mercredi 30 décembre 2015

Stars Wars, épisode VII : Le Réveil de la force (Star Wars: Episode VII - The Force Awakens de J. J. Abrams, 2015)



Star Wars 7 Affiche Poster

Bien sûr on retrouve « l'univers Star Wars », les fans seront subjugués. Le film est spectaculaire, ce qui est le kit de base de toute superproduction américaine blockbustée à coups de moyens infinis. Voilà, c'est à peu près tout.
Les personnages sont étonnamment lisses et vides (on a là un point commun avec Luke Skywalker : l’absence de charisme) tout en remplissant le cahier des charges : une femme, un noir, un robot rigolo (il faut plaire aux enfants), un grand méchant (qui est réussi la première demi-heure, ensuite il est grotesque), des stars attendues qui viennent cautionner tout cela.
Ne nous étendons pas sur le scénario qui est un copier-coller étonnamment proche et peu inventif du premier épisode (chronologique) de la série. Série qui semble s'orienter vers un reboot, mais bon, tout cela reste bien primaire. Et le film exploite jusqu’à plus soif les quelques bonnes idées des tout premiers épisodes : alors, comme tout filon surexploité, cela devient ridicule.
Quant à la réalisation elle-même, elle est tout à fait conforme aux  blockbusters actuels : lisse, plate, avec des prises de vue ou un découpage tout ce qu’il y a de conforme et d’attendu.


dimanche 27 décembre 2015

Taxi Driver (M. Scorsese, 1976)



Taxi Driver Martin Scorsese Robert de Niro Affiche Poster

Film phare du cinéma américain des années 70, il lance Scorsese aux yeux du monde.
C’est un bon exemple de cinéma moderne vu par le Nouvel Hollywood : Travis Bickle (Robert De Niro, une fois de plus dans une composition hallucinée et mémorable) est un personnage errant, qui parcourt la ville au hasard (dépassant largement le prétexte scénaristique du chauffeur de taxi), qui apparaît de plus en plus déterminé, mais toujours sans but véritable, lui-même ne sachant réellement pour quelle cause il s’entraine. A ce héros perdu répondent les rues de New-York, avec les néons, les cinémas glauques, les bas-fonds. Travis Bickle tente bien de se rapprocher de la face présentable de New York en abordant Betsy, mais rien n’y fait. Betsy qui est par ailleurs soutien du politicien Palantine dont le slogan, à la fois réaliste, caricatural et involontairement sarcastique (« We Are The People »), montre à lui seul combien Travis et, à travers lui, le New York qu’il représente, est délaissé par les politiques (il y a là une dimension politique très bien exprimée). Après des hésitations et des ratées, il se mue en sauveur d’une jeune prostituée.
Travis Bickle semble ainsi intérioriser son impuissance globale à régler les problèmes de New York (qui sont du ressort du politique) et cherche à résoudre un problème particulier, qui est adapté à son échelle (sauver Iris la prostituée).
Scorsese réalise son film comme un cauchemar urbain, son personnage hantant la ville et faisant irruption soudainement, comme une menace latente contre le pouvoir (attentat envisagé contre Palatine) ou contre les trafiquants (attaque finale contre le proxénète).
Le traitement de la violence a beaucoup marqué : c'est un déchaînement soudain et très représenté à l'image (impact des balles sur les corps, doigts explosant sous le choc, sang qui jaillit et barbouille les murs, victimes agonisantes...). Ce type d'irruption brusque de la violence dans le récit est devenu progressivement une tarte à la crème du cinéma. Par exemple Drive, film par ailleurs calme et presque  mélancolique, joue avec des apparitions brusques de scènes très violentes (1).
Le portrait de New York (et, ce faisant, de l’Amérique) est très dur. Scorsese s’approche au plus près des rues, comme s’il cherchait à saisir le cœur palpitant de la ville. Et il n’y reste rien des valeurs fondatrices de l’Amérique, qui sont ici balayées ici par ce personnage solitaire et paumé.

Taxi Driver Martin Scorsese Robert de Niro Affiche Poster

Taxi Driver Martin Scorsese Robert de Niro Affiche Poster
La transformation du personnage au cours du film
Comme dans la plupart des films de Scorsese, certaines séquences sont exceptionnelles. Par exemple lorsque Travis raconte la première fois qu'il a vu Betsy : la scène, commentée en voix off (et la voix ralentit avec l’image), est montrée au ralenti et Betsy passe devant Scorsese lui-même. Scorsese, frôlé par Betsy, n’est plus seulement réalisateur, il est spectateur privilégié (privilégié notamment car lui ne la voit pas en ralenti, il est tout près d’elle, dans la scène).

Martin Scorsese, spectateur de Betsy qui passe devant elle

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(1) : Si l'apparition d'une violence extrême et soudaine est aujourd’hui une tarte à la crème scénaristique, il ne faut pas oublier la grande tarte à la crème technique (les films proposant en général l’une, l'autre ou les deux tartes à la crème en même temps) : l'utilisation systématique et à toutes les sauces de ralentis (utilisation dévoyée des innovations esthétiques de S. Peckinpah).

lundi 21 décembre 2015

Madame de... (M. Ophüls, 1953)




