vendredi 30 juin 2017

La Poursuite impitoyable (The Chase de A. Penn, 1966)




Autour d’une trame assez classique (il n’y a pas ici la liberté de ton déployée dans Le Gaucher et que l’on retrouvera dans Little Big Man), Arthur Penn profite d’un fait divers pour tirer un portrait corrosif de l’Amérique de son époque, avec une ville qui se déchaîne et révèle sa violence, son racisme et son conformisme arrogant.
Les réactions de la ville devant le retour au bercail de Bubber, l’enfant du pays évadé, permettent, au travers du microcosme de la bourgade, de montrer combien la société américaine, derrière ses dehors présentables, est profondément pourrie. Les dénonciations, les passages à tabac gratuits, la calomnie, l’arrogance violente et sûre d’elle-même, l’ivresse ravageuse, les passe-droits, tout cela transforme la ville en une cocotte-minute dont le shérif (excellent Marlon Brando, avec ce flegme puissant si caractéristique), qui tente de sauver ce qui peut l’être, ne parvient pas à éviter l'explosion.
On pense à Fury, avec la violence incontrôlable de la foule, ou à Boulevard des passions, avec la corruption latente et les arrangements qui se retournent contre le shérif.


mercredi 28 juin 2017

The Neon Demon (N. Winding Refn, 2016)




Les premiers pas dans le mannequinat de la belle et jeune Jesse sont l’occasion pour Nicholas Winding d’un film très esthétique, plastiquement abouti, avec des jeux d’ambiance, de couleurs et de sons libres et déchaînés.
Mais au-delà de cette chorégraphie formelle où toute l’habileté de N. Winding se déploie et qui rappelle, par moments, Mulholland Drive, le film est hanté par des pulsions de mort – celles-là même qui hantent ce milieu –  qui rôdent autour de Jesse. On est dans un cinéma naturaliste (dans le sens de Deleuze) où les pulsions du monde d’origine viennent hanter le film, comme un sous-bassement à tout l’univers de la mode et aux sacrifices physiques imposés pour exister dans ce milieu.
Et la violence névrotique et glaçante enfle peu à peu jusqu’au paroxysme inévitable, empreint de meurtre et de cannibalisme.


lundi 26 juin 2017

Cléo de 5 à 7 (A. Varda, 1962)




Beau film d’Agnès Varda, qui promène sa Cléo pendant une heure et demie, à coup de chapitres qui se succèdent, dans un format rare (la durée diégétique correspondant à la durée du film). C’est le temps d’une déambulation pour Cléo (qui se prénomme en réalité Florence), en attendant des résultats d’un examen médical. Le film est très moderne (dans le sens deleuzien), avec cette héroïne qui tue le temps, se promène, passe d’un lieu  l’autre, sans but réel, en attendant.
Quelques scènes rendent très bien, comme lorsque la caméra, au lieu de suivre la conversation, se promène hors-champ et délaisse les bavardages. La futilité du moment et l’arrière-plan anxieux de Cléo (qui, décidément, à la tête ailleurs) sont très bien rendus.
Contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, l’histoire de Cléo est bien loin d’être légère, elle qui, en ouverture de film, se faisant tirer les cartes, en ressort avec une prédiction morbide. Au départ complètement construite autour de son apparence, Cléo, peu à peu, par une redondance de miroirs réels ou symboliques tout au long du film, par des évocations et des rencontres, par des images, s’ouvre à autrui et est à même de recevoir l’annonce de son médecin.



vendredi 23 juin 2017

Les Fantastiques années 20 (The Roaring Twenties de R. Walsh, 1939)




Classique du film de gangster sur fond de prohibition, incarné par un James Cagney tout feu tout flamme dans un rôle qui lui collera longtemps à la peau.
L’énergie débordante du film, la facilité narrative de Walsh, le bondissement d’action en action et la construction progressive des personnages qui percent dans le milieu clandestin rendent le film frénétique et happant. Plusieurs scènes sont légendaires (la fabrication d'alcool dans une baignoire, le fameux pamplemousse écrasé sur le visage de Panama). James Cagney (secondé par Bogart dans un rôle éloigné du mythe qu’il construira plus tard) est magistral, il donne le ton juste à la vitalité, à la folie et à l’ambition arrogante et franche de Eddie, construisant ainsi LA figure du caïd, qui restera longtemps ancrée dans les mémoires. 


mercredi 21 juin 2017

Blow Out (B. De Palma, 1981)




