samedi 29 septembre 2012

Monsieur Verdoux (C. Chaplin, 1947)




Monsieur Verdoux est le premier film de Chaplin (hormis L’Opinion publique où il ne joue pas) où il change complètement de personnage, venant sept ans après Le Dictateur. Malgré ses qualités le film est un échec commercial et critique (double première pour Chaplin).
Il faut dire que cette fois Chaplin abandonne complétement son personnage de vagabond, même s’il continue de s’y référer, puisque son monsieur Verdoux est visuellement opposé à Charlot : habit blanc, feutre mou, personnage parlant. L’un est le négatif de l’autre.
Mais Chaplin donne à monsieur Verdoux, paradoxalement, la même sensibilité que chez son vagabond. et même si Chaplin s’oriente nettement vers une critique en règle de la morale bourgeoise et si son personnage est bien l'auteur de nombreux meurtres, que Verdoux a une certaine innocence, une certaine légèreté liée à sa lucidité et sa morale toute particulière : c’est en toute tranquillité, puisqu’il lui faut de l’argent – nécessité fait loi –, que Verdoux commet ses meurtres. Et Chaplin s’appuie sur ce détachement étrange pour construire un ton burlesque dont il joue à merveille.


D’ailleurs, en toute fin de film, Chaplin fait se rejoindre monsieur Verdoux et Charlot : un jeu de lumière nous incite à voir le reflet du vagabond sur le visage de Verdoux et, quand il quitte sa cellule pour être conduit à l’échafaud, sa démarche ne laisse guère de doute.


jeudi 27 septembre 2012

Le Fantôme de la liberté (L. Buñuel, 1974)





Buñuel applique au cinéma les cadavres exquis chers aux surréalistes : cela donne un film étrange, terriblement buñuelien, où différents épisodes s’enchaînent, avec à chaque fois un dénominateur commun minimal. Un acteur secondaire dans un épisode prend le relais et devient le centre de l'épisode suivant. L'ensemble est étrange, échevelé et avance sans cesse.


Bien entendu, Buñuel ne s'arrête pas à cette forme originale, mais il insuffle dans le film son regard coutumier, à la fois décalé, comique et mordant. Avec une inventivité incessante, il peint les travers sociaux, inversant les us et coutumes pour les tourner en ridicule, renversant la vie quotidienne en une farce absurde. Les obsessions diverses – et habituelles – de Buñuel se font jour.
On notera l'incroyable modernité de certaines séquences, comme celles où le personnage tire au hasard, depuis une fenêtre, sur des passants. Personnage qui, une fois condamné à mort au tribunal, en ressort aussitôt, félicité de toute part. Et Buñuel finit sur une image de la bêtise, rapprochant la comédie humaine d'un bestiaire, sur ce gros plan de l'autruche, avec ses gros yeux et sa petite tête.

Quant à l'illusoire liberté, dont il montre l'absurdité dès la première séquence, Buñuel déclare à son propos : « Je vois la liberté comme un fantôme que nous essayons d'attraper, et nous étreignons une forme brumeuse qui ne nous laisse qu'un peu d'humidité dans les mains ».


lundi 24 septembre 2012

Hiroshima mon amour (A. Resnais, 1959)




Premier film important de la Nouvelle Vague, Hiroshima mon amour frappe d’abord par son récit qui détruit la narration classique : ici le présent du couple étreint se mêle avec des souffrances d’Hiroshima, qui viennent comme des diapositives, sans autre logique que l’énumération du personnage.
Le film semble d’abord montrer l’inanité de l’entreprise de mémoire, comme si le musée, les rescapés, tout cela ne permettait pas de faire resurgir dans le présent l’idée de la souffrance du passé.
Mais en réalité, cette exploration d’une souffrance qui n’est pas la sienne va faire ressurgir ses propres souffrances. Sa propre histoire, à la fois si différente et si proche (c’est la même guerre), à la fois si ambiguë (on retrouve en elle le même mélange qu’ont les civils devant la bombe : à la fois victimes et coupables).
L’homme et la femme, alors, qui fuyaient leur passé, vont pouvoir l’affronter : par la parole, par l’interpénétration de leurs traumatismes, par leurs étreintes qui viennent rassembler ces histoires.



