samedi 30 avril 2016

Le Soupirant (P. Étaix, 1962)




Intéressant premier film de P. Etaix qui construit son intrigue autour de Pierre (interprété par le réalisateur), personnage décalé et un peu absent. 
Pour faire plaisir à ses parents, Pierre se met en quête de l’âme sœur, prétexte à une multitude de gags et de maladresses. Il y a du Tati dans son personnage (même si Pierre n’est pas tant rêveur que décalé) et bien sûr du Buster Keaton dans le jeu de P. Etaix (même impassibilité en particulier), même si le film lui-même (qui se veut un hommage au burlesque) est un peu lent par moment et peine à décoller. Il faut dire que l’intrigue est très convenue et ne surprend guère : elle repose entièrement sur le soin apporté à la mise en scène des gags.
La scène finale, en revanche, est exceptionnelle : elle met le film, juste le temps d'une scène, au niveau de son illustre prédécesseur.


vendredi 29 avril 2016

Dheepan (J. Audiard, 2015)




Film sans grand intérêt de J. Audiard. Un ancien combattant Sri Lankais fuit son pays et se retrouve gardien dans une cité de banlieue. On se dit qu’il y a là quelque chose à creuser, mais en fait non : Audiard remplit simplement son film de poncifs (la banlieue c’est la guerre, le combattant endormi finira par se réveiller et leur mettra la pâtée, etc.). Rien de neuf sous le soleil, rien d’intéressant, rien de surprenant.
En fait Audiard présente la banlieue telle qu’on se l’imagine : c’est la loi des gangs, la police y est absente (les habitants aussi d’ailleurs car on n’en voit aucun, hormis la racaille qui trafique au pied des immeubles !). Les barres d’immeubles sont surveillées comme les Indiens surveillaient les collines, on fête un chef de bande en tirant en l’air comme en sortant du saloon. On a là une image d’Epinal (et Audiard ne cherche pas à en faire un symbole : il utilise des acteurs non professionnels, il tente de nous « immerger » dans cet univers, mais on a déjà vu ça cent fois). Et, sur cet arrière-plan bien consensuel, Audiard ne nous raconte pas grand-chose, ne construit guère d’intrigue. Les trois Sri-Lankais, fausse famille créée de toute pièce, pourraient se rapprocher, se construire, mais non, cela n’intéresse guère le réalisateur. Des liens complexes – surprenants – pourraient se faire entre guerriers de deux mondes différents, ou que sais-je encore. Mais non, Audiard a juste à nous dire que la banlieue, c’est la guerre, et qu'il y règne la loi de la jungle. Le final a des airs de Taxi Driver et voilà tout.
L’ellipse finale laisse perplexe (tiens, que veut nous dire Audiard ? Qu'en Angleterre, vraiment, l’intégration c’est autre chose qu’en France ? Hum, voilà qui paraît bien simpliste).
Qu’un tel film ait pu avoir la Palme d’or : on s’interroge. Le film n’était pas favori de la compétition cannoise, mais il a décroché la récompense : on en est navré pour la crédibilité de Cannes.

jeudi 28 avril 2016

Batman Begins (2005), The Dark Knight (2008), The Dark Knight Rises (2012) de C. Nolan



  

Très bonne trilogie de C. Nolan, qui montre ici tout son talent. Il parvient à faire sien ce héros tragique qu'est Batman au travers de 3 films solides, confiants, rythmés et prenants.
Ces trois films proposent un double regard intéressant puisque c’est tout à la fois le destin d’une ville et celui d’un homme que le spectateur peut suivre. Sont donc explorés d’une part la réussite économique et sociale ainsi que les bas-fonds de Gotham city et, d’autre part, l'incertitude et le doute de Bruce Wayne opposés à l'apparence monolithique de Batman.
Très bonne distribution dans les rôles principaux : Christian Bale est parfait, et, selon les épisodes, le rôle du méchant est très réussi, qu’il s’agisse de Liam Neeson, Heth Ledger ou Tom Hardy. Gary Oldman semble un peu sous-utilisé (son personnage de policier incorruptible demande bien peu de composition, il est capable de tenir des rôles autrement plus aboutis). Nolan est par ailleurs fidèle à plusieurs bons acteurs avec lesquels il a déjà tourné et qui parsèment la distribution (Joseph Gordon-Levitt, Cillian Murphy). Une exception toutefois : on a beaucoup glosé, à juste titre, sur la faiblesse du jeu de Marion Cotillard dans le 3eme épisode.

