vendredi 31 octobre 2014

Stalker (A. Tarkovski, 1979)




Extraordinaire film de Andrei Tarkovski, qui emmène le spectateur dans un univers décalé, étrange, fait d’irréalité et de sensations.
Comme souvent avec Tarkovski, le rythme est très lent, il impose son formalisme, ses lents mouvements, ses personnages qui errent dans un univers étrange, ici une « zone » où des évènements mystérieux se déroulent, sans que tout soit bien identifié. Cette zone est traversée par deux hommes, accompagnés par leur guide – le stalker –, qui les emmène au cœur même de la zone, dans une mystérieuse chambre où, parait-il tous les vœux sont exaucés.
Le film, en faisant pénétrer les protagonistes au sein de cette « zone », est un parcours initiatique, conçu comme un passage vers un ailleurs mal défini. Dans la zone le monde semble arrêté, le temps ne s’écoule plus. Et, dans la chambre, au cœur même de la zone, on est dans un monde de rêve (la chambre existe-t-elle seulement ?).

Ce film à la fois lent et dense est difficile : on peut tout à fait passer au travers et s’ennuyer ferme, on peut aussi entrer dans la zone, guidé par le stalker, et contempler les lentes méditations de la caméra qui se perd dans les ruines, dans l’eau des flaques, dans les hallucinations des personnages. La désolation de la zone contrastant d’ailleurs avec la beauté formelle des images.
L’œuvre est typique de Tarkovski en incitant à la réflexion : on est aux confins de la métaphysique et on sent bien que Dieu est absent de cette zone, qu’il ne sera d’aucun secours pour les trois personnages quant à leurs espoirs, leurs illusions ou pour offrir un autre possible. Cette partition entre monde extérieur, la zone et la chambre cachée au cœur de la zone offre un entrelacs entre réel (le monde), irréel (la zone) et idéal (la chambre). On a ainsi un idéal (une chambre où nos vœux sont exaucés !) caché au cœur de l’irréel. Pour atteindre son idéal, il faut donc détruire la raison, la rationalité, la signification logique des choses.
Et au milieu de cet univers de sensation qu’est la zone, le stalker, pragmatique, qui connaît quelques règles propres à la zone qui permettent de la traverser, met en garde les personnages qui l'accompagnent : l'un est écrivain, il ne croit pas en la capacité de la chambre de réaliser tous les désirs, l'autre est scientifique et veut, lui, détruire cette chambre secrète.

La chambre, au cœur du cœur de la zone
On entre alors dans ce film comme on entre dans une cathédrale : on est englobé dans un ailleurs étrange où le temps se fige. On a cette impression de pensées qui sont mises en images. C’est là qu’est le génie de Tarkovski : proposer une réflexion qui passe par la poésie – austère et sombre – de l’image.

mardi 28 octobre 2014

World War Z (M. Forster, 2013)




Énième film de zombies mais ici dans une version moderne. D’abord, à l’opposé de ceux, fondateurs, de J. Tourneur ou de G. Romero, les zombies n’en sont pas vraiment, puisqu'il ne s’agit pas de morts qui « revivent », mais de personnes infectées par un virus. La trame du film est d'ailleurs, dans une humanité dévastée par ce virus, de rechercher l’origine du mal et un éventuel soin.
Ensuite les zombies, qui se veulent hyperréalistes, sont présentés dans une version surexcitée et frénétique. Ils courent, s’amassent et s’agglutinent dès qu’ils entendent un bruit et la possibilité de mordre. Ce n’est que dans le silence qu’ils restent hagards et ralentis. On est bien loin des premières apparitions cinématographiques (celles de Romero) où les zombies marchaient lentement, les bras tendus vers leurs victimes (lointain héritage du Frankenstein de Whale) .
Il faut noter aussi qu’une superstar (Brad Pitt) vient donner une espèce de caution grand public à un genre qui a bien du mal à sortir de son créneau. La plupart des films de zombies peinant à recruter des acteurs reconnus (on pense à Bienvenue à Zombieland de R. Fleischer, qui réunissait Woody Harrelson ou encore Bill Murray, mais cela reste assez rare).
Pour le reste le film est sans grande surprise (quand bien même certaines séquences, notamment celles à Jérusalem, sont spectaculaires) et ravira d'abord les amateurs du genre.