Resnais, renonçant à toute hiérarchie des souffrances, fait se rejoindre Nevers et Hiroshima, heurte le film à coup de montages brusques, de sons qui s’interrompent, de fulgurances visuelles, d’une évocation parfois incantatoire (aussi bien de Emanuelle Riva que de Eiji Okada qui s’exprime en français phonétiquement). Resnais poursuit ainsi son travail sur la mémoire, après Nuit et brouillard et avant L’année dernière à Marienbad. Les nappes de passé viennent ici affronter le présent et elles s’entrecroisent dans le lit du couple.

Le film a un impact critique important mais, surtout, par sa liberté de narration et sa liberté de montage, il aura beaucoup d’influence. Il faut souligner d’ailleurs combien Alain Resnais est peut-être le réalisateur de la Nouvelle Vague qui a eu le plus d’impact à l’étranger, en particulier auprès des jeunes réalisateurs américains qui, une dizaine plus tard, seront au cœur du Nouvel Hollywood.

samedi 22 septembre 2012

Amarcord (F. Fellini, 1973)


Belle évocation de l’Italie d’avant-guerre par Federico Fellini. Il fouille dans sa mémoire et les images surgissent à l’écran en une succession de sketchs très italiens : le film est une somme de nombreux souvenirs.
Fellini s’amuse avec une narration à plusieurs niveaux puisque plusieurs protagonistes s’adressent directement au spectateur. Et s’il montre l’Italie au travers des yeux d’un enfant, il peint malgré tout  une Italie qui monte vers le fascisme.
On sent la patte singulière et tourbillonnante de Fellini sur toutes ces images, emplies de rêves, de fantasmes ou de magie et le film distille une étonnante jouissance nostalgique, à la fois tendre, drôle, irrévérencieuse, anticonformiste et pittoresque.



jeudi 20 septembre 2012

Monsieur Smith au Sénat (Mr. Smith Goes to Washington de F. Capra, 1939)




Beau film de Capra qui livre une charge à la fois très critique mais aussi pleine d’espoir sur le fonctionnement de la démocratie américaine.
Capra, avec une facilité de ton étonnante, parvient à équilibrer la critique – qui a forcément des relents pessimistes (à voir la collusion des intérêts particuliers des élus qui roulent pour eux, des médias et des industriels) – avec un ton optimiste, venant à la fois du jeu de Stewart et du regard du réalisateur sur son personnage.
La performance de James Stewart est remarquable (comme toujours) bien épaulé par une brochette de seconds rôles efficaces. Cet ensemble équilibré possède un charme typique de Capra qui a foi en ce qu’il filme et qui croit en ces valeurs que le jeune Smith porte haut et fort.



L’idée de mettre un personnage simple et provincial dans le panier de crabes du Sénat fonctionne parfaitement : Capra montre les idéaux qui habitent cet homme (faisant une leçon d’éducation civique très didactique) et l’entre-soi des élus qui déshonorent leur fonction en faisant fonctionner toute la machinerie institutionnelle à leur propre profit.



Si Capra prend garde d’amadouer les critiques en montrant un président du Sénat compatissant qui fait un lien entre le jeune Smith et les spectateurs, il n’hésite pas par ailleurs : le sénateur Taylor incarne l’absence de civisme et de morale de ces représentants qui subvertissent leur fonction, recourant sans hésiter à de la diffamation, des menaces, de la corruption pour arriver à leurs fins. Mais Capra n’est pas là pour décrire un monde pourri et sans espoir. Au contraire, au milieu d’élus qui mettent à mal le système, Jefferson Smith est cet espoir auquel s’accroche le spectateur, espoir selon lequel tout peut encore être sauvé.