Film éblouissant, où le génie de Max Ophüls éclate à chaque plan. La trame est celle du triangle amoureux, traité ici sur le ton dramatique du mensonge et de la passion. Mensonge et passion qui se cristallisent autour d’un bijou (une paire de boucles d’oreilles). Dans ce film plus encore que dans d’autres de ses chefs-d’œuvre (on pense à Lettre d’une inconnue), le style d’Ophüls se marie avec les idées qu’il veut faire passer : le mouvement incessant de sa caméra répond aux transformations des personnages, au temps qui les change, à la naissance de la passion, à l’extinction des relations (entre Madame de… et son mari).
L'interprétation est hors de pair. Danielle Darieux campe une Madame de… d'abord transparente et frivole, affectée réellement par rien, si ce n’est par de minuscules affaires de bijoux. C’est l’épisode des boucles d’oreilles, pour lesquelles elle va prier la Vierge. Les boucles d’oreille, si elles constituent d’abord le point central du film, laisseront place à l’intrigue amoureuse mais serviront de témoins et de révélateurs : en effet leur signification devient tout autre au fur et à mesure de l’histoire pour devenir ce que Madame de… a de plus cher. Et ce n’est qu’à la fin qu’on retrouve Madame de… en train de prier à nouveau la Vierge, lui offrir les bijoux même : c’est alors une madone éplorée qui vient prier pour sa vie.
Charles Boyer, en mari trompé, conscient et cynique, est admirable. Son ton à la fois sec et ironique joue à plein le contraste avec sa petite femme perdue. Vittorio de Sica, en amant italien est parfait. Et le triangle se joue dans un univers de miroirs, de transparence qui reflète les faux-semblants de la société décadente (celle de l'Europe à la fin du XIXème siècle), les faux-fuyants amoureux de Madame De... et de son mari.

Madame de...au Baron Fabrizio Donati :
"Je ne vous aime pas, je ne vous aime pas..."
Ophüls, par une succession de fondus enchaînés montrant un ballet de valses qui n’en finit pas, illustre le couple qui se forme au fur et à mesure. Sa caméra est sans cesse animée de mouvements souples (il n'y a pas un seul plan fixe de tout le film), caméra qui explore, tourne, contourne, monte et descend, dans des constructions typiques du réalisateur mais ici portée à leur perfection. On tient là un film parfait, très beau, baroque, touchant et cristallin.


samedi 19 décembre 2015

Bob le flambeur (J.- P. Melville, 1956)




Bon film noir de Melville, qui ne crée pas encore son univers mais déambule et fait ses premiers pas dans une vision française d'un genre très américain. Plus que la trajectoire de Bob (la fin est remarquable), c'est la façon dont Melville filme cet univers qui retient l'attention : les petites salles où l'on joue sans fin, les rues de Paris au petit jour, les petits bars, la façon dont Bob garde son allure tout au long de la nuit, dont il allume sa cigarette, dont il traite telle ou telle « fille »...
Melville « sent » le genre, déjà, même s'il ne le modèle pas encore comme il le fera dans les films qui suivront.

jeudi 17 décembre 2015

Le Capital (Costa-Gavras, 2012)



Le Capital Costa-Gavras Gad Elmaleh Affiche Poster

Le film cherche à montrer les arcanes du pouvoir d’une grande banque, avec les manipulations, les coups bas et l’indifférence de la puissante caste manipulatrice de la finance (en particulier vis-à-vis des petits employés quand il s’agit de licencier pour faire plaisir aux actionnaires).
C’est un film qui cherche à représenter un milieu, le but étant qu’on se dise que « c’est tout à fait ça ». Bien entendu (on n’en attendait pas moins de Costa-Gavras) tous les personnages sont caricaturaux, il n’y en a pas un qui soit différent de l’image que l’on a de ces très grands dirigeants (sans scrupules, arrivistes, traitres, indécents, hypocrites, avides, etc.), il n’y en a pas un qui dévie de cette trajectoire assignée.
On est dans le cinéma militant, celui qui désigne des choses. C’est un cinéma qui désigne les choses mais qui n’en parle pas : il ne se passe rien en fait dans le film, rien d’autre que le déroulé de la situation de base, les personnages se comportant exactement comme on nous a expliqué qu’ils se comporteraient dès la première minute. La bourse, les grands patrons, les millions brassés. Il y a même le tonton, lors de la réunion de famille pour lancer à son grand patron de neveu les habituelles critiques anticapitalistes, tout aussi caricaturales que l’est le neveu.
Le cinéma militant qui ne sert qu’à montrer les choses : voilà bien un rôle assigné au cinéma qui est très réducteur, pour ne pas dire tout à fait vain (on retrouve le même objectif, et donc la même limite, dans La Loi du marché qui explore l’autre pan du marché du travail). Le film convaincra les convaincus.
On préférera, sur le même thème, la dénonciation beaucoup plus cinématographique et fine – et bien plus féroce – de Cronenberg dans Cosmopolis. Là le réalisateur ne s’emploie pas seulement à montrer, il va bien au-delà.

mardi 15 décembre 2015

L'Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much de A. Hitchcock, 1956)



Très bon film d'Alfred Hitchcock qui réalise chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre dans les années 50. Il réalise ici son propre remake – l’original datant de 1934 –  en déplaçant l’intrigue de la Suisse à Marrakech, ce qui donne un exotisme savoureux à tout le début du film.

Hitchcock continue ici de travailler un de ses motifs favoris, à savoir embarquer dans une situation extraordinaire des personnages ordinaires. Ce faisant il aborde la question du héros américain : le docteur McKenna et sa femme semblent bien falots en début de film et ils ne deviendront véritablement héroïques qu’en fin de film (où ils empêchent l’assassinat politique), après avoir traversé différentes épreuves qui les feront passer de personnage principal à héro proprement dit. Hitchcock s’appuie sur le motif habituel du malentendu et de la fausse culpabilité et voilà le couple victime d’une méprise qui se trouve embarqué dans un imbroglio complexe pour retrouver leur fils kidnappé.