dimanche 26 octobre 2014

L'Aventure de Mme Muir (The Ghost and Mrs Muir de J. L. Mankiewicz, 1947)



         
Ce film est le chef-d'oeuvre de Joseph Mankiewicz, dans une filmographie qui ne manque pas de films exceptionnels. Le film est extraordinaire, calme, très beau, d'une maîtrise absolue, accompagnée par une partition de Bernard Herrmann envoûtante. Et Mankiewicz, de par son jeu de mise en scène, de par l'intelligence de sa narration, propose deux lectures possibles, chacune permettant une compréhension et un ressenti différents du film.

La première lecture est celle d’un film sur la solitude. Mme Muir veut vivre une vie de femme seule, sans les contraintes familiales de sa belle-famille. Elle veut ainsi vivre sa vie à elle, simplement accompagnée de sa fille Anna, mais en suivant sa propre conception et échapper à son passé, ayant eu un mariage médiocre. Mais c’est une gageure en ce début de XXème siècle, et elle doit lutter contre bien des résistances (la belle-famille, l’agent immobilier) et trouver le moyen de subvenir à son existence, les revenus de son défunt mari s’épuisant. Suivant cette interprétation le fantôme qui vient l’épauler apparaît alors comme ce qui l’aide à franchir ses obstacles, comme une béquille : c’est une construction de son esprit qui lui permet d’être assez forte pour briser les résistances. Ce Capitaine qui lui dicte son roman a bien des caractéristiques qui montrent qu’il est imaginaire : c’est un capitaine imposant, avec sa barbe, sa pipe, il jure d’une voix caverneuse, il est misanthrope, l’homme a bourlingué de par le monde. Et elle inventera un roman d’aventure de la même façon qu’elle invente son capitaine qui est un archétype d’un capitaine au long cours.
Plusieurs indices viennent appuyer cette lecture. Tout d’abord la première fois que le spectateur voit le Capitaine il y a un jeu de la part de Mankiewicz qui nous fait croire un instant qu’il s’agit d’une personne avant qu’on découvre qu’il s’agit en réalité d’un portrait. D’emblée il y a une ambiguïté sur la réalité du personnage. Et c’est seulement à partir du moment où Lucy a vu le portrait (dont on voit qu’elle l’impressionne) que le thème de la maison hantée est introduit.
Ensuite la première apparition physique du Capitaine a lieu alors que Lucy dort : il se matérialise quand elle rêve. Et, à plusieurs reprises, lorsque Lucy et le fantôme discutent, Mankiewicz cadre de telle sorte que le Capitaine est rejeté dans un coin de l’image, en retrait, alors que Lucy est au centre de l’écran : on associe alors le Capitaine avec un esprit qui tourne autour de Lucy. Enfin le mode d’apparition/disparition du Capitaine n’est pas du tout typique des fantômes : nul trucage, nulle fantasmagorie, c’est par le montage (champ/contre-champ) que le fantôme disparaît.

Le Capitaine en retrait, comme le bon esprit de Lucy
Dans cette interprétation le film est alors l’histoire d’une femme qui s’enferme dans la solitude, mais sans désespoir, avec une résignation qui n’est pas triste. La beauté du film naît de ce qu’il exprime la supériorité des rêves de Lucy sur la réalité de sa vie. C’est le triomphe de la vie rêvée. La fin cependant est triste : Lucy vieillit et meurt. Calmement et sereinement certes, mais difficile de parler d’un happy end.

L’autre lecture est évidemment celle de l’existence du fantôme. Le film change alors complètement d’âme : on entre dans un drame sentimental très beau, en particulier par son dénouement. Ici aussi de nombreux indices tendent à prouver que le fantôme existe réellement. Tout d’abord, évidemment, on le voit à l’image. Nulle raison de douter que l’image nous trompe.
Ensuite, la première fois qu’il apparaît physiquement, pendant que Lucy dort, son chien gronde. Indice intéressant car s’il gronde c’est bien qu’il y a quelque chose. Ensuite le fantôme se manifeste en présence d’autres personnes qui, sans le voir, le ressentent : il met à la porte la belle-famille, gronde l’éditeur ou un passager du train, etc. Et, surtout, la fille de Lucy, devenue grande, reconnait avoir vu, elle aussi, le Capitaine, quand elle était petite.
La beauté du film naît alors de la relation de Lucy avec le fantôme, de l’acceptation de l’un par l’autre et, finalement, de l’impossibilité d’une telle relation.