samedi 15 septembre 2012

Shoah (C. Lanzmann, 1985)




Monumental documentaire de Claude Lanzmann, d’une durée hors norme (plus de 9 h), qui parvient à faire entrer le spectateur dans une expérience de pensée qui s’approche au plus près – en tous les cas par le biais du média de l’image – de ce que fut la Shoah. Dépassant la tentation du silence face à l’indicible (1) et de la difficulté de la représentation à l’image de l’horreur absolue que furent les camps, Lanzmann construit son film à partir du refus catégorique de toute fiction, qui est pour lui, en ce qui concerne l’abomination que fut la Shoah, un « mensonge fondamental » (2). Le film, alors, est à la fois une exploration de la mémoire des protagonistes et une exploration des lieux du génocide, au temps présent du tournage (on ne verra pas une image d’archives).



Le récit mélange les témoignages des victimes juives (survivants de Sonderkommando ou rescapés du ghetto de Varsovie), des acteurs (anciens SS) ou de simples témoins polonais qui vivaient à proximité des camps. Lanzmann leur donne la parole, selon non pas une démarche d’intervieweur mais plutôt d’accoucheur (au sens socratique du terme) pour faire venir la parole. On sait d’ailleurs que le plus difficile, dans le long travail d’enquêteur de Lanzmann qui a précédé le tournage lui-même, n’a pas été tant la recherche de témoins que celle de les convaincre de parler.


Le cœur du film n'est pas dans l'interview de Lanzmann qui questionne les différents témoins, mais bien dans le dialogue qui s’opère entre les différents témoignages qui constituent peu à peu, devant le spectateur, les différentes facettes de la terrible machine à tuer. Les détails terribles d’un témoin se retrouvent chez un autre, mais lu ou vécu autrement, augmenté d’une précision supplémentaire ou d’un éclairage différent. C’est ainsi que l’on ressent le film progressivement, comme un chant funèbre à plusieurs voix, entrelacées (une « cantate funèbre à plusieurs voix » selon l’expression de S. de Beauvoir).




A cette écoute, primordiale, des témoins, se joint une approche par l’image : d'abord une image des témoins eux-mêmes, longtemps fixés par la caméra (en très gros plans parfois), en de longs plans fixes qui laissent le temps au silence, le temps aux mots de venir, malgré la difficulté et la douleur de devoir plonger dans la mémoire. Lanzmann ensuite, mais ensuite seulement, parcourt les lieux mêmes évoqués par les victimes ou les bourreaux, il reconstitue, avec les personnes vivant à proximité, les trajets aux abords des camps, le cheminement de tel camion, de tel train, il marche sur les rails, scrute ce qui reste. Là aussi la caméra est lente, volontiers ample, captant le paradoxal calme qui règne le plus souvent sur les lieux. Et l’on ressent ce contraste entre la violence de ce que racontent ces hommes qui souffrent toujours et la sérénité des paysages.



Il faut néanmoins préciser que, si le film affirme son refus de la fiction, la construction du film lui-même, avec un montage qui a duré plusieurs années, est dirigée par Lanzmann. Il a donc eu tout loisir de procéder à des rapprochements entre les images, entre les paroles, de les mettre en résonance (on est dans la perspective d’un montage de correspondances). Lanzmann reconnaît la part de construction qui est la sienne et parle volontiers de « fiction de réel » pour montrer que le film, s’il n’est pas une fiction, est un récit malgré tout.

La force du film repose donc sur ce multiple entrecroisement (entre plusieurs récits d’abord puis entre ces différents récits qui racontent le passé et l’image qui est celle du présent) qui laisse au spectateur la reconstitution de la Shoah elle-même : c’est le spectateur qui ressent les choses, les comprend et les intègre. Il n’y a nul discours moralisateur du réalisateur, nulle image d’archives pour lui montrer une vérité, nulle figuration précise pour lui dire ce dont il faut qu’il se souvienne exactement. C’est à lui de réaliser le travail, par sa compréhension progressive de l’horreur de la Shoah.