Hitchcock maîtrise son film de bout en bout, distillant son humour habituel et, à partir de la célèbre scène de l’assassinat à Marrakech (avec Daniel Gélin grimé en marocain), il construit une intrigue qui monte crescendo jusqu’au climax que constitue la célèbre scène du concert au Royal Albert Hall.
Cette séquence exceptionnelle (12 minutes sans paroles), constitue l’un des plus grands moments de cinéma de Hitchcock. Il construit une scène sonore pure et cherche – à coups de plans fixes montés de façon magistrale – à filmer le son. Le seul mouvement de caméra étant un travelling sur la portée qui correspond à la musique jouée (jouée par l’orchestre dirigé par Bernard Herrmann himself). Hitchcock se permet même un joli trait d’humour en montrant la partition du joueur de cymbale, ornée d’une seule note… Cette séquence répond aux séquences fameuses de Fenêtre sur cour, où James Steward, déjà, scrutait au téléobjectif les appartements d’en face dans des séquences optiques pures. De la même façon que cette séquence optique a trouvé son aboutissement dans des éclats de lumière (les flashs envoyés à la figure de Raymond Burr), ici ce ne peut être qu’un son qui vienne interrompre le déroulement de cette musique (celle de l’orchestre) qui doit à la fois provoquer un autre son (la détonation) tout en le camouflant (grâce aux cymbales) : c’est le cri de Doris Day quoi vient rompre cet enchaînement de sons.
La séquence est aussi un très bel exemple de suspense hitchcockien puisque le spectateur – qui en sait plus que les protagonistes puisqu’il épouse, tour à tour, les points de vue du tueur et de Jo – connaît précisément les tenants et aboutissants de la scène, ce qui renforce sa tension.

Cette scène légendaire sera souvent évoquée, jusqu’au récent blockbuster Mission Impossible : Rogue Nation de McQuarrie qui reprend cette idée d’un tueur qui agit sous couvert de la musique.



Hitchcock s’appuie sur James Steward, toujours parfait, et parvient à tirer parti au maximum de l’exigence des studios d’intégrer Doris Day et son fameux tube Que sera, sera (seule chanson de tous les films d’Hitchcock). Il utilise parfaitement la chanson comme lien entre la mère et l’enfant, avec, en particulier, cette façon de filmer le son qui se propage dans les couloirs de l’ambassade, en fin de film, et le sifflement de l’enfant qui lui répond et manifeste sa présence. L’Homme qui en savait trop est ainsi un des films d’Hitchcock où celui-ci joue le plus – et avec quelle maestria – avec la musique diégétique.


Le film, avec sa chanson légendaire, ses scènes mémorables (sur le marché à Marrakech ; lorsque James Steward drogue Doris Day avant de lui apprendre le kidnapping de leur enfant et, bien entendu, la séquence du concert) et la maîtrise totale d’Hitchcock, est un exceptionnel moment de cinéma.



lundi 14 décembre 2015

La Vallée de la peur (Pursued de R. Walsh, 1947)




Western magistral et fondamental, La Vallée de la peur est l’un des premiers à emmener le western hors de ses sentiers habituels, préfigurant les grands westerns névrotiques qui viendront quelques années plus tard (ceux d’Anthony Mann notamment).
Drame filial et psychanalytique, le film vient flirter du côté du film noir et, au travers de la destinée du héros, confine à la tragédie grecque.
Cette haine dont Grant Callum l'accable, le héros doit la subir tel un destin qui lui échappe, tout en cherchant à comprendre son histoire, qui lui revient à lui comme autant de visions qui le hantent. Et Jeb (formidable Robert Mitchum, qui a le regard perdu de celui qui ne parvient pas à échapper à ce qui lui arrive) est tiraillé entre la fuite et ce destin inexorable qui l’oppresse. La complexité du récit mêle les souvenirs de Jeb et tous ceux qu’il a à affronter, jusqu’à Thorley, qui rêve d’assouvir une vengeance (étonnante image que celle du marié qui apporte à sa femme un revolver sur un plateau d’argent). Et le film, alors, dépasse rapidement une simple histoire de vengeance, et devient obsessionnel et psychanalytique.


Le paysage, si fondamental dans le western, n’est plus une terre inconnue ou un espace à conquérir, mais le tréfonds de l’âme de Jeb, qu’il ne parvient pas à sonder. Les ciels sont noirs, l’environnement âpre, minéral et dur. Avec la bande originale, cela crée une ambiance qui enserre le héros dans sa tragédie. La Vallée de la peur, western sans équivalent, derrière cet horizon noir, semble ainsi revenir jusqu'aux confins des mythes les plus enfouis.



samedi 12 décembre 2015

Joyeux Noël (C. Carion, 2005)




Voici typiquement un film dont le propos principal est à la fois bien dans l’air du temps idéologique et extrêmement simpliste.
Quelques soldats français, écossais et allemands, sont coincés dans leurs tranchées à quelques mètres les uns des autres ; les officiers décident d’organiser un cessez-le-feu le temps du soir de Noël.
Le propos du film est navrant de naïveté. S’agit-il de dire qu’à la guerre on se bat contre des frères humains ? La belle révélation ! S’agit-il de montrer que la guerre est une folie ? Qu’il faut se serrer la main et ne pas se battre ? Voilà bien une pseudo-réflexion pacifiste type, celle qui nous dit que l’autre n’est pas un ennemi. Réflexion bien étroite car quand bien même nous ne désignons pas l’autre comme ennemi, si lui nous désigne comme son ennemi et nous attaque, nous devons bien nous battre. Mais c’est bien là le cœur de l’erreur de l’idéologie pacifiste.
Bien entendu, pour faire passer son joli message, C. Carion est bien obligé d’aller chercher un évènement particulier. De sorte que, sur 4 ans de guerre et plusieurs millions de combattants qui se sont affrontés en des combats acharnés, on choisit ici de nous montrer un événement qui, certes, a eu lieu, mais de façon absolument exceptionnelle et, surtout, qui ne reflète rien du tout de la mentalité générale des combattants. Parmi mille autres pistes, qu’on relise Ceux de 14 de Genevoix et l’on aura une idée plus proche de ce que fut cet état d’esprit. Joyeux Noël, en tendant à montrer des fantassins prêts à fraterniser et uniquement poussés au combat par leurs supérieurs, continue de faire passer les soldats de la première guerre pour des victimes – victimes de leurs généraux et de leurs politiciens – puisque eux-mêmes, individuellement, ne voulaient pas la guerre. C’est la version médiatique moderne qui nous est donc présentée, mais qui n’est qu’une relecture de l’histoire tout à fait fausse, qui infantilise les Poilus, nous fait croire qu’ils étaient pacifistes (quelle honte ce serait, n’est-ce pas, s’ils étaient bellicistes !), nous fait croire qu’ils auraient pu fraterniser réellement avec les Allemands (quelle honte ce serait, n’est-ce pas, s’ils étaient patriotes !).

