lundi 31 décembre 2018

Jack le Magnifique (Saint Jack de P. Bogdanovitch, 1979)




Étonnant film de Peter Bogdanovich, qui nous promène, sur un ton désinvolte et cool, dans un Singapour foisonnant, empli de prostituées, de petits arrangements, d’Anglais nostalgiques et fêtards et que traverse un Ben Gazzara nonchalant, au charisme tranquille.



L’étrangeté du film vient à la fois du rythme de fausse lenteur (ou de fausse rapidité comme on veut) et de ce ton doux-amer parfaitement tenu par Ben Gazzara, à la fois résigné et bonhomme. Son personnage – Jack le magnifique – cœur battant du film, pose un regard détaché, narquois mais aussi affable sur ce monde qui s’agite. Et l'on comprend, peu à peu, au gré d’allusions et à mesure que le film avance et que se noue une amitié avec William, que Jack est un personnage blessé, extrait du monde (il y a du Bogart – celui de Casablanca  dans Jack). D’où cette impression que les événements glissent sur lui, que rien ne compte vraiment, ni les déboires de telle prostituée, ni les menaces de la mafia chinoise locale, ni, bien sûr, une quelconque morale.
Mais l’évolution, sur quelques années, de sa situation – son bordel qui est détruit puis l’opportunité que lui offre la CIA – va le conduire, malgré tout, à découvrir ses limites. C’est ainsi que, Jack, en refusant finalement le sale boulot qu’on lui proposait, regagne sa dignité, et fait davantage corps avec la population de Singapour, qu’il ne toise plus gentiment mais dans laquelle il se fond.
Bogdanovitch, l'air de rien, au-delà du style et du rythme de son film, aborde frontalement des sujets qui fâchent (la prostitution, Singapour utilisé comme bordel pour les troupes en transit vers le Vietnam, le néocolonialisme).



Saint Jack offre ainsi une belle représentation de cette frénésie des rues populaires, avec ces occidentaux perdus au milieu des Chinois. Et Ben Gazzara, au-delà de son excellent jeu d’acteur, renvoie le film vers ceux de John Cassavetes (on pense à Meurtre d’un bookmaker chinois notamment), avec cette manière de saisir en direct la rue, au travers de longs plans séquences qui s’étirent.

vendredi 28 décembre 2018

The Truman Show (P. Weir, 1998)




Film remarquable et surprenant de Peter Weir (1) qui commence comme un soap opera un peu niais, évoquant une quelconque série télé, avant de se fissurer progressivement et de faire éclater en lambeaux le monde qu’il présentait.
C’est que Truman, tout à sa petite vie tranquille, fait en réalité l’objet d’un show à son insu, avec les Dieux de la télé qui l’érigent en star. Non seulement il est filmé, mais c’est toute sa vie et tout son monde qui sont des illusions (2).
The Truman Show, alors, l’air de rien, aborde brillamment des questions fondamentales sur la vie en société.

Le film propose d'abord, rapidement, une double dénonciation. D’une part celle, un peu facile, des médias, de la télé-réalité et du jusqu’au-boutisme de la recherche d'audimat. D’autre part celle d’un monde façonné de toutes pièces par des élites (représentées ici par les producteurs de l’émission et autre directeurs de programmes) qui construisent un monde faux pour de pauvres décérébrés consuméristes. Le but étant, au choix, de les maintenir sous contrôle ou d’en faire de gentils petits consommateurs bien dociles. On a là une critique assez simple de la société de consommation.