Le poteau de bois, marqué du nom de la fille de Lucy, qui s'érode au fil du temps qui passe.
Dans cette lecture la fin est éblouissante : Lucy retrouve le Capitaine dans la mort, ils peuvent ainsi se soustraire au temps qui passe (qui est sublimement marqué dans le film par le pilotis érodé au fil du temps, par les vagues qui vont et viennent sur la plage et par la partition magnifique de B. Herrmann). C’est un happy end très beau. Happy end dans le bon sens du terme, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un artifice scénaristique qui consiste à finir forcément bien, mais qui est un aboutissement évident, une boucle merveilleuse qui se boucle.


Mais, bien entendu, aucun des différents indices évoqués ne permet de trancher : Mankiewicz laisse son film en équilibre entre les deux interprétations. Difficile dès lors de savoir s’il s’agit d’un film fantastique, ou uniquement d’un film où Lucy Muir rêve.

Le thème de cette impossibilité de se retrouver, de même que l’image finale, évoquent l’univers de Peter Ibbetson où là aussi les deux amants parviennent à s’affranchir de la mort et à dépasser l’ordre des choses. L’univers de bord de mer, avec la lunette qui sert à scruter l’horizon, avec la figure mythique du Capitaine rejoint par certains aspects l’univers mythologique de Pandora (A. Lewin, 1951). On sent même l'influence de L'Aventure de Mme Muir dans des films secondaires plus récents, tels que Ghost de J. Zucker, Les Autres de A. Amenabar ou encore Sixième sens de M. Night Shyamalan.

jeudi 23 octobre 2014

Le Trou (J. Becker, 1960)




Très grande réussite de Jacques Becker qui offre un film d’une sécheresse étonnante pour décrire une évasion à la prison de la Santé en 1947.
Les différentes étapes de la tentative sont décrites avec minutie, depuis le creusement du premier trou dans le sol de la cellule jusqu’aux efforts pour parvenir aux égouts. Les différents écueils rencontrés par les détenus (surveiller eux-mêmes leur cellule pour ne pas être surpris par les surveillants, mesurer le temps lorsqu’ils creusent, etc.) sont décrits et montrés précisément. Les relations de confiance ou de suspicion sont bien entendu au cœur même du film, en particulier du fait d’un nouvel arrivant dans la cellule : faut-il lui faire confiance ? Mais il n’y a guère d’alternative : si l’on ne peut lui faire confiance on ne peut s’évader.



On n’est pas, comme dans Un condamné à mort s’est échappé de Bresson, dans une quête métaphysique (qui est celle de la volonté de survie dans le film de Bresson), mais dans un récit d’un réalisme appliqué. Le style de Becker (absence de musique, des temps de creusements en temps réels, sobriété de la mise en scène) happe le spectateur tout au long de la tentative d’évasion. On tient là sans doute le meilleur film sur ce thème très classique.


mercredi 22 octobre 2014

Le Seigneur des anneaux : La Communauté de l'anneau (The Fellowship of the Ring, 2001), Les Deux tours (The Two Towers, 2002), Le Retour du roi (The Return of the King, 2003) de P. Jackson



Très grand succès de la Fantasy, Le Seigneur des anneaux est une adaptation très hollywoodienne des romans de Tolkien. Peter Jackson s’approprie avec un plaisir évident l’univers et les personnages de l’histoire dans un ensemble qui se présente en un triptyque de plus de 9h (environ 3h par épisode). C’est d’ailleurs un point important des films : Jackson aime les Hobbits autant que Tolkien, et il respecte infiniment ces petites créatures.
Le point fort de ces films est d’avoir réussi à définir un scénario de cinéma à partir des romans de Tolkien, en parvenant à garder une bonne cohérence narrative, en se centrant sur quelques évènements principaux et en parvenant, bon an mal an, à faire progresser le ton vers un aspect plus tragique et noir au fur et à mesure des trois films.
Visuellement l’emploi de maquettes, de maquillages divers et d’un large recours au numérique ont permis de créer un monde graphique très réussi.