Et, pour juger de la puissance du propos (en gros « nos ennemis sont nos frères ») et de son caractère innovant, on peut se tourner vers ce qu’écrivait, 140 ans plus tôt, Victor Hugo, quand il faisait se battre Enjolras et les siens sur les barricades de Paris, au cœur des Misérables :

« Et, abaissant sa carabine, il ajusta le chef de pièce qui, en ce moment, penché sur la culasse du canon, rectifiait et fixait définitivement le pointage.
Ce chef de pièce était un beau sergent de canonniers, tout jeune, blond, à la figure très douce, avec l’air intelligent propre à cette arme prédestinée et redoutable qui, à force de se perfectionner dans l’horreur, doit finir par tuer la guerre.
Combeferre, debout près d’Enjolras, considérait ce jeune homme.
- Quel dommage ! dit Combeferre. La hideuse chose que ces boucheries ! Allons, quand il n’y aura plus de rois, il n’y aura plus de guerre. Enjolras, tu vises ce sergent, tu ne le regardes pas. Figure-toi que c’est un charmant jeune homme, il est intrépide, on voit qu’il pense, c’est très instruit, ces jeunes gens de l’artillerie ; il a un père, une mère, une famille, il aime probablement, il a tout au plus vingt-cinq ans, il pourrait être ton frère.
- Il l’est, dit Enjolras.
- Oui, reprit Combeferre, et le mien aussi. Eh bien, ne le tuons pas.
- Laisse-moi. Il faut ce qu’il faut.
Et une larme coula lentement sur la joue de marbre d’Enjolras.
En même temps il pressa la détente de sa carabine. L’éclair jaillit. L’artilleur tourna deux fois sur lui-même, les bras étendus devant lui et la tête levée comme pour aspirer l’air, puis se renversa le flanc sur la pièce et y resta sans mouvement. On voyait son dos du centre duquel sortait tout droit un flot de sang. La balle lui avait traversé la poitrine de part en part. Il était mort.
Il fallut l’emporter et le remplacer. C’étaient en effet quelques minutes de gagnées. »

Cette conscience de l’autre, associée au terrible « il faut ce qu’il faut », lancent une réflexion bien plus aiguisée et dérangeante que le gentil cessez-le-feu de Joyeux Noël.

jeudi 10 décembre 2015

Inception (C. Nolan, 2010)



Inception Christopher Nolan Leonardo Di Caprio Affiche Poster

Le film a rencontré un grand succès et Christopher Nolan a reçu mille éloges à son propos. Nolan, nous expliquait-on, ne prend pas les spectateurs pour des imbéciles en leur soumettant un film complexe. Et on trouve sur internet mille sites dédiés qui cherchent à interpréter le film et tentent de comprendre le totem de tel ou tel personnage et cherchent à démêler le rêve de la réalité (grande question s'il en est : la petite toupie oscille-t-elle à la fin ? Ah mais oui, la toupie n'est pas le totem de Cobb, c'est son alliance !, etc.).
Il est vrai que le scénario est intéressant et qu’il est assez alambiqué. L’idée des différents niveaux de rêves avec des temps dilatés est très bonne. L’action est bien tenue (quelques séquences sont très réussies) et Leonardo Di Caprio continue de se bonifier film après film (même si son personnage peut provoquer quelques réminiscences : il a beaucoup de points communs avec celui incarné par le même Di Caprio dans Shutter Island, sorti peu de temps avant). La petite troupe emmenée par Cobb ressemble un peu à celle de Tom Cruise et sa bande dans Mission Impossible mais on se laisse embarquer par l’histoire (la séquence d’action qui ouvre le film est impeccable).
En passant Nolan distille de nombreuses références : de 2001 à Matrix, en passant par le film d’animation Paprika à qui il reprend l’idée de s’introduire dans les rêves d’un autre, etc.

En revanche, et c’est là que le film est décevant, ce n’est qu’un film de scénario. C’est-à-dire que le principe intéressant du film (et qui est à l’origine des nombreuses interprétations) consiste à naviguer entre rêve et réalité mais, malheureusement, Nolan ne joue pas avec cette différence dans les images qu’ils proposent. Les « architectes » font bien des décors (et cela nous vaut quelques scènes amusantes) mais il n’y a pas de manipulations d’images. On sait bien que Lynch, Kubrick, Tarkovski ou Fellini – pour citer quelques grands faiseurs d’images – ne filmeraient pas de la même façon le rêve et la réalité. Ils y distilleraient une part d’étrangeté, de malaise, de bizarrerie dans l’image elle-même. De même Polanski, Roeg, Cronenberg, Herzog, De Palma, Jodorowski. Mais pas Nolan. Et ce sont les rebondissements du scénario qui proposent de l’illogique (un train qui déboule tout à coup) mais ce n’est pas l’image en tant que telle, Nolan « n'en profite pas ». Pas de nains étranges comme dans Solaris, pas d’iguane bizarre qui traverse l’écran comme dans Snake eyes. Qu'on pense aussi à Shining, à Répulsion ou encore à eXistenZ et l'on comprend combien l'image peut dépasser la narration et devenir une expression par elle-même.
Dès lors le mélange intéressant réalité/rêve/souvenir a uniquement ici un but narratif. D'ailleurs le scénario s'ingénie à rendre service au réalisateur puisque, dans Inception, il faut que le rêve ressemble à la réalité. C’est ainsi que Nolan est décidément un très bon narrateur mais ce n’est pas un créateur d’images.