Le premier épisode, reboot qui repart sur de nouvelles bases, exploite très bien le questionnement intérieur de Bruce Wayne qui se cherche tout au long de l’épisode – il sort de Gotham et parcourt le monde – pour, progressivement, structurer ses intentions (il veut changer le monde à lui tout seul) sous la forme de Batman. Dans la progression du héros, c’est l'épisode qui apporte le plus.
Le second épisode est très réussi, en particulier du fait d’un Joker époustouflant. Batman choisit même de sauver l’espoir de Gotham en prenant sur lui la responsabilité de meurtres commis par le procureur Dent (transformé en Double-Face par la faute du Joker). Nolan est très à l’aise et il orchestre ses séquences d’action de main de maître (la séquence d’ouverture par exemple).
Enfin le troisième épisode, s’il reste très réussi, n’apporte pas grand-chose. Certes il permet de réhabiliter Batman – ce qui n’est guère une surprise – mais c’est à peu près tout. On trouve dans cet épisode une très lointaine parenté avec Le Conte de deux cités de Dickens, dans l’asservissement par la terreur instituée par Bane, avec par exemple des tribunaux populaires expéditifs qui rappellent la Terreur en France. Le seul point original est la trajectoire de Bruce Wayne qui, de l’enfer où l’enverra Bane, se sacrifie et passe pour mort, avant de parvenir au paradis (représenté, comme il se doit, par Florence). Cette dimension très symbolique est bien vue (la traduction mot à mot du titre original est d’ailleurs « Le Chevalier noir s'élève»).
Il y a néanmoins dans ce troisième opus une certaine redondance avec le précédent. Mais il faut dire aussi que, dans chaque épisode, le méchant veut provoquer la déchéance de Gotham City. Cette répétition, si elle est bien naturelle dans une BD périodique, devient un peu forcée dans un triptyque. En effet le premier épisode montrait un commencement, le deuxième est une sorte d’aboutissement. Le troisième n’est qu’une variante du deuxième : c’est en cela qu’il déçoit un peu, malgré quelques belles scènes de bravoure et l’ascension symbolique de Batman.

On le sait, Batman n’est pas au sens strict un super-héros : il n’a pas de superpouvoirs (par contre il a des jouets efficaces pour se battre). Dès lors le scénario n’a pas besoin d’inventer des super-méchants : Batman se bat contre des organisations ou des humains retors. Nolan pioche alors dans l’historique de la BD pour multiplier les méchants affrontés par son héros : Ra’s al Ghul, Joker, Double-Face, Bane, l’Epouvantail…. Or, Hitchcock l’a bien souvent expliqué, la valeur du héros dépend de la valeur du méchant. C’est là que le deuxième opus de la saga marque un point : Heath Ledger construit un Joker délirant et sardonique, bourré des tics effrayants.
On remarquera que le Joker est très différent de Ra’s al Ghul et de Bane. Il  n’a pas de plan bien conçu et fignolé pour abattre Gotham City : il attaque tous azimuts, détruisant directement ou s’alliant à la mafia pour mieux l’utiliser.

Heath Ledger en Joker

mardi 26 avril 2016

Ninotchka (E. Lubitsch, 1939)



Ninotchka Ernst Lubitsch Greta Garbo Poster Affiche

Comédie délicieuse de Lubitsch. Melvyn Douglas joue un comte d’Algout romantique à souhait, qui tente de débrider tant bien que mal l'agent communiste rigide joué par Greta Garbo, le tout sur fond de Paris vu par Hollywood.
Lubitsch joue à fond avec les stéréotypes : ceux des soviétiques débarquant à Paris, le regard de Nina Yakushova sur la vie en général et le monde capitaliste en particulier ; la façon, ensuite, dont Nina se débride et, en catimini, se laisse tenter. La célèbre séquence où le comte tente de la faire rire à coups d'histoire drôle est excellente. La recette de ces comédies à la fois légères et graves (les allusions aux procès de Moscou, au plan quinquennal, à la famine qui sévit à Moscou) semble perdue depuis bien longtemps.

samedi 23 avril 2016

Lawrence d'Arabie (Lawrence of Arabia de D. Lean, 1962)




