre que quand ils sont ensembles : séparés, l’un s’enferre dans sa tranchée et l’autre dans une vie de couple cadenassée) mais le film lui-même, constitué d’une suite de gags plus ou moins réussis, reste trop convenu et répétitif. Il travaille en réalité chaque situation en reprenant toujours le même motif, construit autour du regard de
l'un sur l'autre (le naïf rêveur Laurel houspillé avec fracas par Hardy), mais on est loin du jeu merveilleux de Chaplin ou des situations et du rythme de Buster Keaton.



 

mercredi 20 janvier 2021

Les Frères Sisters (The Sisters Brothers de J. Audiard, 2018)

 


Très belle surprise que ce western de Jacques Audiard. Trois ans après son très faible Deephan, le voilà qui change du tout au tout et s’attaque au western, genre très délicat pour un réalisateur français.
En effet, aborder le western est chose rare et difficile : il n’y a qu’assez peu de réalisateurs qui s’y sont frottés en France soit directement (par exemple Luc Moullet ou Jean Kounen, sans que le résultat ne soit jamais très convaincant) soit indirectement, en reprenant des codes du genre mais sans que le film soit directement un western (dans des films d’action souvent simplistes).
Mais, avec Les Frères Sisters, Audiard réussit au-delà de toute espérance : il parvient à suivre des codes du genre tout en les mettant à sa sauce. Il s’extirpe ainsi à la fois des films français et de leur pesanteur idéologique (après Deephan il fallait tourner la page) et il trouve, dans le très lourd héritage américain, quelques ornières qu’il lui plait de suivre. Refaire un western très américain en épousant des codes classiques est pourtant risqué. Ici les héros sont des tueurs et le film décrit des prospecteurs qui cherchent de l’or dans les montagnes : autant de personnages et de situations cent fois filmés. Mais Audiard parvient à s’approprier le genre et ses personnages, qui démarrent comme des antihéros rustres et antipathiques, suivent un long chemin de rédemption, avec, en particulier, l’étonnant moment où une improbable communauté se forme. Communauté d'ailleurs trop hétéroclite pour n’être pas éphémère.
Mais Audiard parvient à filmer l’Amérique, dans un moment clé du récit américain : les paysages puissants, la confrontation à la Nature sauvage, la loi des colts, la violence sans entraves, l’entraide pour y faire face. Il en ressort un film à l'humeur américaine étonnante. Et Les Frères Sisters gagne aussi beaucoup de l’épaisseur que prennent peu à peu les deux frères, au travers de la découverte de leur histoire personnelle, avec leur glissement vers leur métier de tueur, l’aîné – le moins dur des deux – qui n’a pas su protéger son jeune frère de leur terrible père. Et cette relation complexe entre eux devient le fil rouge magnifique du film. La séquence finale, qui raccourcit et agrège en un plan plusieurs moments chaleureux à demi-vécus et à demi-rêvés, est remarquable.


S’appuyant sur des acteurs très solides (Joaquin Phoenix, Jake Gyllenhaal et le très bon John C. Reilly), on retrouve, dans ce western très réussi, le parfum d’aventures de certains westerns de Jacques Tourneur (Le Passage du Canyon) ou d’Anthony Mann (The Far Country).


lundi 18 janvier 2021

Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (C. Akerman, 1975)



Important et singulier film de Chantal Akerman qui, inspirée par le cinéma d’avant-garde américain, filme ce que le cinéma, d’ordinaire, ne filme pas : la répétition des gestes quotidiens les plus triviaux, montrés comme autant de rituels domestiques répétitifs et aliénants, dont rien ne sort d’autre que la vie minimale qui continue. Elle montre le quotidien un peu comme l’instinct animal, qui est souvent décrit comme une suite d’actions rituelles qui s’enchainent imperturbablement.
Et, en fin de film, la jouissance vient rompre la roue écrasante de l’habitude : sortie de son ornière aliénante, Jeanne Dielman dysfonctionne, brise ce qui a brisé la répétition sans fin des mêmes gestes. Cette fin évoque La Promenade de Maupassant (le meurtre remplaçant ici le suicide).