Dès lors il n’y a pas d’émotion cinématographique, il y a juste une histoire, par ailleurs plutôt plaisante à suivre. On peut se dire que Nolan a juste voulu faire un bon divertissement et s'en contenter. Mais avec un scénario pareil il y avait pourtant de quoi faire. Alors on se laisse prendre par les péripéties qui sont racontées de façon efficace mais décidément trop lisse, trop hollywoodienne : c'est un bon film d'action, voilà tout.

Un plan très kubrickien pour cette séquence en apesanteur

mardi 8 décembre 2015

Brève rencontre (Brief Encounter de D. Lean, 1945)



Brève rencontre David Lean Trevor Howard Poster Affiche

Très beau film intimiste et touchant, déchirant même, avec peu de moyens et de très bons acteurs. Il faut reconnaître que ce film méconnu du réalisateur dénote, à côté de ses fresques célébrissimes. Ici les images distillent une intimité triste et contenue. Les conditions de tournage ont nécessité de s'éloigner de Londres pour plusieurs scènes : la gare utilisée est celle de Carnforth, dans le nord de l'Angleterre, même si la plupart des scènes (à l'intérieur de la gare notamment) ont pu être tournées aux portes de Londres, aux studios de Denham.
Avant le lyrisme de ses films les plus connus, Lean filme l’intimité de ses personnages et cherche à capter – à coups de mouvements de caméra discrets, de petits zooms – leurs ressentis, leurs émotions naissantes. Le film se cantonne à des lieux familiers, sans âme même, des lieux de la grisaille quotidienne, des lieux où on ne s’attarde pas. Le lieu clef autour duquel tourne l'intrigue est un petit buffet de gare insignifiant dans lequel les voyageurs prennent un verre en attendant le train. Le film est d'ailleurs issu d'une pièce de théâtre qui cantonnait toutes ses scènes à ce buffet de gare. On est bien loin de l'exotisme des déserts de l'Arabie, de la jungle birmane ou de la neige de Russie !
Les lieux de l'action sont familiers et quelconques parce que l'histoire se veut banale, dans le sens où elle peut arriver à tout le monde, n'importe quand. C'est là l'essentiel du propos de Lean qui s'applique à prendre comme personnages principaux un homme et une femme rangés, chacun marié, chacun avec des enfants. Même si la routine installée dans leurs vies les laisse insatisfaits et, par là même – quoique de façon inconsciente au départ – disponibles. C’est cette disponibilité chez l’autre qu’ils ressentent.
Et, dans ces lieux familiers, Lean filme le grain de sable qui s’immisce, qui s'amplifie et qui emporte tout. Jusqu’au vertige absolu. Vertige filmé par des plans débullés qui viennent accompagner Laura titubante au bord du quai.
Célia Johnson Brève rencontre David Lean Trévor Howard

L’interprétation des deux acteurs est remarquable, tout en retenue. Celia Johnson, avec ses grands yeux perdus et tristes, est bouleversante. La musique puissante de Rachmaninov, très utilisée, vient exhausser les ressentis des personnages. Et le drame confine au tragique avant d'acter la rupture et de permettre à la vie de reprendre son cours normal (avec l’intervention finale du mari de Laura).
Il est difficile de ne pas penser à La Fille de Ryan qui traite aussi d'un coup de foudre, interdit lui aussi mais pour des raisons plus complexes encore. En effet le coup de foudre immédiat entre Rosy et l’officier y est traité de façon complètement lyrique – lyrisme absent dans Brève rencontre. C’est intéressant de penser que Lean, qui a déjà consacré tout un film à traiter de la naissance de l'amour et de son surgissement lent, le reprend dans La Fille de Ryan en une seule séquence et choisit de le poser d’emblée, comme quelque chose d’insubmersible, avec une attirance indiscutée et inexorable entre Rosy et le major.
Récemment, C. Eastwood, dans Sur la route de Madison, sans reprendre la trame de Brève rencontre, en reprend le thème : une simple rencontre où, peu à peu, tout se joue.

dimanche 6 décembre 2015

Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard de B. Wilder, 1950)




Fabuleux film de Billy Wilder qui offre un récit délicieux de par son originalité, sa mise en abyme fascinante du cinéma et la tension dramatique qu’il distille. De façon osée mais très efficace, Wilder choisit de faire raconter son récit par un mort (et encore, il voulait faire discuter des morts entre eux à la morgue, mais il n’alla pas si loin). L’image de William Holden flottant dans la piscine est légendaire. C’est donc à un grand flash-back auquel on assiste.


Et, dans cette histoire d’un petit scénariste d’Hollywood, tout est à double fond : Gloria Swanson est effectivement une star du muet, qu’a effectivement fait tourner Erich Von Stroheim (le film projette des extraits de Queen Kelly), Cecil B. De Mille joue son propre rôle, etc. L’usine à rêves fait tourner toutes les têtes : celle de Norma Desmond, qui n’arrive pas s’en détacher, celle de Joe Gillis, bien entendu, celle du spectateur de ce film, qui ne se rend compte que progressivement que le mort du début et le narrateur ne font qu’un, et aussi, évidemment, celle du spectateur en général, qui se laisse prendre et happer par ces rêves projetés qu’il lui plait de croire réels, le temps du film et qui savent envoûter.
Mais le côté face d’Hollywood, nous dit Wilder, est bien sombre et cruel et laisse peu de place aux rêveurs et à leurs doux espoirs.


vendredi 4 décembre 2015

Le Cheval de Turin (A Torinoi Lo de B. Tarr, 2011)



Exceptionnel film de Bela Tarr : on n'a jamais filmé ainsi. Le film est assez long, les plans sont peu nombreux. Dès lors on a compris : il se dit peu de choses, chaque plan est une séquence de plusieurs minutes. Et encore, comme une vis sans fin, des séquences sont répétées, et les jours tombent. La narration, pourtant, est une ligne droite.
Parler de lenteur semble hors de propos. Il faut cesser d'attendre un événement, une action, une image suivante, non, il faut contempler l'image présente, la ressentir, jusqu'au toucher. Et se laisser porter (d'autant plus que la musique est une hypnose). On a alors l'impression (pour reprendre une formule utilisée par Daniel Arras à propos de la peinture) que le film se lève devant nous et s'adresse à nous.


