lundi 30 avril 2018

Million Dollar Baby (C. Eastwood, 2004)




Clint Eastwood, à la fois très classique et touche à tout, file ici vers un genre qu'il n'a pas encore exploré (celui du film de boxe, très riche au cinéma), même si l'univers de la boxe reste un prétexte : la substance du film est cette relation entre le vieux Frankie (Eastwood, la peau tannée, parfait), qui a à peu près tout raté dans sa vie, et la jeune Maggie (Hilary Swank), volontaire et brillante, qui l'amadoue petit à petit. A cette relation qui se construit peu à peu, répond la progression de Maggie d'une part et la vie déliquescente de Frankie d'autre part, en particulier dans son conflit avec sa fille, partie et bien décidée à ne rien pardonner. On apprendra d'ailleurs très tard dans le film combien Frankie tente, sans succès, de reprendre contact.



C'est cette rencontre, cette relation entre deux personnages si différents, qui est au cœur du film. Et l'âge de Frankie, son vécu, lui donne un recul face au ring et face à la vie (recul que n'a justement pas Maggie qui mord dans ses espoirs à pleines dents) qui teinte le film d'une grande mélancolie et d'une grande nostalgie, avant même le dénouement tragique.
Le film, sans doute – et on peut le considérer comme une maladresse de la part d'Eastwood qui est souvent d'une incroyable justesse –, appuie trop la "larmoyance" finale. Un réalisateur tel que lui aurait pu simplement suggérer sans être aussi explicite et aller aussi loin (non pas dans le déroulé du scénario mais dans l'explicitation des sentiments).

Si le film s'inscrit dans la belle lignée des films de boxe (qui constitue sans doute le seul sport que le cinéma s'est réellement approprié), Million Dollar Baby donne à voir peu de combats (un peu comme dans Fat City : l'essentiel est ce qui se trame hors du ring, ce qui fait monter sur le ring ou ce qui laisse en dehors du ring). C'est d'ailleurs la salle d'entraînement plus que le ring qui constitue le cœur du film (elle est le lieu à la fois de la déchéance de Frankie puis de sa rencontre avec Maggie). Et il s'agit aussi d'un des seuls films de boxe où le cœur du film n'est pas le boxeur (celui-ci, classiquement, jouant sa vie – sociale – sur le ring) mais l’entraîneur. Et Frankie, s'il a tout autant à perdre, n'a que peu à gagner. La victoire de sa protégée ne sauvant rien du désastre de sa vie. Que dire, alors de la fin tragique ? Que reste-t-il, alors, à Frankie ? Quoi d'autre qu'un nouveau désastre et un nouveau vide, plus ample encore, si c'est possible, dans sa vie ?

samedi 28 avril 2018

La Honte (Skammen de I. Bergman, 1968)




Nouvelle exploration d’un couple de la part d’Ingmar Bergman qui s’appuie sur son tandem fidèle (Max Von Sydow et Liv Ullmann) pour disséquer les relations à l’intérieur de ce couple, isolé sur la petite ile de Farö (résidence de Bergman lui-même) et qui se croit abrité du monde. Mais ce monde les rattrape : la guerre qui s’étend rejoint Eva et Jan, et ils ne peuvent échapper au cortège de violence, d’atrocités et de déchaînements qui l’accompagne. Et, de la même façon qu’ils n’imaginaient pas que la guerre – jusqu’alors simplement évoquée au loin, à la radio – puisse venir jusqu’à leur maison et les emporter, les béances du couple se font jour aussi. Tout ce qui était tu se révèle. L'unité du couple vacille de plus en plus et les petites fissures – jusqu’ici occultées – deviennent de gigantesques failles. La guerre révèle les réalités du couple avec ses non-dits et ses monstres enfouis.
Si Jan est transformée, c’est davantage Eva qui est fouillée par Bergman : sa prise de conscience de la réalité lui semble comme un rêve.