Magnifique chef-d’œuvre, Lawrence d'Arabie agrippe le spectateur et ne le lâche plus durant plus de 3 heures, l'emportant au cœur du désert, au milieu des tribus arabes, des colonnes anglaises, des tragédies et des espoirs.
Reprenant à son compte l'histoire de Lawrence qui prit fait et cause pour les tribus arabes, David Lean ne cherche pas à coller à la réalité historique mais à construire un personnage complexe et ambigu qu’il élève au rang d’un héros tragique aux espoirs déçus. Peter O'Toole tient le rôle de sa vie, bien entouré par une multitude de seconds rôles brillants, d’Anthony Quayle à Omar Sharif, en passant par Alec Guinness ou Anthony Quinn (et sa magnifique répartie « because this is my pleasure ! » avec laquelle saura jouer Lawrence). David Lean cherche à filmer avec une certaine sobriété la splendeur du désert, qu’il laisse voir sans artifice, dans sa majesté, aux spectateurs. Certaines séquences sont éblouissantes, grandioses et inoubliables.


Le film rappelle aussi ce que peut être une superproduction : un grand réalisateur, un scénariste intelligent, des acteurs à l'avenant, un compositeur qui signe une partition légendaire, une pluie de dollars : on peut obtenir un film pompeux et tout à fait quelconque, qui aligne les ingrédients du succès sans en mélanger réellement aucun ; ou bien l'alchimie peut prendre et un chef-d’œuvre peut naître. Ainsi Lawrence d'Arabie.
Lorsque l'on débat de savoir si on peut découvrir le cinéma ailleurs que devant le grand écran d'une salle obscure, on se dit que, certainement, pour Lawrence d'Arabie, avec cette façon qu’il a d'emmener au cœur du désert, pour cet élan grandiose qu’il communique, la question ne se pose pas.


vendredi 22 avril 2016

La Monstrueuse parade (Freaks de T. Browning, 1932)




Film choc, Freaks est, aujourd’hui encore – et c'est tout à fait exceptionnel pour un film de 1932 –, difficile à regarder (même pour des adolescents, par exemple, rompus aux images abominables et malsaines des films les plus gores et les plus outranciers).
T. Browning, après le grand succès de son Dracula, se voit demander par la MGM (qui veut renchérir pour concurrencer le très bon Frankenstein de J. Whale qui connaît lui aussi un grand succès) la réalisation d'un film encore plus monstrueux. Les majors hollywoodiennes ont l’habitude de ce fonctionnement : quand un filon fonctionne il est exploité jusqu’au bout. Ici la mode est aux films de monstres. Browning accepte et prend les producteurs au mot : il va faire le film de monstres ultime. Il cherche alors dans différentes troupes de cirque des Etats-Unis des « monstres de foire » et les regroupe pour son film.
Le film est du coup très dur à voir pour la simple raison qu'il n'y a aucun trucage : les acteurs ont réellement une apparence monstrueuse. Si voir Gollum, sinistre créature du Seigneur des anneaux n’émeut pas particulièrement, c’est bien parce qu’on sait que ce personnage est une habile création numérique. En revanche, de l'homme-tronc aux femmes à tête d'épingles, la foire aux monstres de Freaks est presque insoutenable.