Mais le film, au fur et à mesure que Truman prend conscience de ce qui se joue, aborde d’autres questions, autrement plus fines.
La petite ville de Seahaven, en n’étant pas la réalité mais simplement une illusion de la réalité, est une belle image de l’allégorie de la caverne de Platon : la ville – comme la caverne – maintient Truman dans l’illusion et, ce faisant, dans l’ignorance. Sa volonté de s’échapper de la ville correspond alors à l’homme qui quitte la caverne, s’échappe de l’ombre et cherche la lumière.
Il n’y a, dans la petite ville, que des acteurs autour de Truman (3), chacun portant un masque sauf Truman qui, lui, est sincère (d’ailleurs Christof le lui dit au moment où il lui parle : « tout n’est pas illusion, puisque tu es réel »). Dès lors Truman est un homme dans la caverne, perdu parmi les ombres. C’est là qu’est la discordance, d’ailleurs, lorsque Truman se rend compte qu’il est le seul sincère. La petite ville devient aussitôt étouffante, avec l’artifice de l’illusion qui lui saute au visage à chaque pas. Le film nous questionne alors : ne sommes-nous tous hors de la réalité, dans une société qui nous emprisonne, nous empêche d’être éclairés ? Ou, pour le dire autrement : au sein de la société, comment enlever son masque ?

La fin du film (4) mène à une dernière question tout aussi cruciale : Truman ignore ce qu’il trouvera en sortant du monde dans lequel il vit depuis toujours. Et le film ne nous dit rien de sa vie future (sera-t-il plus heureux qu’au début du film, quand il vivait dans l’illusion ?). Autrement dit le film évoque une dernière interrogation : est-on prêt à payer le prix de la perte d’illusion ? Est-on prêt à perdre le bonheur pour la vérité ? Préfère-t-on le bonheur ou la vérité ?
L’hypothèse du film est bien entendu que l’illusion du bonheur ne suffit pas : il faut, pour être heureux, que l’on soit convaincu qu’il s’agisse d’une vérité. On ne sait pas si Truman sera heureux dans le monde dans lequel il s’engouffre, mais qu’importe, puisqu’il ne vivra plus dans une illusion. Ni la vérité, ni la liberté ne garantissent rien.



Truman est salué par les spectateurs : sa quête est vue comme noble et courageuse, son action héroïque. Le film, alors, en nous identifiant à Truman, trace une route à suivre : il nous montre que nous sommes réels – même dans une société d’illusion – et il nous invite à lutter pour enlever notre masque et nous libérer, comme le fait Truman. Cette libération n’amenant pas forcément au bonheur, mais à la fin des illusions.

Si, par sa dénonciation d’une americana un peu niaise et propre sur elle, le film évoque Edward aux mains d’argent, on retrouve dans Matrix le même questionnement décisif à propos du prix de la perte des illusions. C'est la question symbolisée par la fameuse pilule rouge que Morpheus soumet à Neo.



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(1) : Peter Weir dont il faut souligner la grande variété des films. On trouvera peu de points communs, aussi bien en terme de sujet que de style, entre The Truman Show et Pique-nique à Hanging Rock par exemple, lui-même très différent du Cercle des poètes disparus.
(2) : On peut trouver des prémices à ce scénario dans l'épisode de La Quatrième dimension « Un monde différent », qui évoque le mélange entre la réalité et la scène, avec un acteur qui continue de l’être hors de la scène, ou peut-être est-ce le contraire.
(3) : On retrouve l’idée de Shakespeare (dans As You Like It) : « Le monde entier est une scène, hommes et femmes n’y sont que des acteurs, chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties, et un homme, dans le cours de sa vie joue plusieurs rôles ».
(4) : Le moment où Truman s’échappe et que la tempête se déchaîne évoque le livre de Job. La dimension divine de Christof devient alors particulièrement nette.

mercredi 26 décembre 2018

Le Point de non-retour (Point Blank de J. Boorman, 1967)