La dernière séquence – la barque qui dérive dans la brume – est magnifique. Le film se clôt sur un fondu au noir, comme s’il n’y avait pas d’espace pour les fuyards, nulle part où aller. Ils s’éloignent vers le néant, comme si c’était la barque de Charon dans laquelle ils s’étaient embarqués.


mardi 24 avril 2018

Still Life (Sānxiá hǎorén de J. Zhang-ke, 2006)




Très beau film de Jia Zhang-Ke, qui propose sur la Chine d’aujourd’hui un regard à la fois doux, mélancolique (mais sans accablement) et d’une grande poésie.
Zhang-Ke utilise un argument simple (un homme puis une femme tentent de retrouver des proches) pour explorer un pays en pleine mutation. C’est que le gigantesque barrage des Trois Gorges a déjà englouti de nombreux villages et de nombreux autres sont voués à disparaître. On voit comment les hommes sont emportés dans ce destin d’un pays qui leur échappe, comment l’eau recouvre la substance de leur vie et comment l’idée, pour le pays, d’un lendemain meilleur, se traduit pour eux en un déracinement insoluble.
Les images de Jia Zhang-Ke sont lentes mais vibrantes et poétiques : il filme avec douceur la monstruosité de ce qui se déroule. Les destructions en cours, les engloutissements déjà faits, les immeubles à l’abandon, et cette armée de petites mains qui, de façon hallucinante et disproportionnée, abat, à la masse, les immeubles.


Et ce n’est qu’en arrière-plan d’une scène de séparation, quand Shen Hong retrouve son mari non par pour se rapprocher lui mais bien pour se séparer, qu’apparaît le gigantesque ouvrage, que Zhang-Ke se garde bien de nous montrer par ailleurs. Il préfère nous montrer le paysage, les gorges, l’eau qui recouvre les villages et les immeubles en ruine, la vie qui s’organise et disparaît peu à peu, les immeubles marqués qui vont être détruits, et cette vie ralentie des hommes. On ressent alors parfaitement l’incroyable puissance visuelle de Zhang-Ke qui capte les choses.


dimanche 22 avril 2018

Forrest Gump (R. Zemeckis, 1994)




Grand succès populaire des années 90, Forrest Gump est construit avec un style assez aguicheur, organisé autour d’une idée faussement originale et d’emblée un peu simpliste : plutôt que de brosser un portrait conventionnel de héros, le réalisateur s’est attaché à créer un personnage un peu simplet, neutre et extrêmement naïf.
Dès lors, Forrest Gump, du haut de sa candeur et de son QI de 70, n’agit pas à proprement parler mais il subit l’action en permanence, bringuebalé de part et d’autre de l’Amérique et du monde.
Dans cette histoire qui court de 1944 (date de sa naissance) à 1982 (moment où il est assis sur un banc et raconte son histoire), Forrest n’a pas le contrôle de ses actions : il subit les choses. Il est au Vietnam mais ne sait pas pourquoi. Et s’il sauve sa section, c’est sans le vouloir : c’est juste son ami qu’il veut sauver et il ramène un à un les autres soldats tant qu’il ne l’a pas trouvé.



De la même façon il déclenche sans le vouloir – dans un rôle de catalyseur – de nombreux événements d’envergure nationale, aussi bien culturels que politiques (il influence  Elvis ou John Lennon, il déclenche le scandale du Watergate).
Forrest Gump semble assembler bizarrement deux aphorismes de Pessoa qui nous dit, dans Le Livre de l'intranquillité« agir c’est connaître le repos » et « vivre c’est ne pas penser ». La version de Forrest serait à peu près « agir, c’est ne pas penser ». Forrest agit, mais sans aucune conscience sociale, sans rien comprendre au monde.

Il est intéressant de voir que Jenny, l’amie d’enfance de Forrest (et petite amie en pointillés), illustre le versant opposé de la vision sociale : elle a une grande conscience de son temps, milite et épouse les formes contestataires diverses et variées de son époque (des hippies aux Black Panthers).
C’est ainsi que si Forrest passe à côté du monde, il a malgré tout une forte influence sur celui-ci, alors que Jenny, absolument consciente, se démène en vain. Le film oppose donc la puissance inconsciente, mais décisive, à la conscience sociale forte, mais vaine, de l’Amérique. Le film conclut son idée en 1982, où la puissance froide de l’Amérique finit d’écraser la contre-culture.

Dans cette optique et malgré une forme plutôt plaisante (on s’amuse des entrevues avec des célébrités ou de l’intervention impromptue du personnage à tel ou tel moment historique), le film, qui revisite une quarantaine d’années de l’Amérique, dresse finalement un portrait assez sombre : les combats sont vains, l’Amérique est davantage présentée comme un monstre qui avance et écrase les choses de façon mécanique et irrésistible.