Bien sûr Akerman propose un style on ne peut plus rébarbatif, non seulement en s’attachant à ces sempiternels gestes domestiques, mais aussi en prenant plusieurs parties pris stylistiques : il y a du Ozu, évidemment, dans le style d’Akerman, qui ne bouge jamais sa caméra, reste fixée imperturbablement, captant les gestes, tout aussi imperturbable. Et tous ces moments, qu'il s'agisse de se coiffer ou d'éplucher des pommes de terre, sont filmés dans une durée de quasi temps réel, la caméra immobile ne suspendant pas la narration mais l'arrêtant véritablement sur ces moments inutiles. Inutiles de prime abord seulement, puisqu’en réalité c’est bien là l’objet que scrute Akerman : elle filme la routine à la fois dérisoire et happante, celle qui accapare toute la vie et n’accepte rien en dehors d’elle. Akerman propose un regard très moderne sur le quotidien de la femme au foyer, exagéré, évidemment par le fait qu’elle se vende aux hommes, mais en le montrant par le jeu d’ellipses (qui, pour le coup, tranchent avec la manière d’enregistrer dans leur durée réelle les gestes quotidiens) et avec le même détachement machinal et aliénant.


Le film, très long et très lent, raconte peu et c’est sa forme même qui est partie prenante de ce qu’a à dire la réalisatrice (c’est là une des forces du film). La présence étonnante de Delphine Seyrig dans le rôle-titre est un autre parti-pris réussi : l’actrice ne correspond pas du tout, bien au contraire, à l’image de la femme banale, prise dans un quotidien quelconque. Mais ce décalage renforce le propos et l’élève au rang d’une dénonciation efficace sans qu’il y ait besoin de mots pour le dire.



samedi 16 janvier 2021

Les Complexés (I complessi de D. Risi, F. Rossi et L. F. D'Amico, 1965)

 

Les trois longs sketchs qui constituent Les Complexés laminent tour à tour la société italienne et vont crescendo : le premier – Une journée décisive de Dino Risi avec Nino Manfredi –, très bien construit mais manquant un peu de rythme, s’appuie sur le personnage de l’homme falot, à rebours de la caricature habituelle de l’homme italien ; le deuxième – Le Complexe de l’esclave nubienne de Franco Rossi avec Ugo Tognazzi – cogne sur la bonne morale avec délice, quand le troisième – Guillaume « Dents longues » de Luigi Filippo D’Amico avec Alberto Sordi –, est tout à fait génial. Dans les trois cas la chute est parfaite et cinglante.
Dans ce dernier sketch, quand bien même on comprend très bien où le scénario va nous amener, la vis comique fonctionne à plein et l’on retrouve ce regard acerbe, cruel et drôle sur la société (regard qui animait si parfaitement Les Monstres). Derrière ce « dentu », le film dresse une galerie de portraits de personnages veules, insipides, truqueurs ou lâches. Le propos est à double fond puisque le sketch tire à boulets rouges à la fois sur l’hypocrisie du culte de l’apparence (avec le jury de la chaîne de télévision qui ne sait comment se débarrasser de cet encombrant candidat) mais aussi sur l’Italien vantard et sûr de lui (le « Dentone » lui-même). C’est que le Dentone n’est pas seulement un pauvre bougre malmené par son physique grotesque – c’est là le génie du scénario –, il est aussi suffisant et sûr de lui. Mais, sans cette suffisance insupportable (qui répond à des capacités intellectuelles hors-normes à l’origine de gags savoureux), il se ferait écraser par la société et son culte de l’image. Comme il se doit et comme dans toute grande comédie italienne, tout le monde, on l’a compris, en prend pour son grade.



jeudi 14 janvier 2021

La Femme de l'année (Woman of the Year de G. Stevens, 1942)

