lundi 29 octobre 2018

Melancholia (L. Von Trier, 2011)




Lars Von Trier débute son Melancholia avec un prologue éthéré, très beau, porté par des images magnifiques et le prélude de  Tristan et Isolde de Wagner. Ce prologue annonce, d’emblée, la fin et il permet d’éprouver le film un peu comme une lente explosion, et, en particulier, de ressentir toute la montée angoissante de la seconde partie du film.
La première partie évoque un Festen moins électrisé (et moins jusqu'au-boutiste) et semble avoir pour but de dévitaliser toute espèce de représentation sociale et de faire sortir du cadre, progressivement, toute la société. Ainsi la seconde partie est un huis clos organisé autour de quatre personnages dans le très beau domaine maintenant quasi désert.


De sorte que le film apparaît comme un film catastrophe (et même comme le film catastrophe ultime : la Terre va y passer) mais sans foule hurlante, sans flash info anxiogène, sans gouvernement dépassé. À l’opposé, Melancholia est un film calme, de plus en plus calme, même, à mesure que la menace augmente, avec de moins en moins de protagonistes. Si on retrouve l'énergie de la caméra à l’épaule dans la première partie, le rythme s’assagit et devient de plus en plus calme et serein, au fur et à mesure de l’imminence de la catastrophe.



Le film dynamite donc les codes du genre et prend un parti en tout point opposé : la fin du monde est accueilli progressivement, au fur et à mesure de la compréhension de ce qui se joue, selon les mouvements de la planète Mélancholia qui s’approche, s’éloigne, et s’approche à nouveau. Et si, dans la première partie, Justine semblait dépassée, hors de son propre mariage, et si c'est sa sœur Chléo qui cherchait à tenir tant que faire se peut l’organisation du mariage, dans la seconde partie c’est Justine, au fur et à mesure de l’imminence de la catastrophe, qui semble de plus en plus apaisée. Il y a une syntonie entre son humeur mélancolique, la Nature éclairée bientôt de façon surnaturelle, et la terrible beauté de la planète grossissante. Et, en même temps que Justine s'apaise, la vie s’échappe lentement : l’atmosphère devient irrespirable, il grêle, les chevaux hennissent.


Ophélie de John Everett Millais (1851)
Lars Von Trier saupoudre son film de mille évocations : John Everett Millais (Ophélie), Albrecht Dürer (Melencolia I) ou encore Lucas Cranach (La mélancolie).


La mélancolie de Lucas Cranach (1532)
Enfin, en une splendide réponse au prologue, la dernière séquence est magnifique, presque magnétique, avec simplement Justine et l’enfant qui ont encore une force vitale, celle de construire une cabane magique, afin d’attendre sereinement la fin. La planète destructrice reste d’ailleurs longtemps hors-champ, sa menace terrible n’étant révélée qu’au travers des yeux de ceux qui la regardent et Lars Von Trier ne la dévoile qu’en toute fin de film, quand tout est achevé.

vendredi 26 octobre 2018

Le Locataire (R. Polanski, 1976)




Dernier volet de la trilogie de l’appartement (après Répulsion et Rosemary’s Baby), Le Locataire marque un premier achèvement dans la carrière de Polanski (il se tournera ensuite vers des productions à plus grand spectacle (Tess, Pirates, etc.) où il délaissera en partie son style si particulier).
Le film – au pitch par ailleurs très banal – penche rapidement vers un ton de folie absurde qui emporte le petit employé Trelkowski. Très vite on ne sait plus ce qui tient de la réalité ou de la paranoïa (y a-t-il une oppression des voisins coalisés contre lui ?). Si Trelkowski interprète chaque petit élément du quotidien comme autant de pièces d’une machination qui se referme contre lui, Polanski, très intelligemment, reste toujours sur la crête étroite de l’incertitude (conservant cette ligne directrice qui était déjà au cœur de Rosemary’s Baby), empêchant le spectateur de trancher. En effet si certaines interprétations de Trelkowski sont délirantes, il n’en reste pas moins que de nombreuses questions resteront en suspens (qui a cambriolé l’appartement ? pourquoi une dent est-elle cachée dans un trou du mur ? pourquoi le buraliste sert-il obstinément à Trelkowski du chocolat et lui propose-t-il toujours des Marlboro ?, etc.). C’est là que la virtuosité de Polanski fait mouche, à sa façon de cadrer un détail, de s’attarder sur un petit élément du plan, de jouer d’un contraste, d’une anamorphose, etc.