Le film rencontre principalement deux problèmes, qui sont des habitudes malheureuses des blockbusters.
Le premier est un évident problème de rythme. Le réalisateur, sur des formats de plus de deux heures trente, a bien du mal à ne pas se perdre. Si certaines séquences sont bien emmenées et sont réussies (le passage dans la Moria par exemple, ou l’attaque du gouffre de Helm), d’autres sont très lourdes, très lentes, complètement excessives (les pleurs du groupe à la mort de Gendalf, à grands coups de ralentis, ou les multiples fins du Retour du roi).
De même Jackson a bien du mal à tenir ses récits parallèles : dans les épisodes 2 et 3 (Les Deux tours et Le Retour du roi), il alterne des moments qui sont épiques et rythmés avec la progression de Frodon, lente et centrée sur la psychologie du personnage.
Cette narration diversifiée devrait enrichir le récit sans provoquer de telles coupures de rythme. Le gap entre ces deux narrations est amplifié parce que les deux personnages les plus complexes psychologiquement (Frodon et Gollum) se côtoient et laissent des miettes aux autres qui sont tous de simples personnages inamovibles de film d’aventures, sans grande épaisseur.
Dès lors on appréciera telle séquence ou on s’agacera de tel personnage : on trouvera bien amenée la « résurrection » de Gendalf mais on trouvera facile l’aide décisive apportée par l’Armée des Morts (le scénario du film allant un peu vite en besogne) ; on appréciera les hordes d'orques épouvantables qui assaillent la cité mais on sera frustré d'une bataille brutalement interrompue pour aller suivre Frodon arpenter lentement le Mordor.

Le second problème est celui du ton des films. C’est qu’il est bien difficile de faire se côtoyer des moments qui se veulent franchement drôles (plusieurs hobbits ont uniquement un rôle de clown, de même l’humour potache du nain Gimli) et d’autres beaucoup plus tragiques et sérieux (la traque des Nazgûls, les pleurs à la mort de Gandalf). Mais c’est là un aspect incontournable et navrant des blockbusters : l’humour se veut nécessaire, quitte à sacrifier des personnages. Et l'alliance de ces deux tons est ratée : difficile de concilier la noirceur tragique de Saroumane (ou de Soron) avec les petites blagues qui fusent ici et là.


Cela dit, Peter Jackson livre une série de films visuellement tout à fait conventionnels et sans brio. Comme dans tant d’autres blockbusters, il accumule les vues classiques en caméra rapide et qui plongent en survolant l’action. On a droit, comme il se doit, aux habituels ralentis qui polluent maintenant systématiquement tant de films, montrant par là combien Jackson se plie aux modes cinématographiques d’Hollywood. Il n’y a pas de travail de mise en scène particulière, pas de lumière ou de sons qui sortent de l’ordinaire, pas de pattes ou de style particulier propre à Jackson. Son talent est d’avoir converti en films hollywoodiens les trois romans.
Simplement Jackson a le sens des scènes épiques qu’il filme avec plaisir, et ce sont les moments les plus réussis. On sent bien, dès qu’il s’agit d’aller toucher le cœur des personnages, que la caméra lisse et froide ne permet guère de s’approcher : il y a bien peu d’émotion dans ces films. Les personnages ressentent des émotions, mais le spectateur bien peu. Les personnages pleurent Gendalf, alors que le spectateur, qui pourtant l’aimait bien, n’a pas les larmes aux yeux ; il se dit « Ah zut ! C’était mon préféré, il va falloir faire sans maintenant » et c’est à peu près tout.


lundi 20 octobre 2014

Invasion Los Angeles (They Live de J. Carpenter, 1988)



Invasion Los Angeles Poster Affiche

Petit film de John Carpenter mais avec une excellente idée de base qu'il développe remarquablement. Elle lui permet une dénonciation (qui est en elle-même convenue) par un biais très original de l'Amérique reaganienne. John Nada, par hasard, découvre que des extraterrestres ont envahi la terre et asservissent l'homme à son insu. La mise en route est un peu lente, mais ensuite le film est très réussi. Et la découverte de l'asservissement extraterrestre par John Nada est très amusante.
Aujourd’hui que les complotistes peuvent s’en donner à cœur joie – internet aidant –, le film prend une dimension ironique nouvelle en développant ce thème d’un complot des extraterrestres.
Les messages subliminaux que découvrent John Nada et qui sont véhiculés par les publicités rejoignent la réalité (tout en la dépassant, c’est là la réussite de la dénonciation).