 

Premier film mettant en scène Spencer Tracy et Katharine Hepburn (et c’est là l’essentiel de son importance cinéphilique), La Femme de l’année donne le ton qu’auront beaucoup de ses suites, qui verront ainsi toujours l’ami Tracy avec sa bonhommie tranquille secoué par le punch cassant de la femme indépendante surjouée de Hepburn.
Mais La Femme de l’année, comédie de mœurs et de remariage, manque de rythme (on n’est pas dans la screwball comedy et c’est un peu dommage) et le trait de la caricature est vraiment trop épais. Tess, la femme indépendante par essence, est une journaliste qui cumule les entrées dans toutes les ambassades, parcourt le monde, parle plusieurs langues, est d’une culture savante et aristocratique alors que, dans le même temps, elle ne sait pas casser des œufs pour faire une omelette (en particulier dans la très laborieuse séquence finale). Sam, de son côté, journaliste sportif qui ne demande qu’à boire un verre au bar du coin avec ses amis en discutant du match de baseball de la veille, devient donc, après le mariage, homme-objet, un peu encombrant parfois (lors des réceptions dans la haute société), en une inversion amusante du rapport homme-femme.
Mais si le film vient donc jouer avec autorité sur l’émancipation de la femme, la fin vient contredire tout le reste du scénario. En effet le twist final nous montre Tess qui assure être prête à renoncer à toute son indépendance, à mettre au second plan tous ses engagements professionnels et à apprendre à cuisiner, promettant ainsi de respecter son engagement marital pour se consacrer d’abord à son mari et au foyer familial. On conviendra que la ficelle est un peu grosse et date terriblement le film qui, dans ses deux premiers tiers – malgré des lourdeurs et un manque de rythme –, n’avait jusqu’alors pas trop vieilli. Mais, avec cette fin surprenante (et qui vient en conclusion d’une scène comique ratée), le film devient non seulement conservateur mais tout à fait rétrograde.
George Stevens est bien peu convaincant dans la comédie et l'on préférera nettement – pour rester dans ce genre avec les mêmes acteurs et des rapports de force similaires entre personnages – Madame porte la culotte de Cukor, qui est sans doute le meilleur film associant les deux stars.


vendredi 8 janvier 2021

Dans ma peau (M. de Van, 2002)



Si Marina de Van semble bourrée d’idées dans ce premier film prometteur, on regrette aussi, en suivant la même logique, qu’elle n’aille pas au bout de son idée.
En effet, si le film est axé sur la découverte, par son personnage, de son corps, de ses troubles ou de ses penchants, on ne sait pas trop comment, ensuite, elle va pouvoir composer avec, dans sa vie sociale. On aimerait un peu la retrouver au boulot scarifiée comme elle est. C’est-à-dire qu’il manque peut-être une seconde confrontation (la confrontation sociale) après celle d’Esther face à elle-même. Notons que l’on regrette moins la confrontation avec son ami, puisqu’on a bien compris qu’il s’énervait sans trop chercher à comprendre et, surtout, on ne regrette pas Laurent Lucas qui surjoue médiocrement et péniblement.
Pour le reste, l’ensemble est plutôt réussi, notamment la scène du repas, où Esther devient non seulement étrangère à ce qui se dit autour d’elle, mais aussi, de façon plus fine, étrangère à son propre corps. Au-delà des scènes évoquées qui tournent au gore, le malaise est très bien rendu, avec par exemple le désespoir d’Esther quand elle découvre que les petits bouts de peau qu’elle a arrachés, sèchent et meurent. On pense à La Mouche, quand Brundle, en perdition, garde comme autant de reliques, les organes qu’il perd peu à peu dans une armoire terrible.
Et de Van, bien sûr, a le bon goût de ne rien dire des pulsions d’Esther, ni d’où elles viennent ni où elles vont. Rien d’autre que des sensations folles qui surgissent et l’assaillent.