On notera que si les moments où Forrest apparaît inséré dans différentes scènes historiques sont amusants et bien vus, ils restent très en-deçà du prodigieux Zelig de Woody Allen, qui, dix ans plus tôt, a développé cette idée avec une virtuosité étonnante et un contenu symbolique très supérieur.


vendredi 20 avril 2018

La Soupe au canard (Duck Soup de L. McCarey, 1933)




La Soupe de canard est sans doute l'un des meilleurs films des Marx Brothers, parfaitement mis en scène par Léo McCarey, grand maître de la comédie (et grand modèle d’autres maîtres, tels que Capra ou Wilder).
Comme souvent dans d’autres films de la petite bande, malgré le loufoque le plus débridé, le film tient debout, on ne sait trop comment.

Depuis le scénario jusqu’au jeu des acteurs, tout confine à l’absurde : les situations les plus burlesques s’enchaînent, sans soucis des invraisemblances ou des contradictions. Qu’importe : les Marx Brothers jouent de leur désinvolture habituelle, sans guère s'attarder sur la cohérence du récit, pour construire une joyeuse anarchie absurde. Les mécanismes comiques s’enchaînent jouant sur les situations, les parodies, les dialogues (ou l’opposition des dialogues et des silences). Ce comique burlesque si unique, à la fois délirant, très drôle et sans queue ni tête trouve peut-être ici sa plus belle expression.



mercredi 18 avril 2018

A l'ouest des rails (Tie Xi Qu de B. Wang, 2003)




Monumental documentaire de Wang Bing qui immerge le spectateur dans les derniers moments d’un vieux quartier industriel. Il filme un monde qui disparaît. Dans cette zone industrielle en passe d’être désaffectée, c’est toute la vie des ouvriers qui s’achève. Il n’y a plus aucune ambition, aucune possibilité d’autre vie. Les gigantesques bâtiments sont vides et commencent à rouiller, les ouvriers se recroquevillent dans leurs baraquements : le présent du film semble déjà appartenir au passé.
Dans
Shoah, Lanzmann filmait le présent et y faisait revenir le passé, ici Bing filme un présent qui semble déjà un passé accompli : tout est terminé, il n’y a plus rien à faire, l’immensité industrielle s’est vidée.



Wang Bing a partagé durant de longues années cet univers avec les ouvriers, captant avec sa caméra des centaines d’heures de leur vie quotidienne, de leur va et vient de tous les jours, de leurs fêtes un peu tristes, de leurs petites revendications, de leur désarroi. Il se veut un témoin neutre, n’interviewant pas les protagonistes, se contentant de les laisser agir. Il travaille par des plans très longs, où il laisse aux ouvriers le temps de parler, de s’exprimer à leur rythme, de contenir leur silence, d’exploser de colère ou d’achever une dernière tâche, en un dernier mouvement rituel. Il filme aussi très longuement, en de lents panoramiques contemplatifs – images qui se superposent parfois à la parole et parfois s’en détachent – les lieux, suivant le trajet d’un dernier train ou montrant l’immensité du hangar que le vide fait résonner.



Wang Bing, malgré cette neutralité de point de vue qu’il recherche, impose un style particulier à son image. Au-delà de son choix de plans très longs, on voit souvent des cadrages particuliers, qui ne sont pas imposés par les circonstances et qui sont directement un choix du réalisateur : il laisse hors-champ tel ouvrier qui parle, il choisit un plan large qui donne la même importance à toutes les personnes, celle qui parle n’étant pas mise en avant, un peu comme si c’était l’échelle collective et non individuelle qu’il cherchait à capter. Il propose aussi, parfois, des cadrages un peu de biais, construisant une géométrie à laquelle répondent les rails qui se croisent au sol ou les murs qui dessinent autant de lignes que le cadre vient briser. Le léger tremblement de la caméra portée (net choix du réalisateur qui aurait tout aussi bien pu, pour ses longs plans fixes, utiliser un trépied), le choix de laisser la caméra être par moment totalement embuée ou encore les nombreuses contre-plongées, sont autant de figures choisies qui construisent peu à peu un style, rare dans le cadre du documentaire, et qui participe de la poésie étrange, lente et triste, qui se dégage progressivement, au fur et à mesure de la projection.

Wang Bing interrompt le plan quand la scène est arrivée à son terme, que le silence se fait, que la rupture est ressentie, il l’interrompt aussi quand il sent que le rythme du film le demande, pour mettre en résonance telle image avec telle autre, tel son avec tel monologue, telle lumière crue d’une ampoule avec telle ombre d’un bâtiment. On voit alors combien le montage constitue le geste décisif de Wang Bing qui équilibre son film, qui choisit, coupe un plan, laisse s’étirer un autre et s’écarte de toute chronologie.