Quand John Nada chausse les lunettes qu'il a trouvées,
la vue qui s'offre à lui est bien différente de la réalité...
Il y a quelque chose du western (comme dans beaucoup de films de Carpenter) dans le parcours de John Nada qui veut ensuite révéler la vérité (vérité entrevue par le biais des lunettes, ce qui est une très bonne idée visuelle et une belle mise en abyme : l’image nous ment, sauf à savoir la décoder).

La très longue bagarre entre les deux amis est un bel exemple du dédain de Carpenter pour la logique scénaristique (qu’importe l’incohérence momentanée de la scène, voici 10 minutes (!) où il se fait plaisir) : en refusant de simplement chausser les lunettes, Franck refuse de voir les choses telles qu’elles sont. On tient là une accusation des humains aussi bien que des extraterrestres : par leur lâcheté, leur individualisme, leur repli sur soi, les humains sont eux aussi coupables de leur asservissement, tout autant que les extraterrestres qui complotent et les exploitent.

Invasion Los Angeles

samedi 18 octobre 2014

Les Misérables (R. Bernard, 1933)




Le film de Raymond Bernard a la réputation d’être la meilleure adaptation du roman de Hugo. Il faut dire qu’il a en Harry Baur un Jean Valjean exceptionnel. Il parvient à être tout à la fois un bagnard lourd et errant, un maire respecté ou un grand-père touchant. La séquence chez l’évêque Myriel est remarquable.

D’autres adaptations sont décevantes. Celle de Le Chanois est nettement moins bonne : Gabin fait du Gabin et Bourvil est sans doute une erreur de casting. Même s’il joue très bien il est peu crédible : difficile d’assimiler Bourvil à un salaud sans cœur comme Thénardier, quelque remarquable que puisse être sa performance d’acteur.
Quant à la revisite par Lelouch, rien n'est véritablement touchant dans cette transposition. Là aussi il est difficile de voir autre chose que Belmondo faisant Jean Valjean. De sorte qu'on ne voit pas Jean Valjean. C’est un bon exemple du problème d’avoir un acteur trop célèbre et trop identifié pour jouer un personnage très célèbre et terriblement identifié par le roman.

jeudi 16 octobre 2014

La Maman et la putain (J. Eustache, 1973)




Incroyable film qui apparaît comme une longue discussion sur la souffrance amoureuse, sur la recherche de l’équilibre amoureux et sur les jeux de faux semblants qui y sont liés.
La Maman et la putain est absolument typique de la Nouvelle Vague, par ses thèmes (on ne sort pas des quartiers et des préoccupations de la petite bourgeoisie de jeunes adultes), par ses acteurs (Léaud évidemment) par son ton détaché qui rompt avec celui des quinquagénaires d’alors, par sa forme (exit les studios et autre montage bien léché).
Le film est ainsi le reflet absolu de son époque, dans un lieu précis – Saint-Germain-des-Prés –, où la jeune bourgeoisie oisive glose sans fin, sur la philosophie, sur l’art, sur le communisme, etc. Et, bien entendu, c’est là le cœur du film, il se centre sur la liberté sexuelle, alors que les fracas de mai 68 sont encore tout proches. Et le « jouissez sans entrave ! » propre à la période semble tout à coup plus complexe que prévu. Difficile d’être de son temps, difficile de se détacher si aisément des affects et des tourments. Et voilà toute l’histoire : Alexandre s’interroge, souffre, cherche à se détacher mais n’y parvient pas.
On note plusieurs échos à La Recherche du temps perdu (explicitement cité dans le film) jusque dans son format (3h40 de film, qui sont comme un parallèle aux milliers de pages de La Recherche).


