mercredi 27 février 2013

L'Avventura (M. Antonioni, 1960)



L’expérimentation et la recherche d’Antonioni s’expriment parfaitement dans ce film qui créa les controverses les plus vives dès sa sortie : il s’agissait pour les uns d’une recherche créative qui emmenait le cinéma dans de nouvelles directions, pour les autres d’une mascarade tant le film ne signifie rien et raconte peu.
Il est bien certain que le film marque une frontière nette entre deux cinémas (le classique et le moderne) et explore deux manières de conduire un récit.
Si le récit commence lentement mais de façon conventionnelle (quelques jeunes fortunés font une croisière en Méditerranée) Antonioni va rapidement perdre le spectateur puisque le personnage qui était jusqu’alors ressenti comme le personnage principal (Anna, joué par Léa Massari) va disparaître du récit (au cours d’une balade sur une île Anna disparaît). On se souvient qu’Hitchcock, dans Psychose avait ainsi construit un premier récit, articulé autour de sa star, dont la mort prématurée, totalement inattendue et violente, scotchait le spectateur. Mais cette mort servait à Hitchcock à embrayer sur un autre récit, principal celui-là qui tenait en haleine le spectateur. Rien de tout cela ici, puisque Anna sera bien cherchée quelques temps par ses amis, mais, assez vite, elle sera oubliée par les jeunes gens qui continueront leur périple, périple sans réelle queue ni tête, empli d’une béance qui constitue en fait la substance même du cinéma moderne.



Le spectateur a donc de quoi être désarçonné et il faut s’en remettre à la technique d’Antonioni, à son sens de cadrage ou du découpage, pour bien comprendre à quel point cette béance, cette absence de détermination des personnages, et donc du récit, est recherchée et travaillée. Les personnages ne vont plus d’un point A à un point B, ils errent en chemin. Le héros classique (celui qui, par ses actions, modifie des situations) n’est plus, il n’y a ni suspense, ni intrigue, ni question qui trouvera sa réponse pour accrocher le spectateur (Anna, par exemple est vite oublié et il n’est plus question d’elle ; rien ne viendra expliquer sa disparition). A la froideur du style, répond l'incommunicabilité entre les personnages.



Antonioni se place ici dans la continuité de l’approche de Rossellini, qu’il mène encore plus loin. On se souvient de l’errance du petit Edmund dans Allemagne année zéro, de celle de Karin dans Stromboli, ou encore du couple dans Voyage en Italie. Antonioni étend cette errance au récit lui-même.

On comprend alors à la fois l’importance d’Antonioni qui explore une nouvelle voie du cinéma (qui sera suivie, par exemple, par Godard), mais une nouvelle voie bien loin d’un récit classique et bien difficile d’accès pour le spectateur, à tel point qu’il puisse rebuter et être tout à fait détesté. J. Lourcelles – qui n’aimait guère le cinéma moderne – n’a pas de mots assez durs à son endroit, en conseillant de voir, tout de même, un film d’Antonioni, afin de mieux apprécier, par contraste, la qualité des vrais grands cinéastes.

lundi 25 février 2013

Rocco et ses frères (Rocco e i suoi fratelli de L. Visconti, 1960)




Après son (lumineux) détour vers l’aristocratie dans Senso puis ses Nuits blanches tournées en studio, Visconti revient vers le ton néo-réaliste de ses premiers films.
Il brosse, sur ses terres milanaises, un portrait sinistre de la ville à la fois sur le plan graphique (Milan semble n’être qu’une succession d’immeubles défraîchis, de rues sombres et de logements vétustes) et sur le plan humain (les petits boulots que trouvent tant bien que mal les frères laissent peu d’espoir en un avenir meilleur). Visconti illustre la difficulté pour l’Italie d’unir le Nord (économiquement riche et industriel) et le Sud (pauvre et délaissé).
Montrant ses qualités de peintre à l’écran, Visconti suit rien moins que la trajectoire des cinq fils de la Mamma Rosaria Parondi, d’abord unis comme les doigts de la main mais que leur trajectoire, autant sociale qu’amoureuse, va écarter, jusqu’à les opposer.


Débarquant du Sud de l’Italie pour l’industrieuse Milan, la petite famille fait ce qu’elle peut. Si Vincenzo tente de s’intégrer (c’est sa famille qui empêche sa mise en ménage), Simone s’abîme dans la corruption de la cité et verse dans la criminalité. Rocco, lui, au visage d’ange, est le cœur battant de la fratrie en ce qu’il s’incline et renonce à lui-même pour ses frères (le sacrifice chrétien de l’ange), en particulier Simone, qui est comme son double malfaisant. Visconti sent très bien combien le familialisme peut déborder vers la tragédie. Rocco qui n’acceptera pas de gagner le cœur de Nadia et de la prendre à Simone.
La boxe sera le lien violent entre les frères : Rocco rachètera la dette de Simone qui passera à tabac son frère… Le regard communiste de Visconti s’exprimant dans cet univers où les muscles sont exploités : la boxe devient la métaphore de la violence capitaliste. Capitalisme qui, plus encore que la violence sur les êtres, les désunit, ce que dénonce violemment Visconti.