Ici l'Homme est seul face à la Nature, face au temps. L'Apocalypse couve, le monde tangue, le soleil disparaît et le vent souffle. On comprend que Bela Tarr (réalisateur du très bon Homme de Londres et des extraordinaires Harmonies Werckmeister) annonce ici son dernier film.
En fait c'est simple, Michel Tournier disait de la Bible qu'elle avait été écrite pour lui, je crois que Le Cheval de Turin, vu la manière dont il s'adresse à moi, a été filmé pour moi.


mercredi 2 décembre 2015

Blade Runner (R. Scott, 1982)




Blade Runner jouit d'une très grande réputation auprès des amateurs de science-fiction. Pourtant, après l'avoir vu et revu (cherchant à voir ce à côté de quoi nous devions certainement passer), ce film semble bien en-deçà de sa réputation.
La véritable réussite du film consiste en son atmosphère : Ridley Scott cherche à immerger le spectateur dans un monde futuriste, visuellement fouillé et réussi, sous une pluie et une noirceur constante, avec un grouillement de personnes, auquel s’oppose le monde vertical d’en haut, vaste et vide (on retrouve une partition habituelle des films de science-fiction, lointain héritage de Metropolis). On regrettera que Scott s’abaisse à des modes de réalisation comme celle du ralenti (lorsque Zhora est tuée) qui datent terriblement le film.
On y suit la traque par le détective Deckard (Harrison Ford) de répliquants (humains artificiels sophistiqués, pouvant ignorer leur véritable nature ; sans doute vaut-il voir ces androïdes comme des sortes de clones plutôt que comme des « humains artificiels »).
Les androïdes se sentent humains, certains ne sachant pas qu’ils sont androïdes (Rachel), mais la philosophie abordée (quel est le propre de l’homme ? S'agit-il de la pensée – le personnage de Pris qui assène même « je pense donc je suis » – ou des émotions ?) reste très superficielle. Le plus intéressant est peut-être cette idée d’obsolescence programmée (avec des individus qui savent qu’ils vont mourir) mais le film passe à côté d’une question fascinante (comment vivrait-on si l’on connaissait à l’avance le moment précis de notre mort ?). La réflexion reste assez simple dans la confrontation des androïdes avec leur créateur (qui évoque le monstre face à Frankenstein).
C’est que Ridley Scott a une autre idée en tête. Abandonnant le film d’action, il a voulu réaliser un film noir, et, cherchant à coller à un des fondamentaux du genre, il développe l’ambiguïté des personnages. Ce qui l’intéresse surtout c’est la nature réelle de Deckard : est-il humain ou repliquant ? Mais cette hésitation (qui n’a évidemment aucune autre portée que celle du film) n’arrive qu’en toute fin de film, comme un twist final, comme quelque chose que nous avait caché le réalisateur et qu’il nous dit à la fin.
Le film est sorti en de multiples versions, qui ne diffèrent que sur des points de détails mais cette multiplicité indique l’attachement du réalisateur (et des fans) à cette grande question concernant Deckart, puisque seuls quelques plans diffèrent d’une version à l’autre, mais qui modifient l’interprétation du film concernant la nature de Deckart (la version director’s cut de 1992 levant toute ambiguïté). Pour le reste le film est absolument identique. C’est bien là qu’on voit la faiblesse intellectuelle du film : que Deckart soit un repliquant ou un humain, au fond cela ne change pas la signification de l’histoire, ni n’apporte une profondeur supplémentaire.
On mesure la différence avec des films comme L’Homme qui tua Liberty Valance ou L’Invraisemblable vérité, dont les révélations changent du tout au tout la signification de l’histoire. Ici ce n’est qu’un petit twist scénaristique, sans grande portée.
Il faut bien dire aussi qu’avant cette toute fin de film, il y a bien peu d'indices qui indiquent que Deckart est peut-être un répliquant (lorsqu’on le voit en arrière-plan avec les yeux rouges ; sa fascination pour les photos), comme si, au fond, la question ne se posait pas. Et, plus problématique encore (ce qui montre bien la vacuité de la question et la faiblesse de son traitement) : Deckart lui-même ne s’interroge pas sur sa nature. On aurait volontiers imaginé, que, en même temps que le spectateur, par une suite d’indices, Deckart se pose la question progressivement, se mette à douter.

On reste en tous les cas bien loin des réflexions que peuvent engendrer les films de science-fiction ou d’anticipation qui touchent au plus près à l’homme ou à sa nature (depuis L’Invasion des profanateurs de sépultures jusqu’à Solaris en passant par 2001).

Dès lors ce film est un bel exemple : considéré comme un chef-d’œuvre par les uns, il est pour nous un film mineur. On trouvera sans aucun doute cent autres exemples dans ce blog de films qui, pareillement, paraîtront inoubliables à certains spectateurs alors qu'ils seront vite oubliés par d'autres.

mardi 1 décembre 2015

Missing (Costa-Gavras, 1982)



Missing Costa-Gavras Jack Lemmon Poster Affiche

On suit un américain (Jack Lemmon) à la recherche de son fils disparu suite à un coup d’état dans un pays d’Amérique du Sud. Sans que cela soit dit directement, c’est du Chili (mise en place du régime de Pinochet) dont il est question ici.
Meilleur que ses autres films politiques (Z, L’Aveu, etc.), Missing est aussi beaucoup moins lourd : Costa-Gavras instruit son procès (ses films politiques sont autant de procès) avec plus de finesse, ce qui rend sa thèse d’autant plus convaincante. Au lieu de nous asséner ses idées avec lourdeur, il s’y prend autrement et passe par ses personnages : on est touché par le père et la belle-fille qui tournent en rond et sont menés en bateau par les autorités ou par l’ambassadeur.
Il faut dire aussi que c’est, parmi toutes les dénonciations de Costa-Gavras, celle qui est la plus pertinente (on sait bien les exécutions arbitraires ou les manipulations engendrées par les dictatures militaires ou staliniennes) : il s’agit ici de dénoncer non pas directement la violence d’une dictature ou d’un coup d’état, mais l’appui de l’Amérique à cette dictature militaire et son rôle direct dans le coup d’état.