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(1) : Comme le rappelle E. Wiesel : « L’oubli serait le triomphe définitif de l’ennemi. C’est que l’ennemi tue deux fois, la seconde fois en essayant d’effacer les traces de son crime ».

(2) : Pour Lanzmann, « l’holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flamme, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible : prétendre pourtant le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave ». On sait que plusieurs réalisateurs n’ont pas suivi cette ligne de force et ont choisi d’aborder le génocide juif au travers de fictions (on pense à La Liste de Schindler de S. Spielberg ou à La Vie est belle de R. Benigni).

lundi 10 septembre 2012

Rosemary's Baby (R. Polanski, 1968)




Très grand film de Roman Polanski, qui réalise un chef d’œuvre de suggestion horrifique, en parvenant à rester sur la corde raide de l’incertitude et de la suspicion sur ce qu’il se passe réellement pendant tout le film.
On suit le point de vue de Rosemary, de plus en plus persuadée que son mari a conclu un pacte avec le Diable et donc l’inquiétude cède progressivement le pas à la panique durant sa grossesse. A coups de bizarrerie, de moments incongrus, de détails étranges, de gros plans outrés ou encore d’une bande son en contrepoint de l’image, Polanski parvient à distiller un climat de malaise qui va croissant. Bientôt le quotidien devient en partie monstrueux, avec quelques jeux de cadrage et l’emploi de focales courtes qui imposent à la caméra d’être très près des acteurs, créant un effet visuel saisissant.
Mais Polanski ne s’écarte jamais de sa ligne suggestive (rejoignant en cela les plus grande réussites de Jacques Tourneur) : le film est sans éclat, sans hémoglobine, sans monstration inutile (bien évidemment on ne verra jamais le bébé), sans effets d’horreur. C’est sur cette position radicale et magnifique que repose toute l’ambiguïté du film qui refuse de réduire le champ des possibles.



Il faut noter l’excellent quatuor d’acteurs (Mia Farrow et John Cassavetes incarnant Rosemary et son mari, et Ruth Gordon et Sidney Blackmer dans le rôle du vieux couple de voisins) dont la composition rajoute énormément à l’étrangeté du film.


Rosemary’s Baby pose la troisième et dernière pierre angulaire du cinéma de monstres, après L’Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel et Psychose de Hitchcock. Désormais, le monstre, bien loin d’être une créature épouvantable venue de l’espace ou du fin fond des Carpates, est à nos portes, il est même parmi nos voisins, notre conjoint, en nous et nous le procréons, nous, pauvres humains.

samedi 8 septembre 2012

Stromboli (Stromboli, terra di Dio de R. Rossellini, 1950)




Film fondamental de Rossellini, qui jette Ingrid Bergman dans l’île de Stromboli, la perdant dans les ruelles ou lui faisant affronter le volcan.
Le film est extrêmement moderne, cinématographiquement parlant : Karen erre dans le village, abandonnée, isolée dans un monde qui n’est pas le sien et elle parcourt les ruelles, rencontre ici et là des villageois, sans but véritable, par désœuvrement, perdue, ne sachant qu’y trouver, désespérée.



Cet errement devient progressivement une initiation puisque Karen, la lituanienne perdue dans cette île italienne petite et recroquevillée sur elle-même, dont elle ne connait rien, dont les mœurs lui sont étrangères,  alors qu’elle refusait cette réalité si dure pour elle, va trouver la grâce d’une acceptation totale de sa condition – femme d’Antonio le pêcheur épousé à la va-vite – et, en ressentant Dieu dans la sublime séquence finale, elle sent la force de s’occuper de l’enfant qu’elle porte.
Rossellini filme la grâce qui s’étend sur Karen (la présence de Dieu est nette au travers du titre original du film). Rossellini glisse même des séquences quasi-documentaires, aux métaphores divines, comme la fameuse séquence de la pêche au thon, terriblement ancrée dans le réel. Il parvient ainsi à glisser, au travers du quotidien des pêcheurs, des éléments universels touchés par la grâce.