Très intéressant film de Brian De Palma, qui, comme souvent, s’appuie sur un film (ici Blow-Up d’Antonioni) pour reprendre son questionnement, le reformuler, en proposer ses propres réponses.
Mais les influences de De Palma sont multiples puisque le film évoque inévitablement les récits de complots typiquement américains (depuis The Parallax View jusqu’aux Trois jours du Condor), mais aussi le film de Zapruder sur l’assassinat de Kennedy (qui, bien que filmant l’assassinat, ne permet pas de conclure quant à la présence d’un seul tueur ou de deux) aussi bien que Conversation secrète avec ses bandes audio montées et disséquées. On notera combien, dans ces différents films, les tentatives pour dénouer les complots se retournent contre les protagonistes qui sont manipulés à leur insu (en particulier dans Parallax View, Conversation secrète et, donc, Blow Out). Hitchcock n’est jamais bien loin chez De Palma et la séquence initiale renvoie évidemment à Psychose.

Blow-Up jouait avec l’image, De Palma reprend l’idée et rajoute le jeu du son et celui du montage. Thomas jouait avec des agrandissements d’une photo pour tenter de comprendre ce que son appareil photo avait saisi sur la pellicule, ici Jack joue avec la bande sonore, et tente ensuite de la relier à un film pour, lui aussi, chercher à comprendre le déroulement d’un événement auquel il a assisté mais sans le comprendre. Jack trouve un sens à sa vie en tentant de dénouer l’intrigue complexe du complot qu’il pressent. Mais Jack, pas plus que Thomas dans Blow-Up, ne parviendra pas à dénouer les fils de l’intrigue et restera conditionné à sa situation de preneur de son qui subit et obéit aux ordres.



Malgré quelques séquences ratées (il semble qu’il soit bien difficile à De Palma de réaliser un film sans bâcler quelques moments), le film est réussi et les jeux de caméra qui accompagnent les montages de Jack sont parfois brillants, comme ces mouvements tourbillonnants à 360° qui montrent la vista de De Palma.

lundi 19 juin 2017

Le Démon des armes (Gun Crazy de J. H. Lewis, 1950)




Excellent film noir, Le Démon des armes exprime avec virtuosité les liens d’amour fusionnel chez deux personnages typiques du film noir, engagés dans une fuite criminelle qui a tout d’une destinée tragique. La construction du personnage de Bart, amené progressivement depuis l’enfance et qui se perd ensuite dans la névrose, est parfaite. De même que la passion qui le relie à Laurie, rapidement irrépressible.
La virtuosité de Lewis éclate dans chaque séquence, par exemple dans le hold-up filmé en plan-séquence et, surtout, en hors-champ, le spectateur restant dans la voiture.


A noter la performance de l’acteur de théâtre John Dall qui n’a joué que dans deux films, mais excellents tous les deux (celui-ci et La Corde).
Le célèbre Bonnie and Clyde de A. Penn apparaît comme une copie bien pâle de ce Démon des armes trop méconnu.



jeudi 15 juin 2017

Killer Joe (W. Friedkin, 2012)




William Friedkin, du haut de son grand âge (il a soixante-dix sept ans au moment de la sortie du film), semble remonté comme une pendule depuis Bug et tire à boulets rouges sur l’Amérique, celle des médiocres, des incapables, des exclus, qui trainent dans les bars ou devant leur télé. Le père, le fils et la belle-mère, qui réfléchissent à tuer la mère (!) pour récupérer une assurance vie, représentent cette Amérique dépravée que Friedkin ne cherchera guère à sauver. On n’est pas très loin, mutatis mutandis, d’Affreux, sales et méchants de E. Scola.
Matthew McCounaughey, qui joue avec les versions iconiques du tueur à gage et du cowboy, campe parfaitement Joe (flic le jour, tueur à gage la nuit) qui flaire toute cette bassesse qui règne dans la maisonnée.
Avec une liberté de ton totale, Friedkin livre une charge très réussie, violente et outrancière, avec un final cathartique improbable, n’hésitant pas à aller jusqu’au trash et au sadisme avec un humour noir cinglant.


