samedi 29 décembre 2012

La Nuit américaine (F. Truffaut, 1973)




Film sur le tournage d’un film, La Nuit américaine est avant tout une déclaration d’amour de François Truffaut pour le cinéma. Réaliser un film n’apparaît pas tant comme l’entreprise d’un seul homme, comme on pourrait s’y attendre de la part du grand inspirateur de la politique des auteurs, mais comme un travail d’équipe, organisé, équilibré, avec mille et une personnes qui, toutes, à leur niveau, participent de la création.
La création n’apparaît donc pas comme l’activité d’un démiurge, ou l’idée folle d’un visionnaire (comme a pu l’être Herzog par exemple) mais comme la réalisation, organisée et faite pas à pas, d’un projet.



Et, dans ce projet, tous ont un rôle : des techniciens aux producteurs en passant par les acteurs, les régisseurs ou le réalisateur, concourent. Un film, nous dit Truffaut, c’est un travail d’équipe, qui demande de trouver des équilibres, entre les personnes, entre les  contraintes, entre les situations.
On retrouve alors une idée fondamentale de Duchamp, quand il explique qu’il y a toujours un gap entre l’intention du créateur et l’œuvre finale. Ici le film obtenu résulte d’une quantité de petits arrangements, de compromissions, de choix, de gestion pragmatique. La Nuit américaine nous plonge alors, avec délice et par l’exemple de mille anecdotes, au plus près de cet acte de création.
Il montre aussi, ce faisant, la passion qui anime François Truffaut à réaliser des films.
A voir le film on sent la réalisation davantage comme un artisanat, complexe et brillant, que comme un art. Cet aspect est très surprenant, puisque Truffaut est l’un des premiers instigateurs de la politique des auteurs. Or il se livre ici à une désacralisation puissante : son regard de réalisateur a considérablement évolué depuis quelques années, à l'époque où il n’était que critique et spectateur. Peut-être que son expérience à la réalisation lui montre combien l’écart – l’écart duchampien – entre l’intention et l’œuvre finale est plus grande que ce qu’il pensait.
Il n’en reste pas moins, et le film en est une preuve manifeste, qu’un film peut avoir la patte typique de son auteur, ce qui constitue un second message, moins direct mais tout aussi évident de la part de Truffaut. Sa Nuit américaine est un plaidoyer magnifique et un film réjouissant.



vendredi 28 décembre 2012

Shock Corridor (S. Fuller, 1963)




Film percutant de Samuel Fuller qui prend prétexte d’un journaliste ambitieux, Johnny Barrett, qui enquête sur les hôpitaux psychiatriques pour enfermer un homme en bonne santé au milieu de fous (le thème est à la mode, le roman Vol au-dessus d’un nid de coucou, de K. Kesey, et dont s’inspirera Forman, est paru la même année).
L’asile devient une allégorie de l’Amérique, en particulier le couloir – la « rue » – où l’on croise les tares de l’Amérique et le produit de son histoire, depuis des allusions à la guerre de Sécession ou au Ku Klux Kan jusqu’au savant fou. Mais si Samuel Fuller n’y va pas de main morte avec ces dénonciations, il désigne clairement l’Amérique elle-même comme responsable de ces folies. Et, inévitablement, Johnny Barrett (dont l’ambition est une première folie, la seconde étant de tromper son monde et sa propre identité en cherchant à passer pour fou) sombre peu à peu dans la folie.


Si le film amasse et brasse peut-être trop de thèmes (se surajoute une énigme policière peu convaincante), le style percutant et baroque de Fuller fait mouche, avec cette façon d’asséner des scènes comme autant de coups de poings. La séquence où Johnny bascule dans la folie – avec l’orage qui se déverse dans la « rue » et des visions de chutes d’eau en couleur qui font irruption – est un exemple incroyable de cette réalisation à la fois virtuose et violente.

samedi 22 décembre 2012

La Vie est belle (La vita è bella de R. Benigni, 1997)