La neutralité voulue par Wang se retrouve dans son absence de discours moralisateur : il ne fait que capter, prendre les choses telles qu’elles sont. Sa patte est dans son style, dans son montage complexe mais pas dans une dialectique qui voudrait que son documentaire porte un message. C’est ainsi qu’apparaît tout l’art du réalisateur chinois : il s’en remet à l’image pour dire, il s’en remet à ce que sa caméra a capté, cette parcelle de réalité, crue et sinistre, mais sans volonté de changer les choses, sans militer, sans rien faire d’autre que voir et montrer.


lundi 16 avril 2018

Le cinéma restera-t-il un art majeur ?



On sait que le cinéma, historiquement, est une industrie avant d’être un art et qu’il est aussi, d’abord, un divertissement avant d’avoir exploré d’autres directions (ce qu’il commence à faire à partir de L’Assassinat du duc de Guise, si l’on veut une date précise).
C’est pourquoi il y a toujours une tension dans le cinéma, entre d’un côté l’aspect artistique – qui voit dans le cinéma un art majeur – et, de l’autre, le divertissement rentable, qui rabaisse le cinéma dans les arts mineurs.
Pour bien marquer cette distinction, rappelons que si la peinture est un art majeur, la décoration murale est un art mineur (qui peut être tout à fait remarquable sur le plan artisanal, mais avec moins de valeur sur le plan artistique). Rabaisser la peinture à un art mineur, c’est un peu comme de voir dans une fresque de Giotto ou de Pierro della Francesca seulement une belle décoration murale.
Cette tension qui habite le cinéma est celle de ceux qui ne voient dans Trouble in Paradise qu’une manière sympathique de passer le temps, ou dans In the Mood for Love qu’une histoire banale où il ne se passe à peu près rien et où le réalisateur, comme si ça ne suffisait pas, se permet de rajouter des séquences au ralenti. Le cinéma doit donc sans cesse se battre pour n’être pas un art mineur. Il doit se battre de façon ontologique (puisqu’il était d’abord et une industrie et un divertissement), pour n’être pas réduit à un divertissement prosaïque qui cherche à être rentable.

Les autres arts, s’ils ont eux aussi leurs tensions internes (le roman de gare versus la Littérature ; la musique populaire versus la musique classique ou l’opéra, etc.) ont pour eux des siècles d’histoire, ce que n’a pas le cinéma. C’est ainsi que résonne dans la Littérature de grands noms incontournables qui, s’ils ne sont pas lus, sont une référence, un idéal, et, même pour un non lecteur, un « quelque-chose-que-je-manque ». Même l’adulte lecteur de Marc Levy ou aficionados de J. K. Rowling sait qu’il existe Victor Hugo ou qu’un certain « Le Rouge et le Noir » encombre quelques bibliothèques. Même le fan de techno ou de Metallica sait qu’il existe, ailleurs, des opéras où il peut être question de toréador qui doit prendre garde à quelque chose.
Mais, en cinéma, hormis peut-être avec Chaplin ou Hitchcock, les noms mêmes des œuvres ou des artistes ne sont guère connus. Le nom de Renoir évoque peut-être quelque chose en France (et encore la renommée de son père rajoute à la célébrité du nom), Lang peut-être ici et là, mais Pabst, Murnau, Mizoguchi, Ozu, Borzage, Stroheim, Dreyer, Lubitsch et tant d’autres n’existent plus, si ce n’est pour un cercle restreint de passionnés un peu excentriques. Truffaut regrettait de devoir être jugé par des gens qui n’ont jamais vu Murnau, aujourd’hui on ne sait même plus que Murnau existe (1).