Si le film est aujourd’hui calmement rangé dans les chefs-d’œuvre de Rossellini, il fut pourtant entouré d’un scandale énorme, avec Bergman la star chérie d’Hollywood (et, accessoirement, mariée et mère de famille) qui plaquait le système américain (et, accessoirement, mari et enfant) pour aller retrouver Rossellini (qui abandonna pour elle Anna Magnani). On ne peut s’empêcher de songer aux similitudes entre l’actrice et son personnage (écrit sur mesure pour Bergman par Rossellini) qui, l’un et l’autre, se retrouvaient écrasés d’angoisse, sur une île perdue, où tout leur était étranger.

jeudi 6 septembre 2012

Qu'est-ce que l'art ?



Partie de campagne (J. Renoir, 1936)

L’art c’est ce qui se faufile, c’est l’âme du monde cachée sous la surface, révélée par une fêlure, une craquelure par-delà les réalités.
Et les œuvres d’art sont les souples poissons qui s’immiscent dans ces fissures.

L'art est ainsi, par essence, une perception d'autre chose, d'un ailleurs, il est quelque chose qui ne coïncide pas avec soi, il est une distance d'avec soi. T. Adorno nous dit que « celui qui perçoit l'art autrement que comme étranger au monde ne le perçoit pas du tout »

Le Christ voilé (Giuseppe Sanmartino,
Chapelle Sansevero, Naples, 1753)



En Arles

                      Dans Arles, où sont les Aliscams,
                      Quand l'ombre est rouge, sous les roses,
                      Et clair le temps,

                      Prends garde à la douceur des choses. 
                      Lorsque tu sens battre sans cause
                      Ton cœur trop lourd ;

                      Et que se taisent les colombes :
                      Parle tout bas, si c'est d'amour,
                      Au bord des tombes.

                                  Paul-Jean Toulet






mardi 4 septembre 2012

Mirage de la vie (Imitation of life de D. Sirk, 1959)




Très grand mélodrame de Douglas Sirk, dont c’est le dernier long métrage, et qui semble s’orienter d’abord vers une histoire assez simple centrée sur Lora et ses rêves de gloire (elle sacrifie tout à son ambition d’être actrice, allant jusqu’à refuser une relation stable avec Steve Archer dont elle est pourtant éprise) mais qui s’enrichit en réalité considérablement en modifiant le centre de son propos, jusqu’à graviter de plus en plus autour de Sarah Jane, la jeune fille qui refuse sa condition noire et cherche à s’en émanciper, dans cette Amérique encore raciste des années 50. Ce que l’on a cru, le temps d’une séquence être très stéréotypé, devient en réalité un regard brûlant sur la société. Le film s’empare donc du problème du passing où des femmes noires à la peau suffisamment claire tentent de transcender leur condition en se faisant passer pour blanches. Le drame se noue alors à la fois dans les tentatives (qui échouent) de Sarah Jane d’intégrer le monde des blancs et dans le rejet très violent de sa mère, l’humble Annie, qu’elle renie. Comme Sirk dresse un portrait sur des années (avec de belles ellipses temporelles), l’on voit l’enfant devenir adolescent et affirmer sa volonté d’émancipation progressivement.

Sarah Jane en larmes devant le miroir qui lui renvoie
le reflet de sa mère noire qu'elle rejette
Le film construit ainsi, à partir de ces différentes histoires, un parallèle entre l’émancipation de Lora qui cherche à devenir actrice et celle de Sarah Jane qui cherche à devenir danseuse – blanche – dans un cabaret. L’une et l’autre, finalement, connaîtront bien des déceptions.