Beau film de Roberto Benigni, très touchant et surtout très osé, puisqu’il aborde la Shoah non seulement par une fiction – ce qui, en soi, est déjà une prise de position forte (1) –, mais, qui plus est, il l’aborde par le biais de la comédie.
Si le titre en lui-même est déjà une provocation, le film s’articule ensuite en deux parties, la première plutôt gaie et légère, avant que le fascisme n’écrase tout. Benigni le tourne d’abord en dérision (jouant sur un registre parfois burlesque, évoquant même Le Dictateur par moments) avant de changer de registre, passant de la dérision à l’humour noir, devant la force des choses.
Et si la fiction est une relecture des choses, la fable proposée par Benigni ne laisse aucun doute : il ne cherche pas la véracité (comme peut le faire un documentaire), il choisit précisément ce qu’il met dans le cadre et ce qu’il laisse hors-champ.
La question de l’humour devient de plus en plus complexe à partir de l’arrivée dans le camp : une approche humoristique est-elle possible dans un tel lieu ? Comment rire dans un camp de concentration ? Pour Benigni l’humour est la seule approche capable de supporter la tragédie : sa fable s’achève dans le camp de concentration, où c’est l’humour qui permet à Guido de préserver son fils de l’horreur, ce jusqu’à la fin (il continue de faire rire jusqu’à sa mort). L’humour, alors, apparaît comme une ultime défense. On se souvient que Primo Lévi, en ouvrant Si c’est un homme par un poème, proposait un autre rempart, un autre recul, une autre manifestation d’humanité pour se défendre contre l’horreur.


Mais on mesure à quel point le média cinéma est particulier, puisque des œuvres littéraires ou même la bande dessinée (on pense à Maus de A. Spiegelman ou à L’Histoire des 3 Adolf de O. Tezuka) n’ont pas du tout la même résonance et n’ont d’ailleurs pas fait (ou ne font plus actuellement) l’objet de tels débats.
Pourtant il semble bien que la fiction doive venir prendre le relais des documents d’archives et des témoignages des survivants (dont le nombre, inéluctablement, diminue sans cesse). C’est à travers elle, sans doute, désormais, que la mémoire se fera.



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(1) : On sait que C. Lanzmann, interviewé à propos de Shoah, considérait que la fiction était un « mensonge fondamental », un « crime moral », un « assassinat de la mémoire ».

jeudi 20 décembre 2012

Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful de V. Minnelli, 1952)



Étonnant film de Vincente Minnelli puisque, en plein âge d’or d’Hollywood et en plein succès personnel (il a déjà reçu plusieurs oscars), il réalise un film qui n’hésite pas à montrer toute la cruauté de l’envers du décor, écornant l’image de l’usine à rêves. Le récit développe en effet la personnalité complexe de l’ambitieux et égoïste producteur Jonathan Shields.
Mais, avec beaucoup d’intelligence, le portrait d’Hollywood, s’il est féroce, apparaît beaucoup plus contrasté que de prime abord : si le producteur Shields est un ambitieux sans scrupule, il y a néanmoins beaucoup de dualité dans cette personnalité très forte. Astucieusement, le film construit la personnalité du producteur à partir de de la vision qu’en ont trois acteurs, qui, tous ont bénéficié du producteur avant de s’être fait trahir sans scrupule. Le récit s’articule donc autour de trois flash-backs (technique de récit que l’on trouve notamment chez Mankiewicz) qui font une lumière progressive sur ce producteur pour qui la fin justifie les moyens : rien ne compte réellement – ni la reconnaissance artistique, ni la reconnaissance humaine – si ce n’est l’aspect financier : réaliser des profits à tout prix. La complexité des rapports entre les personnages vient de ce que chacun des personnages, s’il a pu être trahi par Shields, a aussi été amené à la gloire grâce à lui.


Au travers de ce portrait à la fois nuancé et sans concession, Minnelli montre combien Hollywood peut briser les carrières qu’il a contribué à façonner. Il montre aussi combien le miroir aux alouettes de la gloire ne peut s’exonérer d’une superficialité, combien le rêve, en fait, ne peut oublier la réalité. Et s’il est question d’ensorcelés, ce peut être tout à la fois Georgia Lorrison, Fred Amiel et James Lee Bartlow, ensorcelés par Jonathan Shields ; Jonathan lui-même ensorcelé par le cinéma pour lequel il sacrifie tout ; ou le spectateur lui-même, ensorcelé par la magie du cinéma, ce sublime art du faux. Car ce film, en plus d’une lucide prise de conscience du cinéma lui-même, avec ses interprètes magnifiques et légendaires, son propos nuancé et ironique, sa totale maîtrise formelle, son noir et blanc savoureux, est un magnifique exemple de magie que peut produire cet art du faux qu’est le cinéma.


mercredi 19 décembre 2012

La Dernière caravane (The Last Wagon de D. Daves, 1956)




Honnête western de Delmer Daves, mais qui reste bien loin de ses plus grandes réussites (3 h 10 pour Yuma notamment). Il faut dire qu’après un prologue exceptionnel (les premières minutes du film sont parfaites : sèches, violentes, incisives), le film subit un gros coup de mou avec un long passage, très conventionnel, lorsque le sheriff et son prisonnier rencontrent la colonne de pionniers. Malgré une belle accélération (l’attaque des Apaches, laissée hors-champ et qu’on ne fait que constater), le film retombe dans un récit sans surprises et qui n’épargne guère le spectateur en scènes entendues et courues d’avance, organisées autour d’un outlaw survivaliste entouré de colons naïfs et assez gauches.