On regrette que la transformation progressive de Trelkowski en Simone Choule (ah, ces noms qui résument à eux seuls l’humeur absurde et grotesque du film !) se fasse si rapidement et de façon finalement peu surprenante.
Le final est quant à lui génial (avec la double défenestration aux allures d’exécution publique) et Polanski s’amuse à boucler la boucle de son scénario en une image à la fois comique et horrible.

Le casting participe de l’étrangeté et du ravissement du film, en mêlant, dans une distribution improbable, des acteurs hollywoodiens confirmés (Shelley Winters ou Melvyn Douglas) et des acteurs français (Isabelle Adjani, Bernard Fresson, et même les jeunes acteurs du Splendid comme (Michel Blanc, Gérard Jugnot ou Josiane Balasko). Au milieu de ce mélange improbable, Polanski lui-même fait très bien le petit employé timide qui perd pied, se féminise (thème déjà croisé dans Cul-de-sac) et devient complètement fou.

mercredi 24 octobre 2018

Willie Boy (Tell Them Willie Boy Is Here de A. Polonsky, 1969)




Très bon western de Abraham Polonsky, qui propose un point de vue très moderne pour le genre puisqu’il adopte le point de vue de l'Indien. Willie Boy (très bon Robert Blake), malmené par les Blancs, enlève sa bien-aimée après avoir tué son père et s'enfuit. Loin de virer à la seule course-poursuite traditionnelle avec la bande lancée à ses trousses – où Willie Boy, malgré son efficacité, ne parvient pas à se dépêtrer de la meute à ses trousses – le film évolue vers une destinée mystique.

Le rythme est lent, les scènes sont de plus en plus envahies par la nature aride et minérale et par les croyances presque chamaniques de Willie Boy.
Et, de plus en plus, le shérif comprend celui qu'il pourchasse, se rapproche de lui (étonnante image où il met sa main dans l'empreinte laissée par Willie Boy au même endroit quelque temps avant) et, acquiesçant pourtant aux raisons d’être du fuyard, il ne peut empêcher une forme de suicide.



Iconoclaste et novateur par bien des aspects (sorti la même année que La Horde sauvage et juste avant Little Big Man ou John McCabe, il participe pleinement à la revisite du genre), ce western est une vraie réussite.

lundi 22 octobre 2018

Dupont Lajoie (Y. Boisset, 1975)




Dans Dupont Lajoie, Yves Boisset, avec ses gros sabots, cherche à dénoncer la médiocrité, la bêtise, la lâcheté et le racisme ordinaires. S’il s’inspire de faits réels (des ratonnades anti-algériennes en 1973 dans le sud de la France), il trace ainsi à gros traits quelques portraits, qui sont en fait autant de caricatures. Le film s’en remet donc à quelques personnages (qui emprisonnent complètement les acteurs, par exemple l’ancien d’Algérie, joué par Victor Lanoux) autour d’un propos très simpliste.
C’est à partir du viol et du meurtre de la petite Colin que le film ne s’embarrasse plus guère d’une quelconque finesse (avant non plus, en réalité, mais il s’agissait plus d’une description sociale que d’une succession d'événements) : sur fond d’accusation raciste, il y aura vengeance, re-meurtre, revirement du policier, blanchiment de la bande, etc.
C’est dommage que ce type de film, très politique et militant, passe à côté de son sujet (la France, le travailleur immigré, le racisme), en se bornant à dénoncer mais tout en restant à la surface des choses, sans chercher à les comprendre.