Grand film de John Boorman, qui remodèle complètement les codes du film noir et jette le genre dans la révolution du Nouvel Hollywood. Ici tout n’est que flash-backs, perte de repères, quête sans fin et lumière éclatante (le comble pour un film noir).
Walker, trahi et laissé pour mort, ne parvient pas à remonter le fil de ceux qui l’ont trahi. Il porte en lui ce fatalisme des héros du film noir, mais il ne s’agit plus d’un déroulement inéluctable auquel le héros fait à peine face (comme dans Assurance sur la mort ou La Griffe du passé), ici les repères du spectateur sont sans cesse rendus flous et Walker remet à chaque fois en cause ce qu’il pense avoir découvert. On sait que les scénarios de films noirs sont volontiers complexes ou opaques, mais ici le rendu est complètement différent : on peut même se demander si le film, dans un sens, ne représente pas un univers mental, comme si on habitait la tête malade de Walker.
Lee Marvin campe parfaitement Walker, force brute qui veut sa vengeance et qui remonte, pas à pas, comme il peut, les arcanes complexes d’une organisation qu’il ne saisit pas. Obnubilé par sa volonté de retrouver l’argent volé, il bouscule l’organisation, la secoue en tous sens, faisant craquer ses rouages. Finalement il s’agit moins pour lui de comprendre quelque chose que de progresser jusqu’à arriver à son argent. Mais, malgré des images saturées de lumière (il n’y a même plus l’excuse d’une image sombre pour tout cacher), Walker ne voit rien, ne comprend rien.


Boorman peint remarquablement une déshumanisation de la société, une disparition de l’affect et de l’émotion pour ne laisser place qu’à des personnages qui sont comme des éléments mécaniques d’un tout. Au contraire de Walker, qui vient comme un chien dans un jeu de quilles et qui n’est pas réduit à une coquille vide : il a encore une volonté farouche, une émotion humaine – un désir de vengeance –, un but chevillé au corps.

samedi 22 décembre 2018

André Bazin : l'importance décisive de la mise en scène




Une idée fondamentale d'André Bazin, qui cerne en une phrase l'importance de l'esthétique au cinéma :


« La technique et le style ne sont pas seulement une façon de mettre le récit en scène, ils mettent en cause la nature même du récit ».


Le Sacrifice de A. Takovski

jeudi 20 décembre 2018

Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto de E. Petri, 1970)




Très grand film d’Elio Petri, qui s’appuie sur un scénario brillant, une forme angoissante et sur la performance de Gian Maria Volontè pour dénoncer la mécanique autoritaire du pouvoir alors que se profilent les années de plomb (le film anticipe d’ailleurs de quelques mois ce qui allait advenir dans les années 70 en Italie).
Le docteur (dottore – chef de la section politique) illustre parfaitement l’autorité et la soumission auxquelles se soumettent les individus. Avec ses phrases cassantes, ses postures intimidantes et ses rapports de force constants, Gian Maria Volontè est terrible et monstrueux. L’épisode avec le plombier est tout à fait génial. Il illustre le rapport de force de tout un chacun avec l’autorité : le plombier est sommé par le dottore de décrire ce qu'il a vu mais, dans le même temps, c’est cette même démonstration d’autorité qui l’empêche de parler, puisque ce serait accuser le dottore lui-même. Dès lors le pauvre plombier n’ose plus dire ce qu’il a vu.
Le récit s’articule alors autour d’une très grande idée scénaristique – le dottore commet un meurtre, laisse pléthore d’indices accablants et est en charge de l’enquête – qui fait mouche : les enquêteurs ne voient rien et ne comprennent pas alors qu’ils ont tous les indices sous les yeux. Leurs yeux sont tout à fait fermés : la culpabilité du dottore n’est pas dans le champ des possibles.
Et cette idée enrichit considérablement le personnage du dottore – qui serait sans cela efficace mais monolithique – en le construisant autour d'un paradoxe : il cherche à se faire prendre (d’où les indices disséminés) et, dans le même temps, cherche à démontrer qu’il ne peut pas se faire prendre. Quand ses enquêteurs pataugent, il leur redonne un indice ou un témoin, témoin qui sera bientôt écrasé par son autorité.