mardi 13 juin 2017

L'impact des images sur le cerveau du spectateur



Même si ce blog se veut concentré sur le cinéma, il n’est pas inutile, pour comprendre l’impact des images sur le cerveau, d’élargir le débat et de se tourner vers l’impact des images en général et celles de la télévision en particulier.
En effet, les chiffres parlent d’eux-mêmes, les français regardent la télévision plusieurs heures par jour en moyenne et, même, regardent la télévision de plus en plus (penser que l’arrivée d’internet, des tablettes ou des smartphones ait pu faire baisser le temps passé devant la télé est une erreur : l’un n’empêche pas l’autre). Les moyennes sont à peu près celles-ci (1) : les enfants de 4 à 6 ans passent environ 2 h 30 par jour devant la télé, les enfants de 7 à 10 ans environ 3 h et, de 11 à 14 ans, environ 3 h 30. Comme il s’agit d’une moyenne on imagine sans peine les proportions que cela peut prendre chez certains d’entre eux (6-8 h par jour).
Les chercheurs sont unanimes : la télévision a des influences terribles sur le développement du cerveau humain. On sait, par exemple, que la relation de causalité entre le temps passé devant la télévision pour un enfant et ses performances scolaires est nette, ou encore que l’arrivée massive de la télévision dans les foyers américains a entraîné une baisse importante des résultats aux examens nationaux. Tout cela est aujourd’hui parfaitement documenté et fait consensus.
Pour comprendre l’impact de la télévision sur le cerveau, il faut distinguer deux périodes principales : avant 6 ans et à partir de 6 ans.


         1. L’impact de la télévision avant 6 ans

On le sait, c’est avant 6 ans que l’effet de la télévision est le plus nocif. C’est la télévision en tant que telle qui est nocive et cela n’a rien à voir avec la nature ou la qualité des programmes suivis.
En effet, à cet âge, le cerveau de l’enfant ne fait pas la différence entre ce qui est artistique et ce qui ne l’est pas, ou ce qui est éducatif et ce qui ne l’est pas. Que l’on colle son oreille à des baffles qui proposent une musique beaucoup trop forte, l’effet sera identique qu’il s’agisse du plus bel opéra ou de la pire musique techno : les cellules auditives seront détruites de la même façon.
C’est ainsi que les chaînes pour enfants font leurs ravages : les parents pensant peut-être les programmes adaptés n’hésitent pas à les laisser plus longtemps face à l’écran.

Avant 6 ans, alors que l’enfant est dans une période décisive du développement de son cerveau, la télévision a plusieurs effets qui s'avèrent dévastateurs dans des domaines aussi importants que l'acquisition du langage ou encore sur la capacité à se concentrer et rester attentif.
Nous nous proposons de développer ce second exemple, en commençant par rappeler qu'il existe deux formes d’attention dont est capable le cerveau : l’attention captive et l’attention dirigée.
L’attention captive a lieu lorsque quelque chose attire notre attention (un bruit fort, un flash de lumière). On comprend très bien l’intérêt de cette capacité du cerveau : que des bruits ou des lumières brusques attirent l'attention est vital pour pouvoir réagir rapidement en cas de dangers. Le problème est que la télévision est un concentré permanent de tels stimuli destinés à capter l’attention. Les émissions diverses, bandes sonores ou publicités sont construites autour de cette volonté de capter sans cesse l’attention du spectateur. Or le cerveau n’est pas destiné à être stimulé de cette façon en permanence. On comprend bien que cette réactivité cérébrale est conçue comme ponctuelle (pour réagir à un danger par exemple) et qu’une stimulation continue du cerveau l’épuise complètement. Un enfant qui reste scotché devant la télévision n’est pas concentré, il est en fait captif de la télé, ce qui est complètement différent en matière de fonctionnement du cerveau. Cela peut leurrer les parents, qui pensent que leur enfant est capable de rester concentré longtemps sans bouger, mais c’est une erreur : il est simplement captif pendant de longues heures, ce qui épuise totalement son cerveau.