Le final ajoute encore une déception avec le rapide procès qui enlève une grande partie de la sève originale du film : le personnage principal, joué par Richard Widmark et présenté comme un impitoyable bandit qui tuait de sang-froid, est transformé en deux temps trois mouvements en un gentil héros dévoué, adoubé par tous et qui peut épouser la jolie fille de service.
C’est un peu dommage que le film pâtisse de ce scénario peu convaincant car deux bonnes idées laissaient espérer bien des choses. D’une part il s'appuie sur un personnage principal bad guy, vrai hors-la-loi et interprété par la star du film ; il est dommage qu’il abandonne progressivement sa défroque de méchant au lieu de creuser l’idée. Seconde belle idée : celle du blanc élevé par les Comanches et qui devait permettre de discuter un peu du sort des Indiens. Si Dave le fait un peu (avec la demi-sœur indienne, mais dans des scènes bien caricaturales), il traite malgré tout les Apaches comme des sauvages hurlants et sans pitié, mettant par terre toute tentative de discours un peu approfondi sur les relations Blancs/Indiens.


lundi 17 décembre 2012

Fitzcarraldo (W. Herzog, 1982)




Incroyable film sur le rêve fou d’un homme, et dont la genèse et le tournage sont des paris aussi fous que celui du héros. Il est difficile, devant Fitzcarraldo de faire abstraction du rêve de Werner Harzog et de la réalité ce que fut le tournage.
Fitzcarraldo est un rêveur passionné : il décide, contre tout bon sens, de construire un opéra au milieu de la forêt péruvienne. Pour trouver de l’argent il veut renflouer une concession de caoutchouc. Pour cela il doit la rendre accessible. Son idée est de faire passer un bateau à travers la montagne pour rejoindre un autre bras de rivière ce qui pourrait relancer l’exploitation.
Herzog épouse le rêve de Fitzcarraldo : il est à peu près aussi fou de vouloir faire un opéra en pleine forêt que de financer, organiser et tourner un tel film. C’est que, pour Herzog, le film ne pourra exister que si ce qu’il raconte – en particulier la traversée de la montagne par le bateau – a réellement lieu. Cette volonté d’affronter ce qu’affronte Fitzcarraldo correspond à une conception du cinéma de la part de Herzog : le réel et la fiction se rejoignent. De sorte que, pour Herzog, si la traversée de la montagne n’a pas lieu, le film n’a pas lieu d’être.



Le film acquiert alors une véritable dimension autobiographique et documentaire : les aventures de Fitzcarraldo sont celles de Herzog et bien des images du film de joie ou de détresse sont des moments captés par Herzog sur le tournage et conservés tels quels, mêlant ainsi étroitement réalité et fiction.
Herzog avait déjà procédé ainsi pour le tournage difficile d’Aguirre mais ici les difficultés atteignent des sommets et la réalisation du film n’est qu'une suite à peu près ininterrompue des catastrophes en tous genres, avec un lieu de tournage inaccessible, des frais de production impossible à contenir, des guerres entre tribus, une saison sèche qui rend les bras de rivière impraticables aux bateaux, puis des pluies torrentielles qui dévastent le campement, des producteurs qui se retirent un à un, un acteur principal malade (Jason Robards) qui doit renoncer et, pour le remplacer, un Klaus Kinski ingérable. Par-dessus tous ces problèmes, il restait le défi immense de faire réellement traverser un bateau de 300 tonnes à travers une montagne, d’un bras de rivière à l’autre, à l’aide de câbles et de poulies. Ce défi qui est celui de Fitzcarraldo sera relevé, de même que les autres : le rêve fou de Herzog aura permis de réaliser le film.



Apparaît alors sous nos yeux un film qui parvient à la fois à montrer l’entreprise inouïe de Fitzcarraldo, qu’il mène contre vents et marées (et qui est donc un témoignage, à l’écran, de ce que fut le tournage), et le lyrisme fou de Herzog, qui, à côté de ces aventures, capte la forêt, son immensité et sa plénitude, avec cette lenteur folle et poétique. On retrouve ici le terreau d’Aguirre : l’incroyable puissance visuelle de Herzog. Sa caméra capte des images, des sons, des moments, trouvant dans la difficulté l’âme de son film.
Et la magie de l’alchimie opère : le rêve de Fitzcarraldo lui a permis de dépasser le cauchemar qu’il a pu engendrer, et, de ce cauchemar, Fitzcarraldo – qui a échoué, mais qu’importe : son rêve est le sel de sa vie – offre au monde un moment d’opéra, qui fait vibrer la jungle à l’unisson, et qui fait taire jusqu’aux oiseaux.