Gollum dans Le Seigneur des anneaux
Un des "monstres" de Freaks
On a là une très importante réflexion sur le cinéma : si, parfois, le cinéma cherche à coller avec la réalité (la difficulté pour le réalisateur est alors de parvenir à saisir le réel sur la pellicule), d’autres fois il n’est pas question – il n’est pas supportable –, pour le spectateur, que les images montrent effectivement une réalité : cela doit rester « pour de faux ».
Browning, conscient de ce qu'il montre, pousse son idée jusqu'au bout et présente les acteurs dans leur propre rôle : il montre la vie de tous les jours d’une troupe de cirque. Et, alors que, scénaristiquement, ils ne font rien que de très banal, c'est là, précisément, qu'ils apparaissent monstrueux : dans la simple et banale vie de tous les jours.
Les ennuis commencent pour le spectateur – si l’on peut dire – précisément parce que les acteurs jouent leurs propres rôles. Dès lors en quoi sont-ils monstrueux ? Ils le sont uniquement parce que les spectateurs – qui ont parfois bien du mal à ne pas détourner les yeux – les désignent comme tels.
Et cette mise en abyme va très loin : lors du tournage il fallut séparer les acteurs –  c'est-à-dire toutes ces personnes venues de différentes troupes de cirque et que Browning a rassemblées – et les techniciens : ils ne voulaient plus manger aux côté des acteurs, trop monstrueux et insupportables à côtoyer. Mais qui prétend pouvoir manger tranquillement, à la cantine et l'air de rien, face à un homme-tronc, face à des siamois, face à un homme-squelette ?
De façon terrible, la belle Cléopâtre qui se moque, insulte et rejette les monstres est un miroir (à peine) grossissant de ce que les acteurs ont subi lors du tournage (même s’il faut relativiser : il y a eu aussi, sur le tournage, des querelles d'ego ; plusieurs de ces « monstres » étaient des stars dans leur cirque et voulaient tirer la couverture à eux !).
Pourtant, en fin de film, dans des séquences éblouissantes et inoubliables, Browning sauve le spectateur : les monstres agissent, finalement, comme des monstres. Tout retombe bien en ordre : les monstres sont bien monstrueux, le spectateur est rassuré, il a eu raison de les identifier comme monstres.
Mais il est bien évident que ce film, aujourd'hui encore trop direct dans son jeu de miroir réalité/fiction, était irregardable en 1932. Qu'il ait précipité la carrière de Browning ne peut guère surprendre.
L’influence de Freaks est très importante, beaucoup de réalisateurs y font référence, depuis Lynch, évidemment, dans son Elephant man, jusqu'à Toy Story de J. Lasseter où le cowboy Woody se retrouve coincé dans une chambre emplie de jouets monstrueux. La mise en scène de cette séquence reprend la tension de l'attaque des monstres à la fin de Freaks.

Un des jouets monstrueux de Toy Story

jeudi 21 avril 2016

John McCabe (McCabe & Mrs. Miller de R. Altman, 1971)



John McCabe Robert Altman Warren Beatty Affiche poster

Important western qui présente une évolution radicale du genre. Il propose en effet de reprendre de nombreux codes des westerns classiques pour les détourner. Le détournement touche aussi bien les grandes séquences habituelles (décor de l'action, duels, saloon...) que les idées morales (fondation d’une communauté, importance de la religion…).

La séquence d'ouverture est un bon exemple de ce détournement opéré par Altman. On le comprend en la comparant avec celle d'un western classique, par exemple L'Homme de l'Ouest d'A. Mann.

Image du générique de L'Homme de l'Ouest de A. Mann
Chez A. Mann, dans le décor classique du désert de l'Ouest et dans une musique typique du genre, le héros apparaît, magnifié par une légère contre-plongée et le personnage est déjà auréolé de la star : Gary Copper est immédiatement reconnaissable.

Image du générique de John McCabe
Chez Altman tout est inversé : on est dans les montagnes, il fait froid et brumeux, il pleut. Le personnage qui surgit, saisi en légère plongée, est à demi-caché par les broussailles, il est parfois délaissé hors champ par la caméra au gré du sentier qui bifurque ici et là. On ne peut reconnaître Warren Beatty qui est emmitouflé. La chanson de Leonard Cohen englobe le tout d'une note de nostalgie et de tristesse (les images répondant totalement aux paroles qui annoncent la grande trame du film). De même ensuite dans le saloon, où on voit mal et où on entend mal : le personnage de W. Beatty n'est toujours pas mis en évidence, il est noyé au milieu des autres personnages. On est à l'opposé des scènes de saloon conventionnels ou le jeu de mise en scène centre l'action sur la table du héros. Et c'est ainsi que, tout au long du film – et jusqu’au duel final – Altman prend le contre-pied des manières de faire classiques.

Les thèmes aussi sont contournés et permettent à Altman de dire ce qu'il pense de la société américaine : ce n’est plus l'église mais le bordel qui est au centre des préoccupations.

Malheureusement cette manière de faire d'Altman n'ouvre aucune nouvelle perspective pour le western. Autant le style de Sergio Leone (qui, lui aussi, reprend les principales séquences classiques pour les styliser à l'extrême) a donné une nouvelle direction pour des dizaines de réalisateurs, autant Altman semble, au contraire, fermer et condamner le genre : l'Ouest semble bien mort, le héros meurt abandonné, tant bien que mal la communauté se met en place, mais déjà sous la coupe des puissants. L'église sera sauvée mais pas son curé. L'Amérique qui se constitue sous nos yeux ne promet guère de lendemains qui chantent nous dit Altman.