On se dit aussi que Boisset aurait pu s'inspirer du cinéma italien (au travers de films comme Les Monstres ou Au nom du peuple italien par exemple), qui a su faire une critique au vitriol de l’Italie contemporaine, mais une critique fine, complexe, qui n’hésite pas à fouiller, gratter et scruter jusqu’au cœur de la société. Tout ce que ne fait pas le film de Boisset.


vendredi 19 octobre 2018

Séduite et abandonnée (Sedotta e abbandonata de P. Germi, 1964)




Magnifique comédie de Pietro Germi, qui emmène le spectateur dans une Sicile empêtrée dans les convenances sociales et où chacun se débat comme il peut.
La pauvre Agnese (très jolie Stefania Sandrelli), abusée par Peppino, l’amant de sa sœur, se trouve bien vite à la croisée des chemins entre les sentiments inavouables ou refoulés et les codes d’honneur familiaux.
Le formidable Saro Urzi, qui ressemble à un Raimu italien, tout de verve et d’explosions de colère, distribue des baffes à tour de bras et il n’a peur que d’une chose : celle de mal paraître sur la place du village. Et, entre le lâche Peppino, le faible Antonio et la grande sœur bêta, tout le monde s’agite, crie, pleure et sue à grosses gouttes.



Evidemment, dans ce portrait au vitriol de la Sicile, chacun en prend pour son grade, du flic au curé, en passant par les petits vieux de la place du village.
Le film trouve un équilibre merveilleux entre la drôlerie et la cruauté, entre la critique des personnages et l’affection que leur porte le réalisateur.
Germi s’amuse même à jouer avec des images mentales très drôles (dans le rêve de Vicenze ou dans la délicieuse séquence où il s’interroge sur celui qui a pu commettre le forfait ou encore la magnifique revisite de la scène initiale, lorsqu’elle est racontée, à sa façon, devant le juge, par Peppino). Ce regard de Germi, acerbe à en devenir comique, donne un charme merveilleux au film qui est un des grands jalons de cette comédie italienne fabuleuse des années 60.



Et l’extraordinaire musique de Rustichelli enveloppe le tout d’une tonalité à la fois désuète et drôle, en plongeant le spectateur au cœur d’une Sicile figée dans sa chaleur et sa pauvreté, mais avec toujours cette pointe d’ironie sous-jacente qui vibre dès les premières notes.


mercredi 17 octobre 2018

Coup de tête (J.- J. Annaud, 1979)




Jean-Jacques Annaud peint les enjeux sociaux d’une petite ville autour de son club de foot et le film tourne assez vite à la farce grotesque en décrivant les pratiques peu reluisantes qui ont lieu dans les vestiaires ou encore l’hypocrisie et la couardise des responsables qui multiplient les coups bas entre deux matchs.
Mais, si le film décrit très bien cette fièvre footballistique qui s’empare de la ville lors de la coupe de France, il est dommage qu’il soit empli de personnages à peu près tous caricaturaux. C’est là que le trait est forcé et devient vite simpliste. Si on a bien compris que, tous autant qu’ils sont – du président au flic en passant par les commerçants –, chaque personnage est prêt à tout pour la victoire du club de foot, il aurait pu être intéressant d’épaissir un peu ce petit monde, au lieu de résumer chaque individu à un amour/haine jusqu’au-boutiste né du foot.
Quant à Dewaere, si ce n’est l’acteur, c’est son personnage, là aussi, qui en fait trop (par exemple la scène où il veut à toute force retourner dans la prison). Alors certes, on l’a dit, le film adopte un ton de farce (surtout dans le final) mais le regard porté sur la petite ville (discours très convenu et manquant de finesse) apparaît bien superficiel.


Coup de tête pourrait faire un peu penser à une comédie italienne, mais le film est malgré tout très caricatural et monolithique (ce qui bien souvent n’est pas le cas dans la comédie italienne qui aime renvoyer dos à dos les différentes idées qu’elle explore, mais encore faut-il explorer différentes idées) et, d’autre part, Annaud ne montre guère d’empathie pour ses personnages (excepté pour le rôle principal) : il semble ne guère aimer cette population franchouillarde, excessive et brutale (or, bien souvent, malgré des critiques parfois très dures, on sent les réalisateurs italiens qui aiment ce petit monde qu’ils ont sous leurs yeux).

lundi 15 octobre 2018

La Classe ouvrière va au paradis (La classe operaia va in paradiso de E. Petri, 1971)