Jean Eustache s’épargne le passage par les formes habituelles du récit et de la dramatisation qui y est associée : il explique que « La Maman et la putain est le récit de certains faits d'apparence anodine, la description du cours normal des événements sans le raccourci schématique de la dramatisation cinématographique» Il recherche ainsi une forme de vérité en ne coupant pas les temps morts, en laissant le temps diégétique s'imposer par de longues scènes où il refuse les ellipses sur le banal. Dès lors le banal semble au cœur du film. Que d’oisiveté dans ce film, où l’on parle sans fin, dans une chambre ou au café, à discuter de quel verre d’alcool on va prendre, à fumer lentement une cigarette ! Eustache épuise la scène en allant au bout de la représentation : il cherche à parvenir à une forme de vérité, malgré la forme cinématographique. D’où de longs monologues, d’où des digressions sans fin (mais pas sans but), d’où le ton improbable des acteurs. Ici l’incroyable ton de fausse « naturelleté » de Jean-Pierre Léaud, qu’il adopte depuis ses tout débuts, fait merveille. De même Françoise Lebrun qui parle jusqu’à en pleurer, jusqu’à en vomir (au sens propre comme au figuré : c’est sur cette éructation ultime que Eustache achève son film).
On tient là un film exceptionnel, reflet d’une période cinématographique (la Nouvelle Vague française) et borne incontournable du cinéma mondial.


mardi 14 octobre 2014

Usual Suspects (The Usual Suspects de B. Singer, 1995)




On a bien du mal à comprendre les critiques dithyrambiques sur ce film. C'est un film d'action honorable, avec un retournement final qui surprend le spectateur. Mais ce retournement joue trop le coup de théâtre et, s’il incite à une relecture des événements, il n’incite pas à une relecture des ressentis. Autrement dit c’est assez malin mais ça n’apporte rien ; c’est un retournement intelligent mais pas émotionnel (mais il ne peut pas l'être : le film n'est qu'un simple divertissement).
Par exemple le retournement final de L’Invraisemblable vérité impose de repenser le film au travers de ce qu’ont ressenti en réalité les personnages (en particulier Tom Garrett, lorsqu’il apprend qu’il va être condamné pour meurtre et que rien ne peut le sauver désormais). C’est une relecture non pas uniquement des événements, mais des intentions et des ressentis ; tout autre chose qu’une simple chute comme ici.
Mais Usual Suspects se veut un film d'action divertissant très simple, avec un petit artifice scénaristique pour surprendre son monde. Il réussit cette petite ambition.

dimanche 12 octobre 2014

Voyage en Italie (Viaggio in Italia de R. Rossellini, 1954)




Film fondamental de Rossellini. Il parvient à saisir des moments de vie brute d’un couple qui semble longtemps perdu.
Dans la langueur de l'Italie, Katherine s'ennuie et Alexander se disperse vers d'autres femmes. Derrière l’apparente banalité, on tient là la modernité cinématographique dans toute sa splendeur : les personnages errent, ne sont pas clairement déterminés, la femme reste désœuvrée, visite sans trop y croire Naples et les alentours. Le film capte tout l’indicible qui détruit la relation entre Katherine et Alexander et à montrer remarquablement ce couple qui se perd, avec la relation usée par l’habitude, que la routine insipide guette et qui éteint les sentiments.



C’est par hasard que le couple va à Pompéi et qu’il est confronté à l’étreinte éternelle des deux amants – premier indice de l’incarnation – extrait de sa gangue de cendres durcies.
Il faut un miracle – au sens religieux – pour que le couple s’en sorte : c’est le moment de la révélation, qui a lieu au moment de la procession religieuse. Perdus puis retrouvés dans la procession, les deux amants se prennent dans les bras.



Sous couvert de montrer les moments banals d’un couple qui se perd, le film montre donc une désincarnation, inexorable semble-t-il, avant une grâce qui conduit, de façon inespérée, vers une incarnation qui est aussi, de façon un peu christique, une ré-incarnation.

vendredi 10 octobre 2014

The Host (Gwoemul de J. Bong, 2006)



The Host Affiche poster

Film original et réussi de Bong Joon-ho. L'irruption du monstre force à se révéler des Coréens ordinaires : on est bien loin des héros hollywoodiens qui seraient venus en découdre avec le monstre. Ici c'est une famille apeurée mais coincée (il faut sauver leur petite fille enlevée par le monstre) qui les oblige à se rebeller et à affronter le mutant.
La métaphore est belle : cet intrus – dû à des produits chimiques américains bazardés imprudemment – c'est l'Amérique elle-même, dont la Corée veut s'émanciper (c'est là le propos du cinéaste).
Une des réussites du film est dans le mélange des tons : depuis des scènes de film fantastique jusqu’à des séquences de panique typiques des films d’horreur ou de monstre, le ton change et va jusqu’à la comédie burlesque, par moments, avec beaucoup de facilité. C’est une habile (et pas facile) évolution d’un genre assez classique.