Mais la réussite de Lora apparaît bien superficielle et vaine de même que Sarah Jane ne parvient jamais à renier ses origines (et la séquence finale, même, montre ses regrets d’avoir rejeté sa mère noire). Sirk semble alors nous dire qu’il ne sert à rien de se mentir et que la vérité refera toujours surface. C’est un peu le sens du titre original (Imitation of Life) et du fameux générique où des diamants pleuvent sur l’écran.



La fin vient enrichir encore le récit puisque, plus le film avance et plus on se rend compte que le cœur du récit, l’âme du récit pourrait-on dire, n’est pas tant Sarah Jane que sa mère Annie. Face au rejet violent de sa condition noire par Sarah Jane, s’oppose la calme résignation de sa mère (elle va jusqu’à renoncer à sa condition de mère pour appuyer le mensonge de sa fille). La dernière séquence – à la fois lyrique et lacrymale – vient confirmer ce point d’équilibre d’Annie, où un immense hommage lui est rendu (avec des chœurs de Gospel, des chevaux blancs tirant le cercueil dans une grande procession). La position de Sirk sur les questions sociales qu’il aborde est sans doute à chercher du côté de cette position centrale donnée à une femme noire. Il montre que l’émancipation est vouée à l’échec (même s’il montre aussi les aspirations naissantes des femmes dans la société américaine) et que Annie, par sa résignation, semble plus digne, son film tient plus du regard acéré que d’une utopie sociale dénonciatrice.
Cette fin, cela dit ne résout rien, car on a peine à croire que la volonté d’émancipation de Sarah Jane, qui se réconcilie sur le cercueil avec sa mère, s’éteigne brusquement.



Sirk construit donc un film complexe, faisant résonner la chatoyance de certaines séquences avec d’autres glaçantes, des moments bouleversants avec d’autres très violents. Toujours pleine de symboles, la mise en scène, dont le cœur est ici le faux-semblant ou l’artificialité, accentue cette double impression – à la fois chaude et glacée –, jouant sur la lumière, les couleurs, les cadrages, les miroirs omniprésents qui viennent refléter la superficialité des aspirations, avec le monde de Lora et Sarah Jane, comme réduit aux deux dimensions d'une image, qui ne peut que les décevoir.

lundi 3 septembre 2012

Les réalisateurs contrebandiers



Dans son Voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain (A Personal Journey with Martin Scorsese trough American Movies), Martin Scorsese propose le concept de réalisateurs contrebandiers. Il désigne ainsi les réalisateurs capables, malgré un système hollywoodien parfaitement huilé et contraignant, d'imposer un style, une manière de faire, un ton particulier : il s'agit donc de ceux qui réussissent à passer entre les mailles du filet ou qui parviennent à utiliser les failles du système.
Ces réalisateurs parviennent à s'exprimer le plus souvent au travers de films de seconds rangs, qui coûtent moins cher et qui sont donc moins surveillés par les studios (1).
Ces réalisateurs, parfois prestigieux, sont souvent moins connus du grand public et ne sont côtoyés que par les cinéphiles. Ils sont pourtant auteurs de chefs-d’œuvre remarquables. On pense à Jacques Tourneur, Max Ophüls, Allan Dwan, J.-H. Lewis, Edgar Ulmer, Ida Lupino, Samuel Fuller, etc.

Le Démon des armes, de J. H. Lewis

Notons que Scorsese lui-même, quand il était encore peu connu et donc contraint à des films à petits budgets de seconds rangs, fut un parfait contrebandier : son Bertha Boxcar en est un bel exemple.



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(1) : Le critique américain Manny Farber parle, dans le même esprit, de réalisateurs termitesqui creusent des galeries sous le sol, en catimini, sans fard et sans faste. Il les oppose aux éléphants blancs qui, eux, cherchent à se placer en pleine lumière. On retrouve dans cette distinction d'une part l'humilité désintéressée de la série B et, d'autre part, tout l'artifice hollywoodien de la grosse production.