L’attention dirigée, tout au contraire, est celle qui permet de filtrer les stimulations externes, d’en faire le tri, pour réussir à rester concentré sur une tâche. Par exemple c’est ne pas être distrait par des bruits aux alentours lorsqu’on lit ou, en classe, ne pas s’occuper du bruit de ses camarades ou ne pas se retourner au moindre stylo qui tombe pour rester concentré sur un travail à faire. Et cette attention est absolument primordiale pour l’intelligence : elle est la colonne vertébrale autour de laquelle toute la mise en œuvre de la pensée fonctionne. Si l’on n’est pas capable de diriger son attention, on n’est pas capable de réfléchir à un problème et, ce faisant, pas capable de construire la moindre réflexion.
Or cette attention dirigée n’est pas héréditaire ou congénitale : elle est le résultat d’un apprentissage. Et l’on comprend aisément que ces deux attentions sont contradictoires. Sur un cerveau pas encore formé – et donc pas encore capable de discriminer – la télévision a un rôle terrible en empêchant l’enfant de développer une capacité à diriger son attention.
On voit très bien cet effet néfaste et happant de la télévision lorsque l’on tente de lire dans une pièce où la télé est allumée : cette façon dont le média télévisuel fait irruption dans la pièce tend à interrompre sans cesse la lecture, même sur un cerveau formé et entraîné. Sur un bébé, la télévision, en captant sans cesse l’attention, empêche le cerveau de faire ses propres constructions, de se créer un monde dans son parc à jouets, de se concentrer sur tel ou tel objet, d’imaginer des scénarios avec ses jouets, etc. Et cela même si la télévision n’est pas allumée pour l’enfant et même si l’enfant n’est pas planté devant elle. La capacité de la télé à aller chercher l’attention de l’enfant est dévastatrice. Le cerveau, lessivé, ne peut donc développer tout son potentiel, obnubilé par cette irruption permanente de stimuli qui l’accaparent et l’épuisent.
On peut illustrer ce désastre par le fameux test du bonhomme et ses résultats effrayants. On demande à un enfant de 5 ans de dessiner un bonhomme et l'on compare les dessins obtenus. On constate que, selon le temps passé par l'enfant devant la télé (à conditions sociales équivalentes), les résultats sont tout à fait différents et parlent d'eux-mêmes.

Le test du bonhomme, d'après P. Wintersein et al.

Ce qui est dit de la télévision s’étend, bien entendu et pour les mêmes raisons, aux autres écrans, depuis les consoles de jeux jusqu’aux téléphones portables. Les ravages du téléphone portable ou des tablettes viennent en plus de ce que l’on emmène avec soi cet engin décérébrant.
Ôtez à un enfant gavé de télévision le moindre écran et le manque surgira : le cerveau, qui n’est pas habitué à aller vers les choses (avec la télé ce sont les stimuli qui l’attirent) est incapable de la moindre concentration et, donc, de la moindre activité intellectuelle complexe. Et, après 6 ans, si l’on ne sait pas diriger son attention, le cerveau aura bien du mal à l’apprendre.


         2. L’impact de la télévision après 6 ans

On l’a compris, avant 6 ans le contenu importe peu, c’est le principe même de la télévision qui est néfaste. Bien entendu les mêmes causes produisant les mêmes effets, sur des adolescents, les ravages se poursuivent.
Mais ensuite, y compris sur un cerveau bien structuré à qui on aura épargné la télévision trop jeune, le contenu des programmes suivis a évidemment son importance. Sur des grands thèmes comme la violence, la représentation du sexe ou le tabac, la profusion d’images vient modifier les perceptions et bouleverser le fonctionnement de certaines zones cérébrales.

Il faut bien garder à l’esprit la très grande plasticité neuronale : c’est-à-dire que le cerveau se modifie en fonction de ce que l’on en fait et les différentes zones cérébrales sont plus ou moins développées selon l’activité que l’on a. On sait qu’une personne aveugle voit son cortex visuel se réduire et son aire auditive se développer.
On sait aussi que l’occurrence d’images violentes à la télévision (depuis de simples disputes jusqu’aux images les plus sanglantes) est colossale (60 % des émissions de télé contiennent des actes de violence). Des expériences simples permettent de montrer les effets à court terme de cette omniprésence de violence à la télé : des personnes qui regardent beaucoup d’images violentes seront plus agressives que la moyenne (cela se mesure par exemple en constatant le nombre de fautes dans un match après que l’on a fait regarder aux joueurs tel ou tel film). Les effets à long terme sont aussi très nets et bien documentés. Et cela s’explique par l’impact de ces images sur le développement du cerveau : on observe chez ces personnes une réduction d’une zone située dans le cortex orbito-frontal qui a un rôle régulateur du comportement. Par habituation cette zone s’inhibe et joue de moins en moins son rôle de régulateur du passage à l'acte.
Si la télévision a un impact sur le développement du cerveau, elle a donc aussi un impact sur son fonctionnement.  Quand on dit que la télévision lobotomise, on ne croit pas si bien dire.

L’effet peut être parfois plus pervers et moins visible, mais tout aussi efficace. Cela se voit pour la représentation du tabac dans les films. Un film comme Mud, très bon par ailleurs, véhicule sans le dire une image de la cigarette très positive. Le personnage de Mud est sans cesse associé au tabac : il sort de la poche de sa chemise un vieux paquet de cigarettes et reste longtemps la cigarette à la bouche.


De même Le Cercle des poètes disparus, qui véhicule une image discrète mais transgressive de la cigarette. Et c’est la multiplicité des occurrences qui fait son œuvre : dans une multitude de films, la cigarette est montrée sous un jour favorable (et jamais à travers des connotations négatives) que le cerveau, au fur et à mesure, enregistre.