On remarquera que, en quelques années, d’autres films, ont connu ce moment herzogien du tournage qui vire au cauchemar : on pense en particulier à Apocalypse Now ou à Sorcerer.

vendredi 14 décembre 2012

À nos amours (M. Pialat, 1983)




Après avoir exploré l’enfance, la mort ou le couple, Pialat tourne sa caméra sur l’adolescence et livre un film fort, violent, tourmenté et complexe sur cette période elle-même forte, tourmentée et complexe. Il scrute ainsi, avec son acuité extraordinaire, les tourments de Suzanne, qui ne sait que faire de ses quinze ans, écartelée entre des pulsions de vie et d’amour qui ne parviennent pas à s’exprimer et perdue au milieu d’une famille qui explose (avec le père, à la fois central et terrible).

Si le film démarre avec une image lumineuse et candide (la première séquence sur le bateau), tout se disloque ensuite progressivement : Suzanne se refuse à celui pour lequel elle a des sentiments puis multiplie les rencontres d’un soir, sans intérêt, sans âme. Parallèlement le père s’efface du récit et laisse la famille en plan, avec une mère hystérique et un grand frère violent qui ne sait comment compenser ce départ. Alors Suzanne erre, titube, et le masque de tristesse de Sandrine Bonnaire (tristesse teintée d’indifférence) prend de plus en plus de place sur ce visage déjà las.
Et Pialat, fidèle à sa façon de filmer, construit son film autour de blocs de temps, organisés en moments forts, avec des explosions verbales, des déchaînements, des surprises, des incompréhensions et il scrute toujours plus profondément chaque scène pour parvenir au cœur de chaque personnage.



Le film est marqué par une incroyable scène de repas de famille, largement improvisée (la méthode Pialat, entre écriture et improvisation, produisant des moments inouïs), où le père (joué par Pialat lui-même) débarque tout à coup, à la surprise des personnages (et des acteurs, qui ignoraient l’intention de Pialat). Il s’ensuit une confrontation violente et lapidaire, dans ce style si particulier, avec une improvisation qui dure, Pialat semblant ne jamais vouloir couper sa caméra.
Ces blocs de temps filmés dans de longues séquences, Pialat les raccorde par un montage brusque, où il associe des atmosphères et des tons, bien plus qu’il ne respecte une logique scénaristique (par exemple, dans la première séquence sur le bateau, Pialat n’hésite pas à interrompre un personnage au beau milieu d’une phrase).
La complicité entre Pialat et sa jeune actrice a incité Pialat à prendre le rôle du père et à l’étoffer. Cette complicité est aussi celle, complexe et contradictoire, de Suzanne et de son père. Pialat filme merveilleusement ces moments où l’un et l’autre se parlent, comme il met en lumière parfaitement les états d’âme de son héroïne, tantôt en la prenant dans les raies de lumière du jour finissant, tantôt dans une ruelle sombre, tantôt avec une froideur particulière qui est celle de son cœur qui ne parvient pas encore (ou déjà plus) à aimer.



mercredi 12 décembre 2012

L'Ombre d'un doute (Shadow of a Doubt de A. Hitchcock, 1943)




Très intéressant et intrigant film d'Alfred Hitchcock, L'Ombre d'un doute allie le jeu complexe entre deux personnages avec une intrigue qui sème le doute tout au long du film dans l'esprit du spectateur. Avec sa maîtrise habituelle, le réalisateur construit pas à pas son récit, introduisant un malaise dans cette petite famille bien comme il faut de cette petite ville californienne bien sous tous rapports. Ce malaise – incarné par cet oncle Charlie (très bon Joseph Cotten, qui construit un personnage qui, sans être totalement antipathique, rend impossible son identification par le spectateur) – est d'autant plus insidieux que la relation est d'abord fusionnelle entre la petite Charlie et son tonton fraichement débarqué. Et c'est toute la sève du film que de voir comment cette connexion entre les deux va être progressivement balayée, à coup de doutes, de petits détails intrigants, que repère le spectateur ou la jeune Charlie. Et quand le doute laisse place à la certitude c'est alors que le policier arrive dans le récit.