Un des tout meilleurs films d’Elio Petri, centré sur le travail à l’usine, et qui explore le destin de Lulu (extraordinaire Gian Maria Volontè), l’ouvrier modèle, stakhanoviste, aliéné par son travail, qui se voit licencié après un accident du travail.
La première partie du film est parfaite, avec Lulu, maudit par ses collègues, qui travaille plus vite que tout le monde, sert de référence pour ses patrons pour imposer des cadences infernales mais qui n’a pas de vie hors de l’usine. Petri installe le prototype de l’aliénation par le travail, avec un travailleur qui ne pense pas et qui ne prend aucun recul : il faut voir Lulu croupissant devant la télé, le soir, ou marmonnant dans le lit conjugal son impuissance à satisfaire sa femme, happé et vidé qu’il est par son travail (Petri multiplie les ironies grinçantes). L’incroyable ambiance sonore (articulée autour du bruit des machines, des cris dans les mégaphones et de l’étonnant thème de Ennio Morricone) participe de cet enfermement.



Posée cette première pierre, le film démarre réellement : il s’agira de suivre l’éventuelle prise de conscience de Lulu après son renvoi. Mais cette prise de conscience s’avère amère et, surtout, très sombre : si c’est le travail au rendement – à la pièce – qui a raison de la santé des ouvriers (avec, en point de mire, l’ancien ouvrier Militina, aujourd’hui à l’asile, rendu fou par son travail et qui est le seul à comprendre Lulu), les syndicats se battront et obtiendront la fin du travail au rendement et la réintégration de Lulu. Mais, s’il revient à l’usine, c’est pour se retrouver à travailler à la chaîne et le voilà tout autant aliéné qu’auparavant.
De sorte que le propos est dur pour les syndicats, incapables d’aider réellement Lulu à sortir de sa condition. La réaction de Lulu – pour le moins mitigée – lorsqu’il apprend qu’il est réintégré à l’usine en dit long. Quant aux étudiants d’extrême gauche qui invectivent les ouvriers, ils rejettent Lulu qui vient les voir, ne pouvant rien faire pour lui. Le traitement de ces deux corps de lutte – les syndicats et les étudiants – est très réussi, puisque s’ils accueillent, chaque matin, les ouvriers avec leurs mégaphones, on comprend à quel point ils ne parlent pas le même langage et sont dans l’incommunicabilité totale. Petri rend ici parfaitement compte de ces luttes de chapelles au sein de l’extrême gauche et des slogans ou des belles paroles qui ne mènent à rien.



C’est ainsi que, si le film est très politique, Petri, très engagé à gauche, en renvoyant dos à dos factions syndicales et étudiants, a le bon goût de ne pas faire un film militant. Son film sera d’ailleurs très mal accueilli par la gauche italienne en général et par le parti Communiste italien en particulier (l’usine, cernée de fil de fer et coincée sous la neige, évoque d’ailleurs furieusement un goulag russe).
Et la terrible ironie du titre, qui reprend le rêve final raconté par Lulu, prend tout son sens dans le destin de Lulu (et, à travers lui, de la classe ouvrière) : il n’y a nul paradis en vue, mais plutôt un avenir bien sombre avec un travail toujours plus aliénant : la classe ouvrière est vouée à l'enfer.

vendredi 12 octobre 2018

La Nuit des forains (Gycklarnas afton de I. Bergman, 1953)




On retrouve dans La Nuit des forains une austérité typique de Bergman : un noir et blanc cru, qui s’applique, dans un rythme assez lent, à suivre de près plusieurs personnages d’une petite communauté, ici une troupe de forains.
Bergman filme avec une empathie très forte la vie des forains et guette cette sensibilité à fleur de peau qui les fait exister et les fait réagir : à se soumettre aux yeux du public, à chaque représentation, c’est l’humiliation qui les guette. Cette humiliation est au cœur du film, qui est encadré par deux séquences chocs qui se répondent parfaitement. La première séquence, qui ouvre le film et qui est racontée par un des forains, est traitée de façon glaciale, dans une lumière éclatante et sur un mode à demi-onirique (la tonalité de cette séquence évoque Eisenstein ou le Buñuel de L’Âge d'or). A cette séquence de violente humiliation, répond, en fin de film, celle de Alberti, le directeur de la petite troupe, dans l’arène. Dans les deux cas, c’est l’adultère qui est mis en avant, avec la jalousie, l’impossible acceptation. Et, dans le cas de Alberti, c’est toute une vie de façade, de représentation, d’apparat, de fausseté, qui est mise à bas. Et, après le choc, la tentation du suicide, puis la lente possibilité d’une reconstruction.