Difficile alors de ne pas aborder l’effet terrible des publicités et leur efficacité  redoutable. Pour le comprendre il faut admettre que le cerveau ne fonctionne pas comme nous (2) : il est une éponge qui absorbe tout ce que les organes sensoriels lui amènent et il fait ensuite ses propres associations avec toutes ces informations.
Si l’on regarde Roland Garros, que ce soit sans grand intérêt ou de façon passionnée, notre cerveau enregistrera (même si l’on n’y prend pas garde) les images publicitaires présentes à l’écran pendant le match (Lacoste, Perrier, BNP, etc.) sans que le match y fasse allusion et sans que les commentateurs en parlent

Pendant que vous suivez le match, le cerveau, de son côté,
 enregistre toutes les pubs qui parsèment l'écran.

Le cerveau, ensuite, suit son bonhomme de chemin et, par exemple, associe ces logos et ces slogans avec le plaisir du tennis. Et le tour est joué : il est en effet impossible d’échapper à ces associations d’idées que le cerveau fera de son côté quand, par hasard, il recroisera ces marques dans la vie de tous les jours.
Quand on demande de comparer à l'aveugle le goût de différentes frites mais que certaines sont posées sur une assiette floquée du sigle de McDonald’s, lorsque ces frites sont goûtées ce n’est pas la zone du goût qui s’active (quand bien même on demande notre avis sur le goût) mais la zone de la mémoire visuelle. La publicité influence donc la façon de fonctionner de notre cerveau.
Bien entendu, sur ce point, le cinéma n’est pas en reste. Les marques l’ont bien compris : depuis Audrey Hepburn et ses sacs à main Vuitton, jusqu’à Will Smith dans I, Robot, on ne compte plus la mise en avant de telle ou telle marque qui est associée à un acteur populaire ou à un personnage charismatique.


Audrey Hepburn et son sac à main Vuitton
dans Voyage à deux de S. Donen
Will Smtih et ses Converse
dans I, Robot de A. Proyas


Et nous n’insistons pas, ici, sur l’impact des médias lorsqu'ils ressassent sans cesse la même chose – sur les chaînes d’info en continu par exemple – ce qui accapare l’esprit et enfonce dans le crâne sans difficulté des prêt-à-penser. Tout cela se comprend aisément quand on s’attarde sur le fonctionnement du cerveau.


Le film Idiocracy donne une idée (quand bien même ce film est médiocre) de ce que peut provoquer la décérébration des personnes addictes à la télévision. Tout l’aspect effrayant du film est d’ailleurs dans cette lobotomie généralisée, image d’un futur que l’on sent parfois déjà percer.
La télévision a donc une influence énorme et délétère sur le développement du cerveau et si la télévision est plus néfaste encore que le cinéma, c’est simplement que la dose administrée est rarement la même : sauf pour quelques cinémaniaques, chacun ne regarde quand même pas, en moyenne, deux ou trois films par jour. Or, en ce domaine plus encore que dans bien d’autres, c’est la dose qui fait le poison.



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(1) : Pour les enfants de 8-18 ans, la moyenne, en France, d'exposition aux écrans (tout écran compris, c'est-à-dire télé + téléphone + tablette + jeux vidéos), est de 7 heures par jour !

(2) : Belle formule du neurologue M. Desmurget. On trouvera davantage de détails et d'exemples sur ce sujet de l'impact de la télévision sur le cerveau dans son ouvrage TV-Lobotomie.

dimanche 11 juin 2017

La Taverne de la Jamaïque (Jamaica Inn de A. Hitchcock, 1939)




Film d’Hitchcock de second rang (et qui est son dernier film anglais avant de filer à Hollywood), dans lequel les artifices fonctionnent assez mal et qui est finalement assez décevant.
Fidèle à des techniques narratives qu’il reprendra, Hitchcock dévoile assez tôt – paradoxalement – les nœuds de l’intrigue (il fera de même dans Vertigo ou dans Le Crime était presque parfait). Il annonce donc très tôt le rôle de Joss et, surtout, celui de Sir Humphrey Pengallan. Il montre ainsi qu’il préfère s’appuyer sur le suspense davantage que sur la surprise, mais, ici, cela ne fonctionne guère (il faut dire que le rôle de Pengallan est épaissi pour satisfaire à la demande de Charles Laughton, producteur du film en plus d'être acteur, qui voulait voir son rôle davantage présent à l’écran). Pourtant Laughton, d’ordinaire si brillant, cabotine trop et ne parvient pas à élever le film.
On retrouve cependant un peu dans le film l’ambiance brumeuse et sombre de Daphné du Maurier que l’on retrouvera dans Rebecca.