On n'est pas loin du récit d'initiation : pour la jeune Charlie c'est la fin d'une relation fusionnelle d'enfance avec son oncle et, bien plus encore, c'est la découverte du mal. Un mal qui rôde, impalpable mais ressenti, un mal qui vient jusque chez soi, au creux de sa maison.


Pour Hitchcock, la page anglaise semble tout à fait tournée : on ne trouve plus trace, désormais, de la moindre teinte anglaise dans le film. Et, s'il n'atteint pas le niveau de ses plus grands chefs-d’œuvre, L'Ombre d'un doute reste un film brillant et très typique de la maîtrise d'Hitchcock et de son style, axé sur un travail au corps du spectateur, qui est tranquillement mené par le bout du nez tout au long du récit.

mardi 11 décembre 2012

L'Ami américain (Der Amerikanische Freund de W. Wenders, 1977)




Étrange film, à la croisée des chemins : Wim Wenders prend comme matériel un polar américain et le filme avec sa patte européenne de « film d’auteur ». Il réussit ainsi à rendre hommage au polar tout en s’écartant considérablement des canons du genre.



Wenders y met son style contemplatif, construisant le film comme une errance étrange, une déambulation un peu sombre et désespérée, avec la mort en toile de fond. L’atmosphère porte l’oppression de la jungle urbaine, avec des contours indéfinis, des couleurs tantôt ternes et grises, tantôt rehaussées mais cauchemardesques. Et le piège en forme de toile d’araignée qui se referme peu à peu sur Jonathan (Bruno Ganz) – dont il ne s’extraira que grâce au cow-boy étrange qu’est Tom Ripley (Dennis Hopper) –, semble n’être qu’une expression parmi d’autre de la douleur sombre et solitaire qui envahit le film.



samedi 8 décembre 2012

Flamme de mon amour (Waga koi wa moenu de K. Mizoguchi, 1949)





Magnifique film de Mizoguchi, sur un ton assez ouvertement politique puisqu'il aborde directement le thème de la libération de la femme. Ce thème est présent de façon diffuse dans une grande partie de son œuvre mais il est traité ici directement, en suivant l’itinéraire militant d’une femme. Il s’attache donc à décrire précisément à la fois un environnement social et une atmosphère politique afin de mieux y insérer le parcours de Toshiko Kishida.

Le film est un équilibre entre le machisme ambiant, très prégnant, les aspirations de certaines femmes (mais de certaines seulement, d’autres n’étant pas du tout prêtes à une émancipation) et la société japonaise d’alors : si le Japon s’ouvre à la modernité, il semble encore bien incapable de comprendre et d’assumer l’idée d’une femme autonome qui ne soit pas sous la férule de son mari. Avec une multitude de petites touches qui peignent un tableau contrasté loin de tout manichéisme, Mizoguchi peint un tableau  assez sombre de la place de la femme dans la société. Pourtant la belle scène finale est résolument optimiste et porteuse d’espoir.
La portée politique, évidemment, atteint le Japon contemporain : la situation actuelle, nous dit Mizoguchi, n’a pas beaucoup évolué depuis un demi-siècle.


jeudi 6 décembre 2012

Les Parapluies de Cherbourg (J. Demy, 1964)




Film entièrement chanté de Jacques Demy (« mélodrame » au sens strict, ce qui était à l’époque un sacré pari), Les Parapluies de Cherbourg doit beaucoup à cet équilibre entre le chant, la musique (avec la célèbre partition de Michel Legrand), la déferlante de couleurs sur l’écran et ce rythme fluide et enlevé.
Le film aborde aussi le thème de la guerre d’Algérie (finalement assez peu présent dans le cinéma français), en articulant son récit autour du départ de Guy pour l’Algérie. Le film, en travaillant sur l’absence de Guy, tire une grande tristesse de ces circonstances, qui font écho à la société, marquée par ces jeunes qui partaient pour plusieurs années.


On regrette que le regard social (avec Geneviève qui finit par épouser le bijoutier, garant d’une situation sociale aisée, en lieu et place du garagiste prolétaire qu’elle aime) apparaît malgré tout un peu facile et bien conventionnel.

mardi 4 décembre 2012

L'Inconnu de Las Vegas (Ocean's Eleven de L. Milestone, 1960)




Film de braquage qui a une part d'originalité de par sa décontraction mais dont le rythme est trop somnolent. Le film, assez intelligemment, ne cherche guère à jouer sur le réalisme des situations, et l’ambiance de fête et de champagne du Nouvel An à Las Vegas (moment choisi pour un braquage sur plusieurs casinos) rejaillit sur le ton et l’absence de véritable suspense. L’impeccable mécanique s’enraiera, à partir de minuscules grains de sable et évoluera vers une fin surprenante mais réussie.
L'Inconnu de Las Vegas vaut peut-être pour le ton général (bien loin du film policier ou du film noir, mais sans être une comédie) et sur la belle brochette d’acteurs rassemblés.