Bergman filme avec virtuosité la souffrance et le déchirement qui foudroient les visages. Son cinéma est, déjà, dans une fausse sobriété (les plans sont parfois très complexes) et une mise à nu des personnes qui sont scrutées, au plus près, avec la caméra, utilisée par Bergman avec une sensibilité extraordinaire.

mercredi 10 octobre 2018

Schizophrenia (Angst de G. Kargl, 1983)




Étrange et perturbante expérience de cinéma, Schizophrenia sent le soufre d’emblée : un plan séquence à la grue part des nuages, glisse le long d’un mur austère et se fige devant les barreaux d’une fenêtre, le tout avec le bruit mouillé de gouttes d’eau qui s’égrènent. Le film, ensuite, vire au cauchemar permanent : il n’est pas un plan, pas un cadrage qui soit conventionnel et reposant. Tout n’est qu’un hallucinant trip qui nous fait suivre le parcours titubant, malade et exténué du tueur qui, aussitôt sorti de prison, cède à ses pulsions.
Le film cherche à faire coïncider le fond et la forme puisque Gerard Kargl nous fait ressentir ce que ressent le meurtrier : le monde qui nous est donné à voir n’est qu’une perception déformée et délirante du monde extérieur. On voit le monde tel que le fou le voit. D’où cette incroyable mise en scène, étouffante et même parfois soûlante (au sens strict). Kargl filme l’intérieur du crâne de son protagoniste : la mise en scène capte sa folie, son interprétation délirante de tous les signes du monde qui l’assaillent.



Il en résulte une ambiance déroutante, dérangeante, constamment malsaine, avec un meurtrier hagard, sans cohérence, qui finit par s’acharner sur la première famille croisée, dans une maison étrangement froide, vide et peu meublée, comme si elle reflétait les parois de son cerveau malade.



Le film, à l’occasion de plusieurs plans grotesques, distille même, parfois, une forme d’humour noir, perdu au milieu d’une ambiance glauque que rien ne vient sauver. C’est qu’il n’y a jamais, dans les images folles de Kargl, la moindre empathie, la moindre compréhension, la moindre proximité ou la moindre pitié pour le meurtrier qui n’est jamais rien d’autre qu’un monstre. La voix off du meurtrier, par exemple, qui nous plonge directement dans un abîme délirant, ne cherche pas à mettre le spectateur de son côté (comme peut le faire la voix d’Alex dans Orange mécanique).

Si ce film autrichien, au travers de cette représentation du mal radicale et impossible à éradiquer, a pu influencer son compatriote Haneke, c’est plutôt dans un film comme Henry, portrait d’un serial killer de J. McNaughton qu’on retrouve, par moment, le regard à la fois détaché et happant de Shizophrenia.


lundi 8 octobre 2018

Le Conformiste (Il Conformista de B. Bertolucci, 1970)




Très bon film de Bernardo Bertolucci qui parvient à saisir l’insaisissable hésitation qui se joue au fond du cerveau de Marcello Clerici (excellent Trintignant (1)), confronté à l’immersion dans le fascisme. C’est par volonté de conformisme, donc, que Clerici devient fasciste, comme tout le monde, dans cette Italie des années 30. Il épouse une jeune bourgeoise écervelée (très bien jouée par Stefania Sandrelli), se confesse bien comme il faut, recherche une petite vie bourgeoise « normale » et, donc, avec la même évidence naturelle, devient fasciste. La grande réussite du film est de garder une part d’énigme indéfinissable chez Clerici qui est comme figé dans son indétermination, coincé entre ce à quoi il aspire (l’indifférence du conformiste) et ses pulsions (Anna qui l’attire).