vendredi 9 juin 2017

Idiocracy (M. Judge, 2007)




Comédie de série B, traitée malheureusement légèrement et assez médiocrement alors qu’elle bénéficie d’un pitch excellent. Envoyer un homme moyen, sans intérêt et sans relief, dans un futur où tout le monde est dégénéré et où il passe, par comparaison, pour un parfait génie, est une très bonne idée.
Il est bien dommage que la réalisation soit si fade, on imagine ce qu’un réalisateur plus inspiré et capable (par exemple Terry Gilliam ou Wes Anderson) aurait pu construire autour d’un tel scénario, qui permet bien des facéties.

L’amusant postulat du film est que, en occident en général et aux États-Unis en particulier, l’intelligence dégringole au fil des années et des siècles. À tel point que Joe, choisi pour son QI mathématiquement moyen, est maintenant l’homme le plus intelligent du monde. Remarquons que bien des indices vont dans le sens de ce postulat et que la télévision n’est pas étrangère à cet état de fait, ce dont rend compte Idiocracy.
C’est ainsi que, malgré les défauts du film, la charge contre la société américaine est très forte. L’homme moyen du futur est réduit à un beauf stupide, dégénéré et décérébré par la télévision (ce qui, malheureusement, n’est qu’une exagération à peine forcée de ce qui se manifeste déjà). Le film est bien vu dans cette construction d’une Amérique semblable à celle d’aujourd’hui mais dont tous les curseurs inquiétants sont poussés un cran plus loin : bêtise généralisée chez des beaufs ventripotents, y compris dans les métiers qui requièrent de la compétence (médecine, politique, justice) ; omniprésence et provocation outrancière des publicités ; art dégénéré, généralisation totale des boissons sucrées qui viennent remplacer l’eau en tant que boisson et jusque dans l’irrigation des champs (!), etc. De même, la société spectacle – corollaire de l’abrutissement télévisuel – s’est étendue sans limite, depuis la politique jusqu’à la justice.
La caricature est certes aisée mais elle porte : au-delà de la légèreté de la comédie, le film a un aspect effrayant incontestable.


Le moment où Frito, crétin parmi d’autres, est planté devant sa télé, rappelle L'Opium du peuple, un des sketchs des Monstres, et rappelle aussi, cela va sans dire, une sinistre vérité.

mercredi 7 juin 2017

Meurtre dans un jardin anglais (The Draughtsman's Contract de P. Greenaway, 1982)




On retrouve dans ce film la patte particulière de Greenaway, qui distille une certaine étrangeté, de par l’ambiance (la bande originale est remarquable), les personnages et le milieu qu’il explore, plein de manières, de faux-semblants et d’hypocrisie.
Greenaway s’amuse à découper son histoire en différents actes qui produisent un ensemble emberlificoté mais plaisant. M. Neuville, peintre, croit discerner et saisir le sens caché des bizarreries qu’il voit et de la situation dans laquelle il se trouve entraîné. Mais, en réalité, en même temps que l’on commence à comprendre ce qu’il pense avoir compris, on découvre qu’il s’est fait complètement mener en bateau et qu’il est coincé dans une situation inextricable qui lui sera fatale. Neuville, qui cherche à disséminer avec beaucoup d’intelligence les indices de ce qu’il découvre, passe en réalité complètement à côté du complot ourdi contre lui.
Mais, au-delà de l’intrigue qui se resserre sur le peintre prétentieux, c’est surtout le style de Greenaway qui fait mouche. Dans un ensemble très esthétique et érudit, il joue avec un plaisir évident à disposer un peu partout le cadre de bois qui sert au peintre à fixer ses plans, il s’amuse d’axes étranges, il accole les dessins et les vues réelles et il s’amuse de la représentation entre le dessin, l’illusion de l’image et la réalité (à laquelle le spectateur n’a pas accès). Si l’histoire est somme toute assez simple (il s’agit, en fin de compte, d’un petit piège sordide dans lequel le peintre plonge), le film est rendu très plaisant.