Rocco sera ainsi entraîné par la dérive de Simone qui ira jusqu’à tuer Nadia, symbole de cette jeunesse perdue que rien ne vient sauver. Cette séquence de la mort de Nadia est un sommet tragique dans le romanesque puissant du film.
Plus encore qu'Alain Delon (incroyable Rocco, tout en intériorité) ou Renato Salvatori (qui construit un Simone pulsionnel et violent), c’est Annie Girardot qui explose à l’écran : son interprétation de Nadia, la fille perdue, est exceptionnelle.


On notera néanmoins que, dans le choix des interprètes, Visconti s’éloigne du néo-réalisme : avec Alain Delon, on est bien loin des pêcheurs de La Terre tremble. On sent là combien le film marque la fin de la première carrière de Visconti, et qu’il se tournera vers un autre crépuscule : celui d’une classe aristocratique dont il peindra désormais la décadence.


samedi 23 février 2013

La Ligne générale (Генеральная линия de S. M. Eisenstein, 1929)




Important film d’Eisenstein qui, comme toujours, est coincé dans le cardan des desideratas du parti. Son film se voulait être un destin individuel (celui de la jeune Marfa), mais il devint progressivement une propagande sur la beauté et l’efficacité des fermes collectives. La dimension de propagande – ou même parfois de publicité – saute aux yeux mais ne doit pas empêcher les qualités du film, notamment toutes les innovations de son auteur.



En effet, ce que l’histoire du cinéma retient c’est bien plus la mise en scène d’Eisenstein, avec ses mouvements de caméra, ses gros plans des paysans et, bien entendu, son montage si novateur.
On sait combien Eisenstein avait théorisé le montage, le film est un exemple d’application des principes qu’il a énoncés. C’est ainsi que de nombreuses séquences, de par leur découpage, sont entrées à la postérité, avec par exemple le célèbre montage parallèle lorsque l’écrémeuse se met à fonctionner.



Et, de façon plus générale, c’est tout le film qui monte en tension grâce au travail sur le rythme du montage des séquences.

Si, dans son propos le film s’écarte donc de ce que voulait dire Eisenstein, il a eu davantage la main sur le montage. Encore qu’il faille nuancer le propos : ses travaux de montage n’étaient pas du goût du pouvoir qui remodela certaines séquences. La patte géniale d’Eisenstein sur La Ligne générale est ainsi entrecoupée par des scènes insérées après coup.

jeudi 21 février 2013

L'Amour de l'actrice Sumako (Joyu Sumako no koi de K. Mizoguchi, 1947)





Après Cinq femmes autour d’Utamaro, il s’agit d’une autre déclaration de Mizoguchi à l’amour de l’art, mais en s’appuyant cette fois, non plus sur le dessin, mais sur le théâtre.
Il montre ici que l’amour entre Sumako et Shimamura les transcende et se matérialise dans leur amour du théâtre : elle est celle qui peut interpréter la pièce qu’il rêve de mettre en scène ; il est celui qui peut la diriger. Cet amour, qui est indissociable d’une passion pour le théâtre, leur permet de dépasser les conventions sociales. Ils sacrifient tout à cet amour et à cette passion : leur amour adultérin vivra envers et contre tout et c’est contre l’avis des intellectuels et de la société qui les entourent qu'ils vont se lancer dans une aventure artistique.
Mizoguchi, comme souvent (en continuant de s’appuyer sur son fidèle scénariste Yoda), parvient à mêler un regard sur la société, une histoire d’amour entre deux êtres incomplets l’un sans l’autre, un combat féminin et un sacrifice passionnel pour l’art.

mardi 19 février 2013

Indiscrétions (The Philadelphia Story de G. Cukor, 1940)




Amusante comédie romantique de George Cukor, au casting prestigieux (c’est la seule affiche que se partagent Cary Grant et James Stewart) et qui s’amuse à faire craquer le vernis brillant de la haute société américaine.
Lorgnant du côté de la comédie sophistiquée (autour du ressort du remariage) plus que de la screwball comedy pure (malgré Cary Grant qui s’y prête aisément, mais le rythme du film n’est pas du tout le même), Cukor reprend une recette déjà aperçue dans Les Invités de huit heures, par exemple, où il peignait déjà les mœurs et les travers aristocratiques.
Le récit s’appuie sur un personnage écrit sur mesure pour Katharin Hepburn dont la posture froide et cassante (et toujours un peu outrancière) passe très bien ici. L’enjeu du film étant dans le craquèlement de la carapace du personnage, à la fois sous les coups de butoir ironique de son ex-mari Dexter (Cary Grant) et des quiproquos liés au journaliste Macaulay (James Stewart). Chaque acteur, en fait, est dans son registre favori, ce qui contribue sans doute à la fluidité de l’ensemble, malgré le trait forcé de chacun des personnages.