John McCabe est ainsi un des westerns importants, qui, avec quelques autres, enterre l'un des plus grands genres du cinéma mondial.

John McCabe Warren Beatty

mardi 19 avril 2016

Alabama Monroe (The Broken Circle Breakdown de F. Van Groeningen, 2013)




Le cinéma peut servir à rêver et à vivre par procuration une vie trépidante pendant deux heures (on est James Bond le temps d’un film). Il peut aussi servir à nous changer les idées, à nous proposer un autre regard sur le monde ou encore à nous questionner. Ou un peu tout à la fois. C’est le lot de la plupart des films.

Il peut aussi servir à exorciser et à affronter les peurs : on vient éprouver devant le film ce qu’on redoute d’éprouver pour de vrai. C’est le même mécanisme que pour les enfants qui aiment affronter leurs peurs dans les contes.
Alabama Monroe a ce rôle de catharsis, en jouant sur les peurs et les émotions les plus fortes. Parce que l’idée n’est pas de réfléchir aux désastres d’un décès dans une famille (comme dans L’Incompris), l’idée n’est pas de réfléchir à comment se remettre à vivre après un tel deuil (comme dans La Chambre du fils). L’idée est de tenir au maximum le spectateur en orchestrant une déferlante d’émotion.

La comparaison avec d’autres films très similaires s’impose. Prenons La Guerre est déclarée de V. Donzelli, très proche d’Alabama Monroe, et qui permet de bien comprendre l’outrance du film de Van Groeningen.
Dans les deux cas nous avons un jeune couple dont le bébé a un cancer très dur : on voit le couple encaisser la nouvelle et progressivement éclater en mille morceaux.
Dans La Guerre est déclarée tout est contenu, il ne s’agit pas de l’étalage d’une souffrance tire-larmes mais d’une narration volontairement sur la retenue, vu la lourdeur du sujet abordé. Un jeune couple a un enfant, ils découvrent qu’il a un cancer. C’est dramatiquement simple, c’est une boule d’émotion.
Alabama Monroe prend le contre-pied : tout est excessif. Ce n’est plus un jeune couple parmi d’autres, c’est un couple hyper-passionné, qui mort la vie à pleine dents, dans un fantasme de vie : lui est un peu cowboy et vit dans une caravane, elle fait des tatouages, ils font l’amour dans leur voiture, ils se construisent une maison du bonheur, ils vivent de musique folk. « C’est beau la vie ! » nous dit le film en en rajoutant des tas. Ils sont super sympathiques, super gais, ils rient tout le temps. Et c’est là qu’arrive le drame.

Comme Van Groeningen prévoit de mettre les bouchées doubles, il brise la chronologie. Mais il n’a pas vraiment le choix : sans montage son film serait insoutenable. En alternant les moments comme il le fait (un moment dur à l’hôpital alterne avec un moment de la vie du couple) il tient le spectateur et fait passer n’importe quelle pilule, en particulier et surtout les plus chargées émotionnellement : la mort d’un enfant puis le suicide du conjoint. Car le scénario n’a peur de rien : il ne suffit pas de voir l’enfant mourir et le couple exploser, il rajoute le suicide de la jeune mère. Et cela ne suffit pas : il faut que le mari la débranche et chante avec son groupe musical, dans sa chambre d’hôpital, pendant qu’elle part. Rien que de le dire on saisit l’outrance.
Mais le film parvient à faire passer cette déferlante grossière d’émotion car, entre chaque cuillère tragique, il y a un « beau moment de vie ». Le but de la manœuvre est donc non pas de nous raconter une histoire dure et touchante, mais d’aller le plus loin possible dans la charge émotionnelle.
Aux moments en couple, qui se veulent frais, musicaux, plein de camaraderie (ça compte les copains dans la douleur), succède donc une scène d’ambulance hurlante et de mari en pleurs ; à l’enfant qui vient sautiller sur le lit de ses parents succède donc un soin médical avec le même enfant rasé et branché de partout.
Bien sûr cela marche : le spectateur, comme pris en otage par la construction tout en excès du film, est convié à pleurer tant et plus, jusqu’à des scènes insoutenables de tristesse.
Ce procédé rappelle Irréversible, qui, dans un tout autre style et sur un tout autre thème, usait lui aussi d'un artifice de montage pour faire supporter des images très violentes.