Et tandis que le cinéma en tant qu’art majeur semble se confiner et se réduire sans cesse, l’art mineur cinématographique – si l’on veut présenter les choses ainsi – happe le public par des réalisations aguicheuses et connaît une prospérité extraordinaire, organisée autour d’un battage médiatique qui confine parfois au raz de marée (on se souvient des sorties de Star Wars, accompagnées, au moment des fêtes, d’un déferlement de produits dérivés de toute sorte).
Si le cinéma va bien, c’est donc en tant qu’art mineur. Il est vrai que, dans ce sens, il se porte bien, que les records d’entrées sont sans cesse battus et que nombreux sont ceux qui aiment ce cinéma. On ne peut cependant se faire l’économie d’un regret. Comme pour une personne lisant beaucoup mais qui ne sortirait jamais des romans policiers ou des romans de gare, et qui ne se jetterait jamais – par ignorance, crainte, facilité ou manque de curiosité – dans la littérature.
On regrette par exemple que le fan de Star Wars, plutôt que de ne jamais manquer un énième épisode de la saga, n’aille pas voir un peu les inspirations de Lucas : il pourrait découvrir Silent Running de D. Trumbull (dont Lucas a tiré son R2D2) et, de là, sait-on jamais, filer vers 2001 (puisque Trumbull fut concepteur des effets spéciaux de Kubrick). Il pourrait aussi découvrir Kurosawa, puisque Lucas a pioché des idées dans La Forteresse cachée. Et si l’on trouve ce chemin trop escarpé, on peut aussi se tourner vers les films antérieurs de Lucas lui-même, en allant voir du côté de THX 1138.

C’est ainsi que, bien souvent, l’art mineur cinématographique est irrigué par l’art majeur cinématographique. Kubrick, d’ailleurs, est un nom qui évoque quelque chose dans un large public, du fait de Shining, de Full Metal Jacket ou même d’Orange mécanique, et il est un exemple de passerelle pour naviguer d’un monde à l’autre (même si Kubrick est un réalisateur très cérébral et 2001 un film difficile) : il s’agit de franchir quelques portes, parcourir quelques corridors et voir ce qu’il en est.

Mais on voit que, comme pour toute œuvre d’art, il faudra cesser d’être un spectateur simplement happé, et devenir un spectateur curieux qui cherche ailleurs en se demandant s’il n’y a pas autre chose.
Parce qu’un spectateur passif, qui ne s’attarde que sur ce qu’il connaît, trouvera peut-être que les Variations Goldberg ne sont qu’une honnête musique d’ascenseur et, ce faisant, n’aura rien entendu. Dans la chapelle des Scrovegni de Padoue, ce même spectateur passif, au mieux, trouvera l’endroit joli. Et, en réduisant la plus belle peinture à de l’art décoratif, il n’aura rien vu non plus.





________________________________

(1) : De nombreux sites de cinéma proposent des listes des films préférés des spectateurs ou de ceux qui sont les mieux notés (Allociné, l’IMDb, etc.). On y mesure, de façon éclatante, combien le cinéma, en tant qu’art majeur, n’existe plus qu’en minuscules pointillés.

vendredi 13 avril 2018

Taxi Téhéran (Taxi de J. Panahi, 2015)




Censuré et interdit d’exercer son métier de réalisateur, Jafar Panahi n’en continue pas moins de tourner, cette fois en circulant en plein Téhéran, au volant d’un taxi. Si la réalité de la situation politique iranienne l’empêche de tourner ce qu’il souhaiterait et de la façon dont il le souhaiterait (1), Panahi contourne la condamnation en mettant en place un dispositif discret et minimaliste (une caméra installée dans le taxi et qu’il manipule à plusieurs reprises pour élargir le cadre ;  quelques images prises avec un téléphone ou un appareil photo).



Il fait alors surgir  avec une certaine ironie le réel dans la fiction sous la forme des clients du taxi qu’il conduit lui-même. Le film est ainsi construit autour de plusieurs saynètes qui, mises bout à bout, racontent une Téhéran tantôt légère, tantôt poignante, mais toujours pleine de vie. Si la frontière entre documentaire et réel est floue et si Panahi n’est pas un bon chauffeur de taxi (et il ne cherche pas à l’être, lui qui ne connaît guère les destinations, freine brusquement, et préfère confier des clients à d’autres taxis), on sent bien son plaisir immense à filmer et à saisir des éléments de la vie iranienne. Il montre ainsi une partie de l’envers du décor, où des CD et des DVD interdits circulent sous le manteau (tout comme le font ses propres films, interdits de diffusion), où des voleurs s’expriment, où un agonisant fournit un dernier effort pour que sa femme puisse hériter de ses biens, et où sa propre nièce rappelle doctement la loi qui bride les réalisateurs. Qu’importe, nous dit Panahi, qui transforme le réel en un film qui, pour les autorités, n’existe pas et ne sera pas diffusé.
Bien entendu le film s’offre à de multiples lectures et déborde largement le manifeste politique (qui est de continuer coûte que coûte à tourner malgré l’interdiction). En mélangeant le réel et le documentaire, Panahi se rapproche de la substance même du cinéma (qui est l’art, nous dit Paul Valéry, « de faire du faux à partir du vrai »). Et il se situe aussi dans la droite lignée de A. Kiarostami, dont il fut l’assistant et dont plusieurs films reprennent, dans de larges séquences, ce procédé de prises de vue dans une voiture. Enfin, Panahi, tout en continuant explicitement d’être réalisateur – on le voit notamment s’approcher de la petite caméra pour la faire pivoter – « joue » au chauffeur, d’autres personnages jouent eux-aussi un rôle manifeste, parfois le leur (comme l’avocate et son joli bouquet de roses, très symbolique).