L’habile construction du film, tout en flash-backs, éclaire progressivement les raisons pour lesquelles Clerici se sent anormal et n’aspire à rien d’autre qu’à devenir invisible, au milieu de la foule des autres.

Formellement, le film est une vraie réussite, en opposant très nettement l’Italie fasciste (où tout n’est que géométrie grise et froide) au Paris du Front populaire (avec ses bals et ses lumières chatoyantes). Et le film est traversé de fulgurances visuelles, comme la scène d’amour dans le train ou la première entrevue du professeur avec Clerici, qui montrent la virtuosité de Bertolucci.



Cela dit, si le film scrute la façon dont Clerici, qui se sent différent, veut rentrer dans le rang, on a l'impression d'une erreur de fond dans le regard de Bertolucci (et de Moravia dont il adapte le roman) : on se demande si l'un et l'autre ne passent pas à côté de la normalité de l’adhésion au fascisme à cette époque. En effet c'est bien plus la normalité qui explique l'adhésion au conformisme que la réparation d'une anormalité. C'est que tout le monde n’est pas comme Clerici, à ressentir un besoin de conformisme à cause d’une histoire tourmentée et tragique. Le conformisme, malheureusement, n’a pas besoin de telles extrémités pour s’exprimer. On constaterait même plutôt l’inverse : vu le coût social de ne pas être dans le rang, vu la difficulté à construire une pensée propre qui ne soit pas un simple emprunt d’une pensée toute faite, il faut des raisons particulières ou un caractère suffisamment fort pour oser ne pas faire ou ne pas penser comme tout le monde. 
De sorte que la pensée commune d’une époque (fût-elle le fascisme dans l’Italie des années 30) est adoptée par le plus grand nombre de façon tout à fait logique et naturelle. Et, s’il était besoin d’une – savoureuse – illustration cinématographique de cet état de fait, on pourrait se tourner vers le Zelig de W. Allen.



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(1) : On notera que le film, en version originale italienne, nous fait grâce de la voix de Trintignant. Or si Trintignant est un acteur sobre capable, comme ici, de faire passer beaucoup d’émotions avec un jeu minimaliste, sa voix, au contraire, semble surjouer constamment (avec une fausse sobriété qui sonne mal).

samedi 6 octobre 2018

Hara-kiri (Seppuku de M. Kobayashi, 1962)




Chef-d’œuvre du chanbara, Hara-kiri impressionne aussi bien par sa puissance visuelle, mélange de rigueur calme et de vivacité, que par sa dialectique imparable. C’est que derrière un argument qui semble simple, Kobayashi en arrive à un message de portée universelle, splendidement amené.
Hara-kiri, en effet, n’est pas un simple film de sabres dans lequel des samouraïs s’affrontent : il commence en s’appuyant sur des rituels ancestraux très ancrés (l’honneur, les codes très rigoureux, le suicide, etc.) pour mieux les retourner. Et le scénario, très habile, nous piège totalement. En effet Kobayashi nous met d’abord dans la position de l’intendant : on prend fait et cause, dans un premier temps, contre Motome qui a déclaré vouloir se faire hara-kiri, et son châtiment s’il est particulièrement cruel, ne semble pas complètement immérité (c’est lui qui a évoqué un code d’honneur et il se trouve forcé, en quelque sorte, de respecter sa parole et son honneur, fut-ce au prix d’une souffrance inouïe).
Le film trouve ainsi un premier climax avec cette séquence terrible du hara-kiri de Motome, extrêmement violent et qui prend, en s’abritant derrière des codes rigoristes, une tournure rapidement sadique. Mais cette séquence n’est pas gratuite et servira à appuyer la démonstration de Kobayashi.
C’est alors que le récit est repris en main par Tsugumo, personnage porté par l’extraordinaire interprétation de Tatsuya Nakadai, tout de solennité, de force et d’expressivité. Son jeu très théâtral et le masque tragique de son visage emplissent peu à peu le cadre et vont renverser notre compréhension du récit.