En réalité – et Van Groeningen semble l’ignorer – il en est des films douloureux comme des thrillers : il faut savoir suggérer sans trop montrer. Qu'on se souvienne cette réflexion de G. Deleuze« Quand la violence n'est plus celle de l'image et de ses vibrations, mais celle du représenté, on tombe dans un arbitraire sanguinolent, quand la grandeur n’est plus celle de la composition, mais un pur et simple gonflement du représenté, il n'y a plus d'excitation cérébrale ou de naissance de la pensée. C’est plutôt une déficience généralisée chez l'auteur et les spectateurs. »
Les tristesses les plus dures sont dans un regard perdu, dans un visage qui cherche à se contenir, bien plus que dans des crises de larme. Qu’on se souvienne d’Andrea, dans L’Incompris, qui, du haut de ses dix ans, doit faire bonne figure devant son jeune frère qui ignore la mort de leur mère.
Mais, avec La Chambre du fils de N. Moretti, La Guerre est déclarée de V. Donzelli ou encore Le Petit prince a dit de C. Pascal, il ne manque pas de films pour aborder avec retenue et émotion ce thème très difficile de la maladie d’un enfant.

samedi 16 avril 2016

Mon oncle (J. Tati, 1957)




Jacques Tati enfonce le clou plus avant que dans Les Vacances de monsieur Hulot : ici son personnage n’est plus un simple créateur de désordre, il est le symbole de toute une manière de vivre, que Tati oppose aux modernes. C’est que Tati se confronte enfin à la réalité du monde après deux films l’un rural (Jour de fête, où le monde moderne venait par allusion inspirer le facteur) et l’autre estival. La maison de Hulot, sa vie de quartier, sa façon d’être, tout cela décrit l’idéal auquel s’oppose la vie du tonton, sa maison si célèbre et toute emplie de gadgets prétendument fonctionnels, et tous les faux-semblants qui l’accompagnent.


Dès lors Tati utilise la poésie de son personnage non plus comme un simple poil à gratter comme dans Les Vacances de monsieur Hulot, mais il la brandit presque comme un manifeste : le film tire à boulets rouges sur ce progrès qui semble avoir l’inéluctabilité d’une évidence et que la douce vie poétique et charmante de la vieille ville vient contrebalancer.


jeudi 14 avril 2016

To Be or Not to Be (E. Lubitsch, 1942)




Merveilleuse comédie (1) qui porte le genre à des hauteurs exceptionnelles. Le film est d’un brio prodigieux et permet à Lubitsch de montrer comment le rire se conjugue parfaitement avec une critique dure et acerbe.
Tourné en pleine guerre To Be or Not to Be attaque frontalement les nazis (en n'hésitant pas à mettre en scène Hitler et à jouer avec son image – réglant ainsi directement la question de la pertinence de rire de choses réellement graves). Et Lubitsch fait feu de tout bois.
En s’appuyant sur l'habituel triangle amoureux, il s’amuse à le jouer et le rejouer, à le complexifier, à le transférer, en mêlant cette intrigue avec une seconde intrigue faite d'espionnage.
Les acteurs sont merveilleux : Jack Benny est truculent et Carole Lombard parfaite, en particulier dans les scènes délicieuses où elle feint de céder aux tentations de Siletzsky le traître.
En bon satirique Lubitsch n'épargne personne : les nazis sont ridiculisés (Le colonel Ehrhardt est d'une bêtise sans nom), les acteurs de théâtre moqués (Joseph Tura en tête, qui déclame ses « To be or not to be » de façon légendaire), les résistants même sont raillés (Lubitsch devra s'en défendre publiquement après la sortie du film).

Il est fascinant de voir comment Lubitsch part d'une situation simple et la complexifie à l'extrême, tout en aisance, en déliant les imbroglios incroyables de l'intrigue avec aisance, jouant à fond de la mise en abîme du théâtre, à la fois concrètement dans les décors (les acteurs résistants font un faux décor dans un théâtre), mais aussi dans les personnages qui se déguisent et glissent d'un personnage à l'autre avec délice. L’emboîtement des intrigues et des situations, le rythme des répliques, l’humour sans cesse : tout est délicieux.