________________________________

(1) : Il s’agit rien de moins que son troisième film (après Ceci n’est pas un film et Pardé) depuis qu’il lui est interdit de réaliser des films.

mardi 10 avril 2018

Parle avec elle (Hable con ella de P. Almodovar, 2002)




Très beau film de Pedro Almodovar, peut-être son plus abouti à ce jour et, à la fois, son plus touchant. Almodovar abandonne une forme d’excentricité qui ne l’a guère quitté depuis ses débuts, excentricité aussi bien formelle que dans ses thèmes (il aimait mettre en lumière des personnages que l’Espagne regardait de travers, comme les transsexuels, les gays, etc.). Almodovar semble ici davantage apaisé depuis Tout sur ma mère (Parle avec elle, qui s’ouvre sur un rideau qui se lève, répond au rideau qui se baissait à la fin de Tout sur ma mère).
Le film met en scène plusieurs groupes de personnages qui s’entrecroisent (Almodovar donne des pistes – mais en élude certaines – en chapitrant rapidement son film) autour d’un couple visible (Benigno l’infirmier et Alicia sa patiente dans le coma) et d’un second couple, moins visible mais déterminant (Benigno et Marco, à la relation de plus en plus complexe et ambiguë). Le film est alors construit sur une complémentarité des personnages féminins et masculins, qui va jusqu’à une fusion des contraires (Marco rencontre Benigno du fait de l’accident de Lydia, et Marco lui transmet, en quelque sorte, son amour pour Alicia).



Une nouvelle fois on reste stupéfait de la qualité narrative d’Almodovar, qui mélange si facilement des histoires et parvient, en quelques plans, à épaissir de nombreux personnages (un gros plan de Marco, un mouvement habile de caméra, comme lorsque Lydia regarde Marco dans un rétroviseur). Et Almodovar, par un sens de l’image très puissant, parvient à saisir cette relation pour le moins étrange qui se tisse entre Alicia et Benigno, en partie racontée en voix off, en partie montrée, avec tous les gestes doux et attentionnés de Benigno, qui sont autant de caresses d’amoureux. Benigno, cœur battant du film, tout en parole et en douceur, que Almodovar filme avec une retenue étonnante, devient une belle forme cinématographique de l’amour fou. Almodovar concerve d’ailleurs tout au long du film une retenue qui le conduit à des ellipses décisives (on ne voit ni l’accident d’Alicia ni le suicide de Benigno).



Almodovar filme parfaitement la proximité et le dévouement de Benigno et, dans le même temps, l’incapacité de Marco à faire de même avec Lydia (Marco en reste aux regards, quand l’infirmier passe lui, sans cesse, du regard à la parole). Et cette mise en scène (construite avec des jeux de miroirs, de vitres, de lignes verticales qui séparent l’image) se retrouve dans la prison où Benigno est définitivement coupé, comme déjà parti. Le final du film se construit alors sur un renversement : Benigno devient un monstre alors qu’Alicia renaît. Ces deux trajectoires se rejoignent paradoxalement dans Marco qui, en fin de film, ne pleure plus Lydia mais bien Benigno, et dont la relation prometteuse à Alicia (présentée dans le film et qu’il nous est laissé le soin de créer comme bon nous semble) lui permet d’exaucer son ami.
Le film recèle d’ailleurs de nombreux indices que Benigno, progressivement, passe le relais à Marco : bien avant la violence dramatique de l’acte de Benigno (qui vient d’une interprétation tragique du court-métrage muet délicieux inséré dans le film), Marco est amené à se préparer à s’occuper d’Alicia. Le « Parle avec elle » du titre est le message ultime de Benigno à son ami Marco à propos d’Alicia.