L’Hypothèse du tableau volé, de Raoul Ruiz, est clairement évoqué. On retrouve cet assemblage de tableaux (ici de dessins) qui, mis bout à bout, racontent une histoire et dévoilent ce qui est caché aux yeux de tous.

lundi 5 juin 2017

Le Havre (A. Kaurismäki, 2011)




Très beau film d’Aki Kaurismäki, qui filme avec douceur et humilité la ville du Havre et la petite vie de quartier qui s’y déploie. On y suit Marcel, clochard bohème qui a choisi cette vie pour être proche des gens, autour de quelques commerces, le bistrot du coin et sa maison avec la petite barrière de bois. On pense à Tati et la vie de quartier de M. Hulot dans Mon oncle. Même charme, même refus de la modernité (qui prend ici un relent nostalgique et doux au travers de plein d’anachronismes), même éloge de la vie simple et attentionnée à autrui. On pense aussi au charme naïf des films de Pierre Etaix, que l’on croise dans un petit rôle. Le film se permet même une grâce divine, avec la guérison miraculeuse de Arletty et une fin très belle, sur un cerisier en fleur.

Il faut rendre hommage à Kaurismäki d’être parvenu à tirer une lumière et un charme de la ville géométrique et grise du Havre, de ses immeubles de béton et de la froideur humide qui la revêt le plus souvent.

Le propos du film – la réaction individuelle face à la présence d'un clandestin – n’est pas abordé sous un angle politique (on entrevoit cette réalité politique aux travers des informations télévisées), mais sous l’angle individuel de la charité chrétienne. C’est sur ce plan que le personnage de Marcel est à la fois fort et touchant : sans une question, sans une hésitation, avec l’évidence de la foi (et avec la simplicité et l’humilité qui lui sont rattachées), il aide le petit clandestin, ment à la police, prend des risques, donne tout son argent et bien plus encore. D’ailleurs Dieu lui rendra ce dévouement.
On comparera la légèreté du traitement du sujet avec la lourdeur d’un film comme Welcome qui aborde le même thème. Chez Kaurismäki il est question de charité chrétienne alors que le sujet prend un tour politique (ce qui est un dévoiement de la charité qui ne peut être davantage qu’une vertu individuelle) chez Lioret. Pas seulement dans ce qui est raconté (dans les deux films, un citoyen aide un clandestin), mais dans le ton employé pour le faire : ici avec légèreté et poésie, là avec une pesanteur militante et caricaturale. Welcome se veut porteur d’un message politique, avec les gros sabots des grandes questions existentielles, le tout enveloppé dans un émotionnel destiné à convaincre.
Kaurismäki, sans doute, donne au film sa juste place : il est question de l’action individuelle et non pas de celle du jugement sur l’action individuelle. Nulle morale ne vient entacher le film. Kaurismäki a, ici, l’humilité et la simplicité de Marcel.


samedi 3 juin 2017

Hamlet (L. Olivier, 1948)




Solide adaptation de Laurence Olivier qui signe là sans doute la meilleure adaptation au cinéma de la pièce de Shakespeare. La facture est assez classique mais l’opposition du blanc et du noir, le jeu des ombres et l’architecture froide et austère rendent parfaitement. Et, bien entendu, le jeu parfait de Laurence Olivier rend compte à merveille des méandres de l’âme d’Hamlet.



jeudi 1 juin 2017

Le Cercle des poètes disparus (Dead Poets Society de P. Weir, 1989)




Très intéressant film de Peter Weir, au sentimentalisme sans doute trop marqué mais néanmoins remarquable sur plusieurs aspects.
On retient évidemment le rôle charismatique du professeur Keating (Robin Williams gagne ici ses galons de star), qui grimpe sur les tables, susurre le célèbre « carpe diem » à ses élèves et leur parle de poésie (1). On retient également les différents lycéens qui constituent autant de personnages sur lesquels se projeter. De façon très habile, de nombreux spectateurs vivront le film au travers de tel ou tel adolescent, chacun des membres du petit groupe ayant un profil bien à lui (Todd est timide et complexé, Neil passionné, Knox amoureux, Charlie transgressif, etc.). Le film, en parvenant à brosser une galerie d’adolescents et, surtout, à montrer l’influence diverse de Keating sur chacun d’eux, est une réussite.
On regrettera l’excès de sentimentalisme, que ce soit dans la mise en scène des amours naïves de Knox ou dans la dernière partie du film.