The Host Bong Joo-ho

mercredi 8 octobre 2014

Il était une fois en Anatolie (Bir Zamanlar Anadolu'da de N. B. Ceylan, 2011)




Film très beau, très sombre, qui, derrière un récit d’allure simple (des routes d’Anatolie arpentées par des policiers un soir d’orage), fait exploser peu à peu des vérités cachées, au fil des discussions et des moments passés ensemble par ce groupe d’hommes.

Le cadavre recherché n’est pas l’essentiel, les vrais drames sont laissés hors champ, mais ils sont révélés au fur et à mesure, et les connections se font chez le spectateur en même temps qu’elles se font pour les personnages.
La nuit est propice à des révélations – qui ne sont pas des moments fracassants qui laissent sans voix, mais des mots qui s’agrègent les uns aux autres et dont sortent des significations. La nuit est propice aux longues réflexions, la nuit est propice aussi, évidemment, au surgissement de fantômes du passé.
Drame de Kenan qui a tué et qui doit indiquer où il a enterré le cadavre, drame du procureur, beaucoup plus profond et qui émerge progressivement concernant la mort de sa femme. Drame du médecin qui est celle d’une vie finie, achevée. Après avoir été effleuré par la grâce, le jour se lève sur cette tristesse, cette vie déjà terminée.
Et, au milieu de ces drames profonds, de cette ambiance d’hommes et de la recherche sordide qui n’en finit pas, surgit une lumière inouïe, un moment de grâce, quand la fille du maire vient servir le thé.


Ceylan parvient à mêler ces drames immenses et profonds à des soucis du quotidien beaucoup plus triviaux, quelconques (un problème de prostate dont on rit, des histoires de yaourt, de melon, de vie communale, d’administration locale) : ce grand écart est avalé avec fluidité et les personnages acquièrent alors une grande épaisseur humaine et, par là même, un universalisme. Ce ne sont plus seulement des petits soucis qui se déroulent une nuit quelque part le long des routes d’Anatolie, mais des drames humains universels et insolubles.


samedi 4 octobre 2014

Le Dogme95



Le Dogme95 est un ensemble de règles et de principes de tournage, édicté par Lars Von Trier et Thomas Vinterberg en 1995.
Le Dogme énonce les règles suivantes :

1. Le tournage doit être fait sur place. Les accessoires et décors ne doivent pas être apportés (si l'on a besoin d'un accessoire particulier pour l'histoire, choisir un endroit où cet accessoire est présent).
2. Le son ne doit jamais être réalisé à part des images, et inversement (aucune musique ne doit être utilisée à moins qu'elle ne soit jouée pendant que la scène est filmée).
3. La caméra doit être portée à la main. Tout mouvement, ou non-mouvement possible avec la main est autorisé.
4. Le film doit être en couleurs. Un éclairage spécial n'est pas acceptable.
5. Tout traitement optique ou filtre est interdit.
6. Le film ne doit pas contenir d'action de façon superficielle (les meurtres, les armes, etc. ne doivent pas apparaître).
7. Les détournements temporels et géographiques sont interdits (c'est-à-dire que le film se déroule ici et maintenant).
8. Les films de genre ne sont pas acceptables.
9. Le format de la pellicule doit être le format académique 35mm.
10. Le réalisateur ne doit pas être crédité.

De plus, le réalisateur doit s’abstenir de tout goût personnel. Il n’intervient plus en tant qu’artiste, nous dit le Dogme, et s’abstient de créer une œuvre. Le but étant de faire sortir la vérité des personnages et des situations.