Cukor joue avec les ressorts habituels du genre : jeux de séduction et luttes amoureuses, entremêlés ici avec une lutte des classes, entre la haute société et les journalistes venus incognito. On se chamaille, on s’embrasse, on se bat, on se supporte, etc. Le tout dans un élan comique incessant, avec des dialogues cinglants, des situations très drôles et des connotations sexuelles étonnantes.

lundi 18 février 2013

Les Trois âges (The Three Ages de B. Keaton, 1923)




Pour son premier long métrage, Buster Keaton reprend la trame générale d’Intolérance de Griffith en s’amusant à représenter un triangle amoureux à trois époques différentes (la préhistoire, l’époque romaine et l’époque contemporaine), comme une expression directe de l’universalité de ces jeux d’amour.
Keaton fait se confronter l’aventurier et l’adorateur fidèle pour conquérir le cœur de la Belle (et convaincre le futur beau-père) : il reprend ainsi les deux grandes images masculines produites par le cinéma américain et souvent mises en scène dans le western.
Il s’ensuit un grand montage en parallèle, au cours duquel Keaton donne toute son énergie dans des scènes burlesques qui se succèdent, avec cette adaptation si drôle à chaque époque. Pour l’époque préhistorique, Keaton s’en donne à cœur joie, en n’hésitant pas à se promener à dos de Diplodocus, le gourdin à la main, avec sa tunique en peau de bêtes. Et il multiplie les détails anachroniques, les costumes ridicules, les parodies, et bien sûr, les acrobaties, avec toujours des gags réglés comme des horloges suisses.


Keaton égratigne aussi bien la grandiloquence du cinéma (faisant le pastiche de Griffith, la critique se fait mordante) que les conventions sociale et il secoue la morne normalité de la  vie des hommes (il faut voir Keaton/Daniel faisant une manucure au lion). La (triple) séquence finale est admirable de drôlerie.


Par ce premier film (dont on retrouve la trace jusque dans Les Monty Python), Buster Keaton pose sa première pierre (déjà angulaire) dans le cinéma burlesque.

mercredi 13 février 2013

Vampyr (Vampyr - Der Traum des Allan Grey de C. T Dreyer, 1932)




Œuvre magistrale et très novatrice de C. T. Dreyer, qui ouvre les portes d’un autre monde, celui d’un entre-deux indéfini, secret et fantomatique.
Dreyer part non pas de la trame de Stocker mais de nouvelles irlandaises (Carmilla et L’Auberge du dragon volant de J. S. Le Fanu) et il s’écarte du Nosferatu de W. F. Murnau aussi bien que du Dracula de T. Browning (jusqu’alors les deux œuvres – quoique très différentes – qui dominent le thème du vampirisme) pour proposer une vision totalement différente.
Le film de Dreyer est un voyage vers un lieu étrange, surnaturel, que l’on ne saisit pas vraiment. L’image est comme nimbée d’un voile qui recouvre tout, qui situe la narration hors du temps, hors de l’espace (la pellicule a été accidentellement surexposée, ce qui donne à l’image cette teinte ouatée particulière, presque impressionniste, que s’est approprié aussitôt Dreyer). Le trajet d’Allan Gray, qui s’installe à l’auberge, va de surprise en surprise et découvre le village menacé par le vampire, est comme un rêve ou plutôt comme un endormissement progressif (un état hypnagogique pourrait-on dire), qui conduit jusqu’à la vision par Allan de son propre ensevelissement dans un cercueil (par d’étonnantes vues en caméra subjective).



Plus que le récit bien construit d’une découverte, le film est donc une plongée progressive dans le surnaturel. Il n’est pas question ici de dérouler une histoire (qui serait une histoire d’épouvante, comme tant de films sur le thème) mais il est question d’une déambulation incertaine dans un entre-deux. Parcouru de personnages inquiétants, d’indices omniprésents de la mort qui rôde, d’un étrange livre qui décrit d’anciens rituels, cet entre-deux est rendu fascinant par le style de Dreyer.
C’est que la virtuosité et le génie de Dreyer éclatent à chaque plan : sa caméra est sans cesse en mouvements, avec des cadrages baroques, des angles de vue violents, et, toujours ce voile étrange sur l’image. Impossible donc de déchirer cette brume qui persiste, de s’appuyer sur le confort d’une narration distincte ou d’un plan calmé et raisonnable : ici tout n’est qu’incertitude, onirisme, cauchemar. Et on ressent combien c’est cette peinture étrange, parfois abstraite, bien plus que le récit lui-même, qui est le terrain du vampire, celui où il sévit et que c’est sa manière à lui d’entraîner le monde vers la mort.