lundi 30 novembre 2015

Fanny et Alexandre (Fanny och Alexander de I. Bergman, 1982)




Film somme de Bergman, chatoyant, complexe et fascinant.
Fanny et Alexandre s’ouvre et se ferme sur une fête autour d’une multitude de personnages, avec, entre ces deux moments, des naissances, des décès, des désillusions, des espoirs, de la magie, des fantômes et la mort qui rôde, marquant le temps qui passe.
Le réalisateur (qui semble inviter le spectateur à la fête de Noël de la première partie du film) remplit son film de tout ce qui l’a nourri et de tout ce qui a nourri son cinéma. C’est ainsi que de nombreux personnages évoquent la propre famille de Bergman (ainsi Carl, maniaco-dépressif, qui rappelle l’oncle du réalisateur), et, de même, ces fêtes, ces liens complexes avec le théâtre ou encore le rigorisme du pasteur : toutes ces évocations viennent des propres souvenirs du réalisateur.
Bergman épaissit de nombreux personnages qui en sont tous à un moment de leur vie, qui correspondent à une manière de la mener. L’un avance sans une question, un autre se désespère, un autre encore (la grand-mère) regarde avec la nostalgie de l’âge cette famille qui se transforme sous ses yeux.
Mais, au-delà d'une biographie, Bergman dépose dans son film les sensations de l’enfance (on remarquera que, malgré le titre, c’est bien Alexandre qui est au centre du film, le personnage de Fanny n’étant guère travaillé). Le film montre en effet combien l’enfance est écartelée entre des moments de chaleur et de douceur et d’autres moments de dureté et de terreur.

Bergman commence par immerger le spectateur dans un univers chatoyant et familial. C’est un hymne au théâtre, qu’il s’agisse de celui de la famille Ekdahl ou de celui d’Alexandre, théâtre rêvé de l’enfance, sur lequel s’ouvre le film. Et Bergman recrée l’enfance, il en récrée des moments, des sensations fugaces, celles d’une solitude dans la pénombre d’une chambre, celles du rêve face aux marionnettes ou face à la lanterne magique, celles de la chaleur de la famille, celles du cauchemar face aux fantômes qui rôdent ou face au monde glacé de l’évêque. Évêque qui n’aura de cesse de tenter de détruire la part d’enfant d'Alexandre pour le confronter à une réalité violente et rude.


Ce monde de l’enfance court jusqu’à la mort du père d’Alexandre, en pleine répétition de Hamlet. Ensuite sa mère tourne le dos au monde du théâtre pour épouser la vie dure de l’évêque, monde glacial et sans concession. Mais le monde de faux-semblants et de comédie du théâtre vaut tellement mieux que la réalité froide et dure de Vergerus.

Dans cette lutte entre le monde de l’innocence et celui des adultes, Vergerus sera détruit à la fois par la volonté d’Alexandre et par le monde chatoyant de magie d’Izak Jacobi et d’Ismaël, personnage étrange et ambigu, à la frontière entre les mondes (à la frontière du réel et de l’imaginaire, de la bonté et du mal). Mais il restera de Vergerus, comme du père d’Alexandre, un fantôme qui continuera de le hanter, comme la marque indélébile de son impitoyable dureté.


samedi 28 novembre 2015

007 Spectre (S. Mendes, 2015)



007 Spectre Affiche Poster

Après plus de cinquante ans d’existence, voici donc le dernier avatar de la saga. James Bond a bien changé et, même s’il a des fibres communes avec le 007 de Ian Fleming, Terence Young et de Sean Connery, certaines révolutions ont eu lieu, au fil du temps d’une part, mais surtout dans les quatre derniers films, tous avec Daniel Craig.
La première révolution est sans doute la plus importante. Il se trouve que le ton des films a maintenant complètement changé. Les premiers opus – qui ont fondé le mythe – sont marqués par ce sourire en coin du héros, sa décontraction naturelle. Sourire en coin de l’agent secret, mais aussi sourire en coin du réalisateur. On sait d’ailleurs que l’esprit général des films de la saga prend ses origines dans La Mort aux trousses. Fleming lui-même, emballé par le charme élégant et décontracté de Cary Grant, le souhaitait comme acteur pour interpréter 007. Or ce ton décontracté, celui de Cary Grant et de Hitchcock, qui se retrouve donc chez Sean Connery et Terence Young, s’il n’a pas complètement disparu est désormais l’apanage du seul héros. En effet Sam Mendes, s’il semble s’amuser encore dans la splendide séquence pré-générique qui ouvre Spectre, change ensuite de perspective : on sent bien que le ton n’est plus à la rigolade. Et il n’y a plus que Daniel Craig pour introduire une distanciation, un humour. Par exemple la séquence de torture très éprouvante (et scénaristiquement gratuite) est complètement à côté de cette décontraction : on sait bien que Goldfinger menace de découper 007 au laser mais n’y parvient pas. Ici pas de problème, ce cher Bond se fait perforer le crâne à la perceuse médicale. De même dans Casino Royale la séance de torture était on ne peut plus réaliste. Mais plus que de choisir de faire souffrir ou non Bond, plus que de choisir de laisser hors champ ou non telle ou telle scène (avec la séquence de perceuse de Spectre, on se croirait dans Marathon Man et sa séance de torture dentaire), c’est le changement de ton qui est ici mis en évidence : on n’est plus là pour rigoler.
Or il se trouve que, au contraire, James Bond, par essence, est là en toute décontraction. Et c’est une question de ton du film en entier, ce n’est pas seulement quelques bons mots qui font le ton d’un film. Ce revirement est très récent : sans tomber dans l’excès de la période de Roger Moore, les films mettant en scène Pierce Brosnan étaient aux aussi décontractés (par exemple dans Demain ne meurt jamais Bond est menacé de tortures terrifiantes mais il ne les subira pas).
Et ce changement de ton, on va le voir, a des conséquences très importantes.