Si le film d’Almodovar évoque Tout sur ma mère (avec cette théâtralisation de la vie), il offre aussi un amusant et bel hommage au film muet (en particulier bien entendu à L’Homme qui rétrécit de J. Arnold) mais aussi à la danse (avec une ouverture et une conclusion de film dans un spectacle de Pina Bausch) et à la sensibilité artistique en général, au travers notamment de cette idée magnifique et sublimement montrée de l’infirmier qui découvre les passions d’Alicia, pour pouvoir les lui raconter ensuite.

dimanche 8 avril 2018

La Corde (The Rope de A. Hitchcock, 1948)




Remarquable film d’Alfred Hitchcock, d’abord célèbre pour la réalisation qui se voulait d’un seul trait : réussir un unique plan-séquence, comme un rêve de cinéaste (1).
On le sait, la longueur des bobines (d’une dizaine de minutes environ) limitait l’ambition d’Hichcock et il dut jouer savamment de raccords au noir pour masquer au spectateur le passage d’une bobine à une autre (par exemple en passant derrière un personnage ou derrière un meuble). Mais, même en acceptant (ce que l’on fait avec plaisir) ces raccords, le film n’est pas construit en un unique plan-séquence. Hitchcock réalise en effet, malgré tout, plusieurs raccords, très transparents, qui sont tout à fait conventionnels (ce sont principalement des raccords regards : ils sont si naturels que le spectateur ne les remarque pas). Le film comporte donc finalement onze plans, en incluant les raccords au noir qui donnent l’impression d’un plan unique.
On notera que ce gigantesque plan-séquence (le film se pense comme tel) ne libère pas le récit mais l’enferme, au contraire, dans un appartement qui a tout d’une pièce de théâtre. L’unité de lieu, de temps et d’action est de fait renforcée et le choix d’Hitchcock se porte sur un environnement confiné où la caméra, si elle bouge beaucoup, donne l’impression de tourner en rond en suivant les personnages pas à pas qui se déplacent comme sur une scène de théâtre.



Mais cette impression de claustrophobie, si elle peut décevoir techniquement, est une parfaite réussite en ce qui concerne l’atmosphère de plus en plus étouffante : le malaise va grandissant tout au long du film.
Autre pari de Hitchcock : les deux protagonistes principaux sont tout à fait haïssables, et le spectateur sera bien en peine de s’identifier à eux. De même qu’il aura bien du mal à se retrouver dans James Stewart, tête d’affiche qui devait attirer le spectateur mais dont Hitchcock ne ménage guère le personnage.
Mais ce qui surprend peut-être le plus est le sérieux du film (qui est encore un choix du réalisateur). Si le personnage joué par John Dall tente des sarcasmes et de l’humour sophistiqué, on est loin de cet humour jouissif que Hitchcock sait si bien distiller dans bon nombre de ses films.



________________________________

(1) : A. Sokourov réalise ce rêve dans L’Arche russe, rêve devenu, aujourd’hui, un jeu technique considérablement simplifié du fait du numérique. Et l’on croise maintenant régulièrement des films avec très peu de plans (chez Bela Tarr par exemple) ou avec des plans-séquences extrêmement longs (Birdman d’Inarritu).

vendredi 6 avril 2018

Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (Uncle Boonmee Who Can Recall His Past Lives, de A. Weerasethakul, 2010)





Film doux et calme de Apichatpong Weerasethakul, dont l’œil cherche à saisir le voyage spirituel de l’oncle Boonmee, que son insuffisance rénale épuise, et qui sent qu’il va mourir. Il revoit alors sa femme défunte et son fils disparu, qui viennent l’apaiser une dernière fois : ils reviennent en fantôme et sont accueillis avec simplicité à la table du repas. On ne s’étonne pas, chez Weerasethakul de voir ainsi arriver un fantôme ou un monstre poilu aux yeux rouges (qui évoque étrangement Chewbacca) tant le cinéaste parvient, avec une facilité étonnante, à glisser du naturel au merveilleux. C’est que Weerasethakul cherche à saisir la douceur des choses, à les ramener à un état de nature, loin de la hâte de la civilisation.


Le film est ainsi placé à la lisière entre la civilisation et la forêt, à laquelle Weerasethakul revient toujours : l’ouverture du film (très belle), la balade du fils qui se perd en prenant des photos, les singes-fantômes, la grotte qui recueillera Boonmee. Pourtant les guerres du passé ne sont pas bien loin et hantent le film (Boonmee pense que ses souffrances viennent de ce qu’il a tué trop de communistes et il a des visions d’un futur à nouveau guerrier).