Les flash-backs sombres et tragiques qui viennent éclairer la réalité d’une situation, derrière les apparences, vont permettre de relire complètement l’histoire de Motome, de comprendre le personnage et de s’interroger sur ce qui l’a poussé à agir ainsi (faire un acte déshonorant qu’il était le premier à condamner). On en vient alors à se questionner (question que jette Tsugumo à l’intendant) : « Qu’auriez-vous fait dans la situation de Motome ? Réduit à la même extrémité que lui, auriez-vous agit différemment ? ». Cette interrogation dénonce le jugement catégorique, celui qui est fait sans se poser de question, sans tenter de comprendre ce qui peut pousser un homme à agir.
Kobayashi alterne des plans d’ensemble avec des champs-contre-champs serrés qui montrent l’opposition entre Tsugumo et l’intendant. Il alterne l’éclat du décor du hara-kiri avec l’intimité sombre des flash-backs. Et la construction du décor (Tsugumo isolé dans la petite cour) renforce la puissance progressive des révélations de Tsugumo.
Mais ce chanbara n’oublie pas les scènes de sabre, notamment celle, très emblématique, dans le champ d’herbe dans le vent, avant la folie finale, travaillée à grands coups de travellings, avec les ravages de Tsugumo.



Finalement le clan préfère le mensonge à la perte de l’honneur, confirmant la sentence de Tsugumo : les rituels n’ont plus aucune signification parce que l’honneur n’est qu’une apparence, qu’une coquille vide de toute substance (avec l’admirable métaphore de l’armure vide du samouraï). La société, tant qu’elle s’en tient aux apparences, ne peut qu’être sclérosée, sans affect et, par là même, inhumaine.


vendredi 5 octobre 2018

Mortelle randonnée (C. Miller, 1983)




Film étrange et déroutant de Claude Miller, qui sort des canons habituels du polar. Il nous associe étroitement à la quête obsédée de l’Œil (Michel Serrault), détective perdu et désabusé, qui se met à suivre Catherine (Isabelle Adjani), une femme fatale meurtrière, qui séduit et tue, tour à tour, ses riches amants.
Mais, bien plus qu’une enquête policière, sa filature se transforme en une quête fantasmatique et folle puisque, très vite, l’Œil projette sa fille perdue (enlevée par sa mère) sur Catherine (il y a du Vertigo dans Mortelle randonnée). A tel point, même – et c’est là que le délire du détective devient patent et qu’il fait de la meurtrière un doppelgänger fantasmé – que l’Œil, non seulement suit Catherine, mais qu’il l’aide à son insu (il efface ses traces), la force à continuer son rôle de meurtrière (en tuant lui-même celui dont elle était tombée amoureuse et qui aurait donc stoppé sa course meurtrière) et la confond peu à peu en sa fille perdue.


Claude Miller déploie une atmosphère sombre mais malgré tout onirique et décalée qui devient par moment presque fantastique. Et, par-delà chaque scène, on sent une douleur profonde, ténue mais toujours présente : celle de l’Œil qui voit le monde au travers du prisme de son deuil impossible. Tout est sombre, tout est achevé, la vie semble s’être échappée du film.

Mortelle randonnée doit beaucoup à l’interprétation exceptionnelle de Michel Serrault dont le jeu trouve une tonalité incroyablement équilibrée : il parvient à rehausser une profonde tristesse d’une touche d’ironie grinçante, à construire – avec cette incessante voix off murmurée qui recouvre le film – une distance avec les événements, et à faire aimer un personnage somme toute peu sympathique.
Et ce film si sombre prend une tonalité étrange par ce personnage désabusé, qui commente sans cesse ses actes, comme s’il pouvait forcer le destin (ce qu’il tente de faire en organisant sa rencontre avec Catherine) et, dans une illusion obsessionnelle, comme s’il pouvait ou bien retrouver sa fille ou bien en faire son deuil.