Le film a été remis au goût du jour avec le remake célèbre (et bien meilleur) de S. Soderbergh en 2001, qui en reprend les grands traits (si ce n’est la fin, très différente). Mais comme ce remake adopte un ton encore plus décontracté, un happy-end semblait sans doute de bon aloi.

dimanche 2 décembre 2012

Du rififi chez les hommes (J. Dassin, 1955)




Très bon film de casse français, articulé autour d’un très bon Jean Servais. Jules Dassin s’inspire de Quand la ville dort de J. Huston, dont il reprend le casse de façon précise. Mais, comme dans le film de Huston, le braquage n’est qu’un élément du récit et l’après-braquage est très réussi avec la bande rivale qui veut s’approprier le butin. Et, de même que dans son homologue américain, la fin est très sombre.
On voit combien le film, bien que très réussi, ne parvient pas à se démarquer de l’influence américaine (celle de Huston mais aussi de Siodmak, Litvak, Preminger, Wilder, Daves, etc.). Il faudra tout le style de Melville pour parvenir à s’extirper de ses illustres modèles (et le génie spécifique d’Alain Delon) pour construire un personnage nouveau loin des figures du genre.



jeudi 29 novembre 2012

L'Anguille (Unagi de S. Imamura, 1997)




Beau film de Shōhei Imamura, qui décrit avec une humilité et une simplicité remarquable la renaissance – complexe, entourée de symboles – d’un homme qui a tué sa femme surprise avec son amant.
Si Yamashita a tué sa femme et qu’il reconstruit une autre vie, il ne peut gommer tout à fait ni l’évènement lui-même, qui le hante encore, ni les raisons qui l’ont poussé à l’acte, dont les scories viennent polluer sa relation avec Keiko, qu’il a sauvée du suicide et qui évoque étrangement sa femme assassinée (Vertigo apparaît alors en filigrane). Ne voulant pas voir resurgir le passé, Yamashita semble s’interdire le moindre sentiment.
L’histoire de cette renaissance, après huit ans de prison, dans la campagne aux abords de Tokyo, dans un petit salon de coiffure, loin du bruit et de la fureur, mais entouré de quelques personnages décalés ou humains a quelque chose d’Ozu, et peut-être, aussi, de Kurosawa (on pense à Dodes’kaden au travers de certains personnages loufoques).



Imamura laisse planer une ombre étrange et onirique, avec toujours, immuable et immobile dans son aquarium, l’anguille à laquelle se confie Yamashita.



mardi 27 novembre 2012

Quand la ville dort (The Asphalt Jungle de J. Huston, 1949)




Quand la ville dort est le prototype du film de casse (un groupe de malfrats qui attaque une bijouterie, la nuit, en forçant le coffre-fort après avoir contourné alarmes et gardiens) et il inspirera beaucoup le genre.
La séquence du casse est en elle-même assez courte : elle ne constitue pas le cœur du récit qui s’attarde davantage sur les trajectoires des protagonistes, depuis le recrutement jusqu’à la chute. Huston prend donc le temps de creuser plusieurs personnages (l’ouvreur de coffre-fort, le dur à cuire, le chauffeur, le bailleur de fond, etc.) et de les épaissir, faisant de chacun d’eux plus qu’un simple homme de main. On suit donc le recrutement du petit groupe, avec les jeux de faux-semblant avec la police, le casse lui-même et l’échec, ensuite, des différents protagonistes, arrêtés ou abattus, tombant sous le coup de leur destin.

La séquence du casse inspirera beaucoup les réalisateurs puisqu’il est repris à l’identique par J. Dassin dans Du rififi chez les hommes et qu’on retrouvera – avec une sécheresse formelle encore plus accentuée – des accents hustoniens dans le casse filmé par J.- P. Melville dans Le Cercle rouge.


samedi 24 novembre 2012

Les Amants diaboliques (Ossessione de L. Visconti, 1943)