Le Dogme95 est né pour faire face, cinématographiquement, aux superproductions américaines (qui, selon les auteurs, éloignent le cinéma de sa substance). Il s'agit donc d'un ensemble de règles édictées en réaction à quelque chose. Intrinsèquement, ces règles, arbitraires, discutables et jusqu’au-boutistes, portent en elles une limite évidente. En effet on ne peut guère construire, de façon aussi extrême, contre quelque chose.
On notera d’ailleurs que les dix règles du Dogme sont à ce point contraignantes que ni Lars Von Trier ni Thomas Vinterberg, qui ont rédigé le manifeste, ne parviendront à les suivre toutes et qu’ils s’en écarteront rapidement. Ce cinéma, même s’il a eu ponctuellement une portée inspiratrice (Festen en est la démonstration), reste donc un projet ou une prise de position pendant une période donnée, beaucoup plus qu'un courant du cinéma plein de vitalité.

jeudi 2 octobre 2014

Le Bon, la Brute et le Truand (Il buono, il brutto, il cattivo de S. Leone, 1966)










Troisième film de Sergio Leone, il est aussi
bien meilleur que les deux précédents. Si Leone a gardé (et continue de
perfectionner) ce style si caractéristique, il parvient, beaucoup plus qu'auparavant, à intégrer de l'humour. L'humour ne consiste plus seulement en quelques bons mots, mais s'appuie sur une mise en situation qui est drôle et qui
montre la lignée de Leone avec la comédie italienne des années 60. Cet héritage
se manifeste non seulement par le traitement de l’humour mais aussi par la mise
en scène de la pauvreté des milieux et des personnages rencontrés (les péons
rappellent les habitants des bidonvilles des villes italiennes).


Toute la première partie du film (hormis la
séquence d'ouverture) est d'ailleurs traitée sur un mode franchement comique
(alternance de capture et de libération de Tuco par Blondin), le montage
achève de rendre comique la séquence, le personnage d'Eli Wallach servant
d'ailleurs de contrepoint comique à la Brute (très bon Lee Van Cleef, dont le
personnage, lui, n'est pas là pour rigoler). Clint Eastwood, de son côté, continue d'inscrire son personnage dans l'histoire du cinéma.










On remarquera la
complexification progressive de l’intrigue, puisque les trois compères qui cherchent à récupérer un magot sont rattrapés par la Guerre de sécession. La
petite histoire se trouve alors confrontée à la grande. Et, ironie noire de la
guerre, Setenza, le chasseur de primes, voit même son sadisme transformé en une
qualité indéniable lorsqu’il s’agit de faire parler les prisonniers.




La séquence finale – le duel à 3 dans le
cimetière – est un bon résumé à la fois du style (qui est une reprise maniérée
des grandes séquences classiques du western) et du génie de S. Leone, avec ici
par exemple une façon de dilater le temps par le montage qui est exceptionnelle.










Bien sûr, malheureusement, le film n'a pas
grand sens. Leone est un formaliste pur et dur : on a vite fait le tour du scénario  (quand bien même, ici, les grands scénaristes Age et Scarpelli sont de la partie).
Mais il ne faut pas bouder son plaisir : le maniérisme de Leone (qui
culminera avec son chef-d'œuvre Il était une fois dans l’Ouest) ajouté à la partition de Morricone rend le film
réjouissant.




L'influence du film   de même que les autres westerns de Leone    est considérable, à la fois sur le genre mais aussi sur le cinéma en général. On notera, par exemple, que la seconde séquence du film (lorsque la brute Lee Van Cleef rend visite au
fermier qu’il finira par abattre) contient tous les
ingrédients du cinéma, à venir, de Quentin Tarantino : le rythme est lent, le réalisateur
prend son temps, s’attache à des détails triviaux (une discussion tout en mangeant
de la soupe), avec une tension sous-jacente qui monte (on sait qu’il va se
passer quelque chose). L’explosion de violence est soudaine et radicale. Tarantino
refera très précisément cette séquence (au début d’
Inglourious Basterds) mais c’est, de façon plus générale, tout son
cinéma qui est irrigué par cette manière de faire. C’est d’ailleurs à la fois
une qualité de Tarantino (il est passionné par une esthétique précise) et un défaut, puisqu’il fait à la manière
d’un maniériste. C’est donc un style, ontologiquement, assez caricatural. Reste
que sa vista lui permet de faire « à la manière de Leone » de
façon brillante, enlevée, facilement jouissive, fluide et en déclinant dans de
très nombreuses variantes ce schéma de base.