lundi 11 février 2013

L'Opinion publique (A Woman of Paris de C. Chaplin, 1923)




Magnifique film de Charlie Chaplin qui surprend son monde (et les spectateurs) en réalisant un film dramatique, très loin du burlesque qui le rendit si célèbre, sans son personnage fétiche qui était alors indissociable de son nom.
Si le film fut un échec public, il est pourtant remarquable et Chaplin montre sa grande sensibilité cinématographique : en demandant à ses acteurs un jeu très moderne, tout en sobriété, loin des exagérations issues du théâtre et qui envahissaient encore le muet, il cherche à faire passer l’émotion par une attitude, un regard. Et le film est traversé de fulgurances de mise en scène (depuis des ellipses magistrales jusqu’à la fameuse scène du train arrivant en gare, où l’on ne voit pas le train mais seulement les reflets des wagons qui passent, la caméra restant fixée sur Marie).



Bien évidemment, L’Opinion publique n’offre pas cet équilibre fou des plus grands Chaplin (l’équilibre du rire et des larmes), mais il peint avec génie le destin d’une femme qui passe par différentes conditions, aspirant à une vie mondaine, avant de finir auprès des enfants pauvres à la campagne. Il peint en fait, avec facilité et acuité cet arrière-plan social qui habite les films où Charlot lui-même est présent. On regrette alors, peut-être, que Chaplin n’ait pas souhaité davantage se cantonner à la réalisation, de sorte que l’attention du spectateur puisse se décentrer un peu du personnage de Charlot lui-même pour aller explorer davantage la richesse de ce que Chaplin filme.
Mais on voit bien, à l’échec du film en salle, combien Chaplin était alors prisonnier de Charlot : le public ne permettait pas (du moins pas encore, Chaplin devra attendre 1940 avec Le Dictateur) au réalisateur de s’exprimer autrement qu’à travers son personnage si familier et au succès si considérable.

mercredi 6 février 2013

Le Père Noël est une ordure (J.- M. Poiré, 1982)




Cette adaptation de la pièce de théâtre à succès est une vraie réussite. En choisissant de rire à partir d’un matériau très triste et socialement très dur (la solitude et le rejet un soir de Noël), le film frappe très fort. Le ton caustique n’épargne personne (ce qui est primordial quand on choisit un tel thème).
Par rapport aux Bronzés font du ski, film précédent de la petite troupe, Le Père Noël est une ordure est davantage un huis-clos et on n'a pas cette impression, trente ans après sa sortie, qu'il dresse un portrait de la France de l'époque. Mais l’emballement du film, à partir du moment où tous les différents protagonistes se retrouvent dans l’appartement de SOS Détresse Amitié, donne lieu à une suite ininterrompue de gags et de situations très drôles à un rythme effréné. La fin tourne même au Grand-Guignol en osant aller jusqu’au sordide, avec le dépanneur abattu par erreur qui est découpé en morceaux, là où, dans la pièce de théâtre, l’immeuble finissait par exploser.
Il est amusant d’observer que le film n’a pas eu un très grand succès en salle et que c’est par le biais de ses multiples diffusions à la télévision qu’il est devenu aussi célèbre.



lundi 4 février 2013

Le cinéma selon Jacques Tati



Pour Jacques Tati, « le cinéma, c’est un stylo, du papier et des heures à observer le monde et les gens ».




samedi 2 février 2013

Merci pour le chocolat (C. Chabrol, 2000)




Toute la perfection glaçante de Claude Chabrol s’étend dans Merci pour le chocolat, où une trame classique (l’introduction d’un désordre dans une famille va progressivement perturber tout le bel agencement) permet au réalisateur d’égrener ses thèmes habituels (la famille bourgeoise, les faux-semblants, des mystères enfouis). Et c’est tout en subtilité qu’il révèle le malaise et le terrible mensonge caché, à coup de doutes, de détails, de flash-backs complices, d’inquiétants instantanés sur lesquels on ne s’attarde pas dans un premier temps. Et puis, au fur et à mesure, l’énormité des choses enfouies refait surface. L’interprétation est parfaite, avec notamment une remarquable Isabelle Hupert, qui joue la fausseté même, et, derrière le masque, une froideur vénéneuse.


Et le piano de La Marche funèbre de Liszt accompagne le film et signe le plan final magnifique, avec ce visage douloureux où des larmes coulent comme par une fêlure.