Premier film (1) de Luchino Visconti qui jette un pavé dans la mare fade du cinéma italien éreinté par le satrape mussolinien.
S’il reprend un polar américain (Le Facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain), Luchino Visconti se désintéresse largement de l’intrigue elle-même (il se contente de suivre la structure générale du récit) et son vrai propos est ailleurs : le drame social qu’il décrit lui sert de support à une peinture de la campagne pauvre de l’Italie, une campagne miséreuse et frappée par le chômage et que Visconti scrute et filme avec une touche réaliste tout à fait absente, alors, du cinéma italien (embourbé dans les fadaises du cinéma des téléphones blancs). Ce que fouille Visconti ce n’est pas le drame qui se noue (le meurtre du mari gênant est même traité par une ellipse), c’est l’analyse psychologique de chacun (avec les hésitations de Giovanna, les remords et les tentations de Gino) et l’arrière-plan social si dur.
Assistant de Renoir sur plusieurs films (notamment Les Bas-fonds et Toni), Visconti en retient une attention décisive sur les détails, les petits riens qui font tant, auprès de chaque personnage, qui est dépeint avec une justesse et une puissance visuelle étonnante. Et le film est enveloppé d’une noirceur rare.



Le film est ainsi le premier qualifié de « néoréaliste », quelques années avant que Rossellini ou De Sica ne filment, aux-aussi, l’Italie de la rue, telle qu’elle se présente à leurs caméras. Il faut noter, cependant, que si Ossessione, à l’époque, semble particulièrement réaliste, on peut lui trouver, aujourd’hui (surtout par rapport à d’autres films néoréalistes ultérieurs), un certain lyrisme, avec, par exemple, une caméra qui innove beaucoup ou encore ces airs d’opéra que glisse Visconti ici et là.





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(1) : Film dont on préférera le titre original Ossessione, le titre français sonnant terriblement faux et racoleur.

jeudi 22 novembre 2012

Zodiac (D. Fincher, 2007)




Film surprenant de David Fincher, dont on pouvait attendre, face à un pitch annonçant la poursuite d’un serial-killer qu’il mette en avant le serial-killer, avec ses effets de manche racoleurs habituels. Mais rien de tout cela ici : Fincher a remisé ses manières aguicheuses pour un film étonnamment sobre, calme, lent, concentré davantage sur le travail d’enquête qui tourne en rond, avec les enquêteurs et les journalistes qui s’interrogent et pataugent.

On a bien une petite complaisance dans les meurtres (Fincher ne pouvait pas se retenir tout à fait) mais pour le reste la sobriété et l’accroche au réel sont de mise (l’enquête est basée sur deux romans eux-mêmes inspirés du fait divers réel).
La durée inhabituelle du film (2h40) répond à la durée très longue de l’enquête et Fincher, à coup d’ellipses temporelles, montre le travail journalistique qui vient polluer l’enquête, les fausses pistes longuement suivies pour rien, les soupçons que l’on ne parvient pas à transformer en preuves, etc. Et l’on voit peu à peu combien tous s’épuisent et se consument, tour à tour, dans cette recherche vaine qui les obnubile.



mardi 20 novembre 2012

King Kong (E. Schoedsack et M. C. Cooper, 1933)




Film légendaire au succès colossal, King Kong est un des premiers mythes entièrement cinématographiques (non issu de la littérature, à la différence de Dracula, Frankenstein ou encore Tarzan) et qui a eu une influence considérable. Le film marque par ses trucages, son exotisme aventurier mais aussi, bien entendu, par son érotisme puissant.
Pour ce qui est des trucages, le film propose un ensemble de techniques qui seront des grands classiques des effets visuels et qui seront utilisés pendant des décennies (jusqu’à la révolution numérique). Bien plus qu’une simple démonstration technique, ces trucages participent d’une ambiance onirique, étrange, renforcée par la très bonne photo avec des oppositions marquées de noirs et de blancs.



Bien plus qu’une version revisitée et exotique de la Belle et la Bête, le film est à la fois riche en symboles et prête à réfléchir. En premier lieu les relations entre les villageois indigènes et King Kong sont complexes. Pour les villageois King Kong est bien plus une divinité qu’une force destructrice, divinité crainte et qu’il faut apaiser (et remercier, via des sacrifices humains, de sa protection contre les véritables monstres que sont les ptérodactyles et autres dinosaures). Cette complexité des relations villageois-King Kong s’exprime au travers de la gigantesque porte qui barre l’entrée du village : si l’on comprend qu’il faille un mur infranchissable, on s’interroge sur la nécessité de faire une porte à l’échelle du monstre, alors que celui-ci n’est pas destiné à entrer dans le village. Pourquoi, dans ce cas, une porte à sa taille (Spielberg en reprendra l’image dans son Jurassic Park) ? Cette porte, qui est une frontière entre deux mondes qui s’opposent, peut être comprise en interprétant le rôle de King Kong dans l’inconscient des villageois (les monstres expriment le plus souvent des fantasmes ou des blocages inconscients individuels). Tant que l’équilibre est maintenu entre Kong et les indigènes, celui-ci ne franchit pas la porte et reste sagement « de l’autre côté ». Mais, aussitôt que la puissance du monstre est libérée, celui-ci foncera et pénétrera dans le village.