Et le film, entrecoupé de rêveries et de moments calmes, cherche à capter la mélodie de la jungle, tout en rapprochant peu à peu Boonmee de sa mort.
On remarquera que, si la fin est très intéressante – cette idée de vies parallèles qui ouvre bien des perspectives –, on s’étonne un peu que le cinéaste ne fouille pas plus cette autre approche du merveilleux.

mercredi 4 avril 2018

L'Argent (M. L'Herbier, 1928)




Dans ce qui est sans doute son chef-d’œuvre, Marcel L’Herbier a su équilibrer son esthétique, certes inventive mais parfois trop extravagante ou délirante, pour la mettre au service d’une intrigue solide. S’inspirant du roman de Zola qu’il transpose dans la bourse de la fin des années 20, il brosse le portrait de Saccard (très bon Pierre Alcover), financier sans scrupule, qui rebondit d’une première faillite en flairant le bon coup avec l’aventurier Jacques Hamelin en mal de financement.
Doté d’énormes moyens – ce qui le contraint d’accepter un certain cahier des charges de la production – L’Herbier construit un film ambitieux et montre sa virtuosité technique : sa caméra très mobile, bouge, accélère, ralentit, fonce sur un visage ou tourne sur elle-même ; l’image est tantôt floue, tantôt avec des surimpressions ; les angles de vue sont outrés, jusqu’à être verticaux ; le montage accélère, subit des cuts brusques, et rapproche, dans des parallèles bien vus, des scènes qui deviennent métaphoriques. Au centre de toute cette attention, la Bourse, avec sa frénésie, sa superficialité, ses clameurs de foule, les moments où elle se fige, et les moments où elle s’affole à nouveau.
Et, au centre de la bourse, Saccard, tout à ses tractations et ses magouilles, qui laisse croire que l’aviateur Hamelin est mort pour mieux berner les actionnaires, qui fait du chantage sexuel à la femme d’Hamelin quand celui-ci est parti à l’autre bout du monde, qui donne des réceptions dans un univers Art déco flamboyant, qui rebondit sans cesse, esclave de cet argent qu’il convoite et avec lequel il joue, gagne et perd.



C’est Saccard qui intéresse L’Herbier (et non, par exemple, les époux Hamelin, qui auraient été au centre d’un drame à la Borzage) et il n’hésite pas à montrer une fragilité qui pourrait le rendre sympathique ou touchant, quitte, un instant plus tard, à le peindre à nouveau en monstre sans scrupule. On sent, dans cette esthétique frénétique et visionnaire et dans ce personnage remarquablement moderne, tout l’entrain de Marcel L’Herbier qui réalise un magistral film muet.
Las, en 1928 une page se tourne : les films parlants arrivent et le public dédaigne cette magnifique fresque qu’est L’Argent.




lundi 2 avril 2018

Le Trésor de la Sierra Madre (The Treasure of the Sierra Madre de J. Huston, 1948)




Très bon film d’aventures de John Huston,  qui met en scène avec beaucoup d'habileté un trio de personnages – centré sur l’antipathique Dobbs (excellent Humphrey Bogart, dans un rôle surprenant) – qui partent chercher de l’or, au fin fond de montagnes désertiques.
Le film dépasse le simple plaisir du film d’aventures puisqu’il est enrichi par la diversité des principaux personnages. Il montre en effet, à travers ses trois personnages, trois facettes de la recherche de l’aventure. Dobbs vise l’appât du gain pour lui-même, il cherche à amasser de l’argent. Miséreux en début de film, il n’a pas d’autre objectif que l’enrichissement. C’est la soif de l’or dans toute sa splendeur. Le vieil Howard, lui, vit l’aventure pour l’aventure. Éteint en début de film, il s’éveille dans la montagne. Curtin, enfin, voit dans l’or qu’il recherche un moyen de réaliser ses rêves de ranch et de famille. Trois personnages aux ressorts dramatiques très différents et qui vont donc réagir différemment à la découverte de l’or. Les rapports entre chacun se tendent progressivement, surtout du fait de Dobbs, méfiant et bientôt paranoïaque, qui suspecte ses partenaires.



L’issue alors ne fait plus guère de doute et le final, très bien amené, ramène définitivement le film sur les thèmes habituels du cinéaste, qui vont de l’échec au nihilisme. Et l’éclat de rire sur lequel se clôt le film – d’une ironie mordante – rejoint lui aussi un regard souvent exprimé par Huston.