On notera aussi la qualité des seconds rôles (Stéphane Audran, Samy Frey, Guy Marchand, etc.) qui viennent rehausser l’humeur triste du film.


mercredi 3 octobre 2018

Halloween (R. Zombie, 2007)




Intéressant remake (ce qui est tout de même fort rare) du film culte de John Carpenter. S'il reprend les grandes lignes de l'histoire du terrible Mike Mayers, Rob Zombie choisit de développer la partie qui concerne son enfance, ce qui permet d’entériner complètement que, une fois devenu adulte, il soit un monstre inaccessible et inarrêtable.
Cela dit, si le film est réussi, il perd une part de cet aspect fantastique dérangeant qu’avait l’original : Zombie donne des pistes pour expliquer la monstruosité de Mike Myers, quand, chez Carpenter, cette monstruosité était une donnée affichée d’emblée et qu’il n’était pas question de discuter. De même, si l’idée de faire de Mike adulte un colosse est excellente, cette puissance hors-norme (il résiste à des coups de feu, se relève toujours) n’est plus ressentie comme irrationnelle.

Deux belles idées parcourent le film : d’une part celle de donner le rôle du psychiatre qui étudie le jeune Mike Myers à Malcolm McDowell, le légendaire interprète d’Alex dans Orange mécanique. Le voir expliquer que le jeune Mike est un psychopathe dangereux et incurable est d’une ironie savoureuse.
D’autre part, en faisant de Mike Myers un passionné de masques, ce personnage résonne parfaitement avec le premier film de Carpenter et, lorsqu’il ressort le vieux masque qu’il avait utilisé quinze ans plus tôt, Mike fait face non seulement avec son enfance, mais aussi avec le tueur du film de Carpenter, auquel le masque renvoie immédiatement.



lundi 1 octobre 2018

La Servante (Hanyo de Kim Ki-young, 1960)




Incroyable film de Kim Ki-young qui démarre sur les bases d’un mélo aux résonances sociales avant de dynamiter le genre et de se diriger vers un film d’horreur de plus en plus sadique.
L’arrivée d’une domestique qui va faire voler en éclat la famille qui l’emploie devient ainsi l’occasion d’un incroyable mélange de critique sociale, de grotesque (certaines séquences sont grand-guignolesques), d’humour (l’adresse au spectateur) et d’horreur sadique. Cette servante va peu à peu prendre l’ascendant sur le mari et détruire, de façon retorse et perverse, tout ce qui peut unir ce couple et ses deux enfants. Lee Eun-shim, l’actrice qui joue la servante, est inoubliable : avec ses yeux de biche elle semble dans un premier temps effacée, avant de devenir de plus en plus inquiétante, avec des regards tour à tour furieux, suppliants ou haineux.


L’utilisation du décor est exceptionnelle : l’organisation de la maison résume à elle seule tout ce qui se joue dans la famille : au rez-de chaussée – avec la cuisine et l’atelier (où la femme s’échine toute la journée sur sa machine à coudre) – se croisent la femme et la servante tandis que la pièce du haut est réservée au mari. Et c’est dans cette unique pièce à l’étage (agréable, avec ses baies vitrées, loin de l’enfermement des pièces du bas) que le mari donne ses leçons de piano. L’escalier qui permet d’accéder à cette pièce permet donc beaucoup plus que de monter un étage : il symbolise l’ascension et la réussite sociales, auxquelles accède l’homme et qui sont refusées aux femmes. Et, bien sûr, la servante, qui très vite se confronte à la femme légitime, n’a de cesse de vouloir l’emprunter pour accéder à cette pièce nichée en haut.


Kim Ki-young filme donc sous tous les angles cet escalier, cœur de la tragédie qui va se nouer. La mise en scène fait alors fi de tout réalisme et construit progressivement une atmosphère aliénante, délirante, avec des angles de caméra improbables, des cadrages outrés, un hors-champ soigneusement utilisé et des lumières baroques. Il se crée alors une tension complexe, mélange d’érotisme (avec la servante ruisselante sous la pluie), d’angoisse, de perversion.



Il faut remarquer à quel point le réalisateur prend le parti de la servante : ses actes cruels semblent justifiés par ce patriarcat puissant qui oppresse les femmes et les maintient dans le huis clos des pièces du bas, quand lui fume tranquillement ses cigarettes à l’étage.

De nombreux réalisateurs, de Park Chan-wook à Bong Joon-ho, se réclameront de La Servante, s’en inspireront ou citeront explicitement le film (par exemple dans Mademoiselle de Park Chan-wook).