Et la boucle se boucle merveilleusement : la réplique finale (et la situation qu’elle induit !) est à ranger, aux côtés de quelques autres, parmi les fins légendaires du cinéma.

Carole Lombard et Jack Benny
Bien entendu To Be or Not to Be est un cas d’école pour comprendre Lubitsch et le fonctionnement de ses comédies. Le film est d’ailleurs un des exemples pris par Deleuze pour expliquer – dans sa classification des images – une forme particulière d’image-action. En effet, c'est une manière de faire classique chez Lubitsch : deux comportements similaires peuvent déboucher sur deux situations complètement différentes. Par exemple, lorsque le spectateur se lève quand Tura débute le fameux monologue de Hamlet, on ne sait s’il se lève parce qu’il trouve l’acteur nul ou si c’est parce qu’il a rendez-vous avec sa femme. Cette équivocité (le spectateur ne peut trancher) est la clef de l’humour de la scène. C’est ce que Deleuze appelle la petite forme de l’image-action : c'est une action qui dévoile une situation (le plus souvent c'est le contraire : c'est une situation donnée qui est déclencheur d'une action).



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(1) : Le titre français   Jeux dangereux   gâche tellement le plaisir du titre original (qui est absolument parfait et délicieux de sous-entendus) qu'il vaut mieux s'en tenir à To Be or Not to Be.

dimanche 10 avril 2016

Passion fatale (The Great Sinner de R. Siodmak, 1949)




Bon film de R. Siodmak qui explore le monde impitoyable des casinos et des tables de jeux.
Le scénario s'inspire fortement du Joueur de Dostoïevski, et l'intrigue mêle de nombreux éléments liés à la fois au roman et à Dostoïevski lui-même (jusqu'au nom du héros du film). La narration se complexifie encore puisque Fédor, héros du film, est un écrivain qui devient peu à peu le héros du roman qu'il est en train d'écrire sur l'univers du jeu. Et, mésaventure qu'a connue Dostoïevski, Fedor perd au jeu ses droits sur ses propres romans.
A ce jeu complexe de narration se rajoute l'intrigue elle-même (racontée en flash-back) où Fedor (impeccable Gregory Peck) est un écrivain amoureux de Pauline (Ava Gardner). Il parvient à la sortir de l'emprise du jeu, pour ensuite, dans un schéma de transfert très habilement raconté, tomber à son tour en addiction. La classe de G. Peck laisse alors place, peu à peu, à la fébrilité du drogué.
Le film est formellement très réussi, avec une ambiance riche et baroque (cet aspect baroque est beaucoup plus présent ici que dans les films noirs typiques du réalisateur). Siodmak appuie la tentation finale de Fédor par des plans étonnants.


mardi 5 avril 2016

La Croisée des destins (Bhowany Junction de G. Cukor, 1955)



La Croisée des destins George Cukor Ava Gardner Stewart Granger Affiche Poster

Très grand film de George Cukor, qui allie mille facettes du cinéma, construisant une intrigue passionnante et à la profondeur multiple.

Le film est d'abord exotique et dépaysant, ne nous emmenant en Inde, pendant les heurts liés à la décolonisation, en 1947. Le film regorge de cette ambiance indienne, avec des foules grouillantes, des marchés, des femmes en sari, des maisons coincées les unes contre les autres, dont on accède aux terrasses par des échelles. Et Stewart Granger (qui joue le colonel Savage) ajoute une touche supplémentaire d’exotisme : il est associé inévitablement aux deux films merveilleux d'aventures que sont Scaramouche et Les Contrebandiers de Moonfleet.

Le film ensuit,e évidemment, est romantique : il s'articule autour d'une femme, tiraillée par des sentiments et une identité complexe. Ava Gardner est non seulement éblouissante, mais elle parvient à épaissir son personnage de Victoria au-delà de la simple apparence et à émouvoir. Victoria est une métisse, tiraillée entre ces deux pays qui sont en train de se déchirer. Elle personnifie l'Inde, coincée entre son identité propre et l'Angleterre et Victoria, tout comme l'Inde, oscille, balance d’un extrême à l’autre, se sent condamnée à être ni l’un ni l’autre. Et ce tiraillement de Victoria s'exprime avec ces hésitations entre trois hommes autour d'elle : Ranjit l'indien, Patrick Taylor, métis comme elle, et, bien sûr le colonel Savage. Alors bien entendu il n'y a guère de surprise : avec Stewart Granger dans les environs, on voit mal Ava Gardner filer avec un indien gentil mais insipide ou avec le triste Patrick. Mais c’est toute la qualité du film de rendre crédible, fluide et logique cette difficile recherche d’une identité.