En effet la deuxième révolution est un avatar de la première : comme on n’est plus là pour rigoler, le film cherche à être plus crédible, à montrer un 007 plus professionnel. Plus crédible, entendons-nous bien, cela ne signifie pas plus réaliste : l’enchaînement des péripéties et des dangers fait partie de l’univers fabuleux du cinéma. Mais on commence à voir la face obscure de l’agent secret – celui qui fait le sale boulot et prend des coups – alors que le 007 du début quittait peu son smoking, même au cœur de l’action. On note, par exemple, la disparition de scènes extravagantes. Lorsque la série reprend du poil de la bête, avec GoldenEye (opus discutable mais qui a relancé la machine commerciale qu’est 007), James Bond saute dans le vide dans la séquence pré-générique pour rattraper un avion sans pilote. Scène irréaliste, beaucoup trop exagérée pour être honnête. Mais au moins le réalisateur est clair : ce que vous allez voir, c’est un James Bond. Dans Casino Royale rien de tout ça : la première séquence est celle où James Bond tue pour les deux premières fois avec un maximum de réalisme. Et la fameuse séquence de course-poursuite qui ouvre ensuite le film est proposée sur le mode « énorme mais crédible ». Voilà ce que promet le nouveau 007.
On remarque aussi qu’il y a moins de gadgets dans les épisodes les plus récents. S’il y a eu une volonté (louable) de les réduire depuis l’époque des joujoux de Roger Moore, leur principe procédait d’un pay in-pay off sympa qui était une marque de fabrique du personnage. Casino Royale, en guise de gadget, nous gratifie d’un défibrillateur. On n’est vraiment pas là pour rigoler.

Autre évolution – mais c’est une évolution plus progressive (les épisodes avec Pierce Brosnan l’annonçaient) – : la réalisation est devenue trépidante, avec des scènes d’action hachées, typiques du montage numérique. C’est certainement une simple actualisation des films, une modernisation : désormais les films d’action à grands budgets suivent tous ce modèle. Mais c’est un problème : on s’aperçoit que si les premiers James Bond marquaient la mémoire collective, c’est aujourd’hui James Bond qui est influencé par d’autres franchises, et les films qui le mettent en scène prennent le style d’autres héros. Il y a là un dévoiement de l’héritage cinématographique de James Bond. En effet le rythme et la mise en scène de l’action rapprochent dangereusement les derniers James Bond d’autres films d’action et d’espionnage, en particulier la saga Jason Bourne (La Mémoire dans la peau…). Si James Bond garde une apparence james bondienne (des gadgets, des costumes, de la séduction…) l’armature du personnage et du monde qui l’entoure doit beaucoup à Jason Bourne. Et la référence à Jason Bourne vaut pour les films mais aussi pour les romans de Robert Ludlum : son héros est un agent secret ultra-pro, ultra-réaliste, bien loin des facéties de James Bond chez Fleming. James Bond, films après films, s’en rapproche. 

Dernière évolution très importante (qui accompagne et explique ce changement de ton) : le 007 de Sam Mendes (réalisateur des deux derniers films) est un héros très sombre. 007, désormais, agit d’abord par vengeance et par haine. C’est une conséquence de ce qu’a cherché à faire Mendes, qui a voulu épaissir son personnage, parler de ses débuts professionnels, de son enfance, de ses drames passés. Du coup, les ennemis de Bond deviennent plus personnels : Skyfall n’est qu’une vendetta contre M (qui apparaît comme une mère de substitution pour Bond) et Spectre est un mélange très confus entre une organisation criminelle à visée mondiale et une autre vendetta, celle-ci dirigée contre Bond lui-même. C’est bien là que le bât blesse : James Bond, qui est le parangon des sauveurs de l’humanité, ne cherche plus qu’à se dépêtrer de petites vendettas personnelles (que M meure ou non, cela ne change pas la face du monde, cela risque juste de rendre Bond triste. Hum, c’est bien petit, tout cela). Que Oberhauser, dans Spectre, soit déterminé à tuer Bond parce qu’il a commencé à ruiner son organisation en éliminant plusieurs de ses acolytes on peut le comprendre, mais qu’il soit aussi son « demi-frère adoptif » (Bond ayant été adopté par le père d’Oberhauser !?), on entre dans le délire scénaristique qui mélange tout.
Mais il y a plus grave à vouloir ainsi humaniser 007. Dans le roman Casino Royale, Mathis, ami de James Bond, lui dit « Entourez-vous d’êtres humains, mon cher James. Il est plus facile de se battre pour eux que pour des principes. Mais… ne me décevez pas en devenant humain vous-même. Nous perdrions une merveilleuse machine. »
Dès lors Fleming épargnera à son héros, dans les romans suivants, toute introspection, toute morale. Et les premiers films ont lancé le personnage sur ce modèle. Il tue ou voit se faire tuer sans émotion. C’est ainsi que s’est construit le personnage au cinéma.
Et chercher à épaissir le personnage, à l’ancrer dans un vécu, à l’humaniser, cela est certainement louable mais n'est guère possible. En effet, reprendre le personnage de James Bond impose de supporter non pas seulement l’héritage qu’a 007 lui-même, mais l'héritage qu’a le spectateur à propos de 007. Et 007 est ainsi fait, cinématographiquement, qu’il est très difficile de le changer à ce point. Ou alors c’est au risque de perdre le détachement légendaire qui fait tout le plaisir de James Bond. Un James Bond trop humain devient inévitablement tragique. Et il se rapproche alors d’autres héros de cinéma qui sont, aux aussi et dès leur création, des personnages vengeurs, ou qui se tournent vers leur passé. C’est ainsi que Bond se rapproche décidément beaucoup trop de Jason Bourne.