Mais l’essentiel du film (et des discussions qui ont trait à son sujet) porte sur le message que Keating fait passer à ses élèves.
En effet le public de Keating est bien jeune pour être capable, réellement, de comprendre profondément le sens de son message. Keating s’adresse à des esprits non encore formés, qui ne savent pas de quoi il retourne, et qui sont, dès lors, extrêmement influençables (Keating devenant d’ailleurs une sorte de gourou : le film montre l’ascendant que peut prendre un professeur qui n’y prend pas garde sur ses élèves).
Keating, ne doutant de rien, ambitionne rien moins que d’en faire des esprits libres. Or on ne peut guère concevoir d’esprit libre (2) – et la chose, encore, est-elle extrêmement hypothétique – que beaucoup plus tard, peut-être à partir de 25-30 ans, lorsque la tête construite se sera confrontée aux premières expériences de vie d’adulte. C’est de cette confrontation que peuvent naître des constructions intellectuelles personnelles. Il s’agira alors d’oser penser par soi-même (le sapere aude de Kant) pour arriver à construire sa propre pensée et, par-là, sa propre identité.
C’est là, sans doute, le message voulu par Keating (et par P. Weir), mais il s’adresse à des individus beaucoup trop jeunes, qui ne sont pas capables de ce recul intellectuel. Le collègue qui discute avec Keating et ironise sur l’âge des élèves est dans le vrai. D’autant plus que les lycéens sont ici au cœur d’études difficiles et très contraignantes. Carpe diem pour des adolescents ? Il n’est pas certain que la limite entre profiter et gaspiller soit bien cernée. Et il n’est pas certain non plus que des adolescents, si on leur laisse le choix, acceptent volontiers de différer de quelques années leur passion pour se concentrer sur des études astreignantes et se plonger dans d’austères livres de littérature ou de chimie. Le trait paraît alors bien trop grossi.
L’alternative évoquée par le film semble être soit de diriger, à marche forcée, un adolescent vers un destin prédéfini, soit de le laisser aller vers ses aspirations du moment : on peut aussi imaginer un entre-deux. On retrouve ici, exprimée de façon tragique, la confusion chez beaucoup d’adolescents entre la passion d’enfance (passion qui peut se poursuivre à l’âge adulte) et le métier que l’on fera plus tard. L’un et l’autre peuvent tout à fait être dissociés. Mais ni Neil, ni son père ne l’entendent ainsi.

Cela dit il faut aussi s’interroger sur le sens profond du film de Weir. On sait qu’un film se déroulant dans un milieu bien déterminé et dans une situation bien précise (ici des adolescents dans une école privée élitiste) est toujours une métaphore de la société en général. Et c’est seulement si l’on prend le film tel qu’il se présente, c’est-à-dire non pas comme une métaphore de la société mais bien comme une réflexion sur l’éducation, que la portée du message devient beaucoup plus discutable.
Mais, pris dans le sens métaphorique, le message porté par le film (avoir un esprit libre) est tout à fait pertinent et salvateur. On comprend alors le trait forcé (le père rigoriste, le fils brillant qui veut tout plaquer pour faire du théâtre). C’est ainsi qu’il faut voir le film comme une métaphore de la société davantage que comme une prise de position sur l’éducation.
Dans ce sens, on remarquera de nombreuses similitudes avec Vol au-dessus d’un nid de coucou. Même main de fer qui tient un groupe humain, même personnification de l’intransigeance (ici l’infirmière Ratched, là le père de Neil), même dissonance d’un personnage (McMurphy pour l’un, Keating pour l’autre), même impact de ce personnage sur les autres personnages, jusqu’à l’explosion du système (le suicide de Billy, le suicide de Neil), même réaction, ensuite, de l’institution (lobotomie de McMurphy, exclusion de Keating), même caution finale, malgré tout, pour McMurphy (Chef Bromden qui s’évade) et pour Keating (les élèves qui grimpent sur leurs tables).



On relèvera enfin la grande variété des films de Peter Weir – qualité rare – qui a réalisé des films aussi différents que Pique-nique à Hanging Rock, The Truman Show ou Le Cercle des poètes disparus.



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(1) : On retiendra, entre autres citations, les très belles phrases de H. D. Thoreau, qui servent de leitmotiv au Cercle : « Je partis dans les bois car je voulais vivre sans me hâter, vivre intensément et sucer toute la moelle secrète de la vie. Je voulais chasser tout ce qui dénaturait la vie, pour ne pas, au soir de la vieillesse, découvrir que je n'avais pas vécu ».

(2) : Rappelons le sens que Nietzsche donne à celui d’esprit libre (dans « Humain, trop humain ») : 
« On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu'on ne s'y attend de sa part en raison de son origine, de son milieu, de son état et de sa fonction, ou en raison des opinions régnantes de son temps. Il est l'exception, les esprits asservis sont la règle. Ce que ceux-ci lui reprochent, c'est que ses libres principes, ou bien ont leur source dans le désir de surprendre ou bien permettent de conclure à des actes libres, c'est-à-dire de ceux qui sont inconciliables avec la morale asservie. »