Enfin La Croisée des destins est d'une très grande beauté formelle. Cukor a su profiter de la beauté d’Ava Gardner (et a sans doute été galvanisé par elle) et il la met en scène (et en images surtout) de façon éblouissante. Il l’éclaire de mille manières, tantôt éclatante au soleil, tantôt, dans la nuit, rougie par le brasier d’une locomotive. Il profite du scénario pour l’habiller aussi de mille façons, avec une robe blanche, une robe jaune (quasi fluo), un sari indien, une tenue militaire. Qui d’autre qu’Ava Gardner pouvait interpréter ce rôle ?

Ava Gardner et Stewart Granger 
Ava Gardner en jaune
Très beau plan de nuit, avec Ava Gardner en rouge...
En sari indien...
En blanc immaculé au milieu du déraillement
La tourmente de Victoria dans le reflet de l'âtre brûlant du train

Il y a quantités de belles actrices, mais, sans doute, aucune n’a été filmée avec un tel sens esthétique, une telle mise en image de sa beauté, 
que Ava Gardner, qu'il s'agisse de Pandora ou de La Comtesse aux pieds nus ou, donc, de La Croisée des destins.

Le génie de Cukor est bien sûr d’avoir su allier ces trois aspects cinématographiques, de les avoir mariés ensemble (et ce n’est pas toujours facile : la séquence de la tentative de viol ou celle du déraillement du train sont très durs à associer avec une beauté formelle ; Cukor y parvient par des éclairages, des contrastes, des jeux de caméras). L’intelligente voix off rajoute au liant de l’histoire. Et l’apparition fugace mais très forte de Gandhi fait accéder le combat du colonel à une hauteur supérieure encore. Certaines scènes sont magnifiques, bien des plans sont éblouissants.

samedi 2 avril 2016

Le Carrefour de la mort (Kiss Of Death de H. Hathaway, 1947)



Le Carrefour de la mort Hathaway Mature Widmark Affiche Poster

Bon film noir, non pas tant par le déroulé du scénario, qui n'est pas très original, mais grâce aux deux personnages principaux, illuminés par l'interprétation. Le premier, Nick Bianco (Victor Mature) est sans cesse sur le fil du rasoir (c'est un condamné repenti qui devient un indic auprès d'un procureur pour recouvrer sa liberté) : on ne sait s'il va tenir dans sa rédemption ou s'il va craquer et retomber dans son milieu. Le jeu de Mature lui donne un aspect de bloc vacillant et hésitant, écartelé entre sa famille en reconstruction et la loi du milieu.
Le second personnage est le tueur Udo. Il est l'une des plus belles incarnations de gangster fou du cinéma, avec une face blafarde ricanante et narquoise, des yeux ronds et un rire grêle : il est effrayant. Cette composition de Richard Widmark est légendaire. La séquence où, ne trouvant pas Rizzi, il se venge sur sa mère est terrifiante.
Hathaway joue parfaitement de la confrontation de ses deux personnages qui se tournent autour, louvoient, se rapprochent (on sent combien Udo est malsain, toxique) : il observe tout cela en cherchant au maximum le réalisme (il tourne plusieurs scènes à Sing-Sing et à New-York, sur les lieux de l'action) et, comme toujours, en gardant ses distances avec ses personnages. De sorte que l'ambivalence morale de Nick Bianco perdure longtemps. Cette indécision donne un caractère noir au film, d'autant plus que le procureur est lui-même moralement douteux : sous ses airs paternalistes on ne sait guère ce qu'il pense. Nick lui fait la remarque que ses stratégies sont tordues et immorales et ne valent pas mieux que celles des gangsters. Le procureur le reconnaît, tout en considérant que lui les applique aux mauvais et non aux bons citoyens. La fin justifie donc les moyens, sans que les limites soient éclaircies.

Richard Widmark en Tommy Udo