C’est que l’arrivée des aventuriers américains va détruire cet équilibre et rebattre les cartes de rôle. Car, au lieu de dévorer séance tenante la jolie blonde qui lui est sacrifiée, le gorille emporte, protège, et finalement aime celle qui était sa proie. King Kong, tout à coup, n’agit plus comme un monstre. Au contraire, King Kong est devenu une proie pour les aventuriers – et notamment Carl Denham, dépourvu du moindre sens moral et qui semble uniquement guidé par le profit. Et, le bel équilibre mis à bas, King Kong se transforme alors vraiment en force destructrice.
Ensuite, de l’île à New York cela ne change rien, il ne s’agit que du passage d’une jungle à une autre : la force destructrice continue de s'y déchaîner...

lundi 19 novembre 2012

Cette sacrée vérité (The Awful Truth de L. McCarey, 1937)




Excellente comédie, archétype du genre dans le cinéma américain d’avant-guerre. Léo McCarey brode infiniment sur un thème classique : le mari et la femme se séparent au début du film, on sait pertinemment qu’ils se retrouveront à la fin et l’heure et demie entre ces deux moments est le prétexte à tous les marivaudages, les petits pièges pour éliminer des prétendants, les tentatives d’aller voir ailleurs, etc. le tout sur fond de dépit amoureux et de jalousie.



Le sel du film consiste dans le jeu des acteurs, magnifié par la mise en scène de McCarey, maître du genre, qui joue avec adresse sur la longueur des scènes, sur la variété des situations, utilisant avec aisance un héritage venu tout droit du burlesque pour faire se répondre le comique de gestes, de situations et de dialogues. C’est là que le jeu des acteurs est décisif : Cary Grant à l’aise comme un poisson dans l’eau dans ce registre, avec son débit de parole si rapide et son second degré si naturel. Avec des tels acteurs toutes les situations, même les plus improbables, mêmes celles qui sont emmenées le plus loin, passent avec aisance.



mercredi 14 novembre 2012

Edward aux mains d'argent (Edward Scissorhands de T. Burton, 1990)




Très joli conte (signalé d’emblée et de façon très poétique par la neige qui recouvre le logo de la 20th Century Fox) où Tim Burton fait débarquer dans une banlieue proprette, sucrée et sans âme, son étrange et poétique personnage d’Edward, homme construit par un créateur isolé dans son château gothique, construit mais inachevé. Toute l’âme du film, sans doute, est dans cet inachèvement. C’est de lui, essentiellement, qu’Edward tire sa différence, son étrange attraction, mais aussi sa fragilité. Edward ressemble alors à un Pinocchio en bois qui n’a pas encore été métamorphosé en petit garçon.
Petit Pinocchio qui va tenter de se fondre dans la masse, acceptant d’être manipulé, apprenant l’hypocrisie, découvrant la méchanceté. Burton joue tout au long du film sur cette partition du monde : la vie réglée, morne, stupide, superficielle des humains et celle, féérique, d’Edward. La petite vie américaine en prend pour son grade, notamment au travers de cette hypocrisie de l’assentiment superficiel. Les femmes, en particulier, si elles sont un temps fascinées par Edward qui taille buissons, chiens et bientôt cheveux sans équivalent (avec une scène de coiffeur érotico-comique remarquable), voient bientôt titillée leur frustration, frustration qui règne dans le lotissement. Et ce monde rose et sucré va bientôt dégoupiller et rejeter Edward avec violence.


Les scènes en flash-back auprès de son créateur sont amusantes (l’esprit créatif et gothique de Burton s’en donne à cœur joie) ou touchantes : son créateur meurt avant de le doter de mains.
Mais, pour que Pinocchio devienne un petit garçon il eut fallu être accepté par la petite société du lotissement. Las, pour Burton – dont le manichéisme un peu facile passe bien, genre oblige – tout n’est que façade et illusion. Être accepté n’est pas possible pour le pauvre Edward : Pinocchio ne se métamorphosera jamais en petit garçon. Edward alors, qui ne peut être accepté par tout le monde va accepter la solitude.
Être comme tous ou rester seul : la leçon du conte, derrière sa féerie, est très acide.