Si le personnage est monstrueux (monstrueux de sadisme et de perversion), c’est tout le système qui est écrasant. Les différents enquêteurs sont des rouages soumis et serviles et l’honnête citoyen, lui, préfère rester en dehors de tout ça (il n’est que le jeune agitateur, par sa provocation, qui parvient à échapper au rapport de force : il préfère ne pas dire ce qu’il a vu, frustrant ainsi le dottore). Le dottore, n’est en fait, pour le spectateur, que la partie visible, révélatrice (dans le sens d’un révélateur chimique) du système.
Le film se conclut sur une double fin : une première (qui n’est peut-être qu’une vision) où le dottore tente coûte que coûte de convaincre ses supérieurs qu’il est coupable. Mais rien n’y fait, l’institution refuse absolument et balaye les preuves (de façon parfois amusante, comme lorsque tous montrent leurs chaussures identiques). La seconde fin – ses supérieurs, à nouveau, viennent le voir – n’est qu’amorcée et reste ouverte (la première était-elle un songe ?).



On retrouve la même dureté et le même relationnel uniquement envisagé sous forme de rapport de force dans le personnage du capitaine Vidal du Labyrinthe de Pan, et même si Vidal n’a pas la complexité du dottore de Petri, lui aussi envisage les rapports aux autres uniquement sur le mode d’un rapport de force et d’une soumission d’autrui.

Plutôt que les films-dossiers typiques de Francesco Rosi (L'Affaire MatteiCadavres exquis, etc.) ou les polards sombres de Fernando Di Leo (Milan calibre 9), on tient peut-être là le film qui rend le mieux compte des sinistres années de plomb italiennes.

lundi 17 décembre 2018

Max mon amour (Makkusu, mon amuru de N. Oshima, 1986)




Max mon amour est un film complètement iconoclaste puisqu’il apparaît comme un vaudeville improbable où le ressort de l’intrigue est un singe qui vient s’intercaler entre le mari et la femme. Cette idée de départ (une femme et un chimpanzé (1) dans le même lit !) fait exploser le genre et le tire vers l’absurde et le subversif.

Le film, s’il est réalisé par Oshima, grand adepte des films coups de poing, évoque sans cesse Buñuel. On retrouve le même univers bourgeois laminé (avec un repas incroyable, très typique de Buñuel), la même façon de provoquer à la fois franchement (Margaret met un chimpanzé dans son lit), mais avec retenue (on ne verra rien des ébats sexuels, ils ne seront qu’envisagés). Il faut dire que le scénario est de Jean-Claude Carrière – grand scénariste de la dernière période de Buñuel – et on se dit que, si Buñuel avait encore été de ce monde, il se serait délecté d’un tel scénario.



Derrière son étrangeté fascinante, le film, pourtant, ne dépasse guère cette situation initiale à la fois délirante et fantasmatique. Si Oshima sent bien que le spectateur – comme le mari – veut savoir ce qui se passe derrière la porte, il ressort de ce film une déception, comme si toutes les possibilités incroyables du film n’avaient pas été abordées. Il faut dire que le film conserve, tout au long du film, le point de vue de l’homme, qui devra accepter le singe pour sauver son couple. Mais ce qu’apporte le singe n’est pas exploré au-delà de cette seule indétermination sur laquelle s’attarde le film qui est la question de l’acte sexuel entre la femme et le singe. L’insistance du mari à ce propos (et la séquence avec la prostituée) laisse planer le doute : est-ce seulement de la jalousie ou bien est-ce un fantasme ?
Mais si le film suggère que Margaret trouve dans le chimpanzé ce qu’elle ne trouve pas chez son mari, ce personnage féminin est finalement cantonné à peu de choses. Et on se dit que le film ne fait qu’effleurer les multiples facettes de son sujet.





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(1) : On notera la grande qualité des trucages concernant le chimpanzé, trucages qui ont étonnamment bien vieilli.


vendredi 14 décembre 2018

Le Juge Fayard dit "le sheriff" (Y. Boisset, 1977)




Comme pour d’autres de ses films (par exemple Dupont Lajoie), Yves Boisset s’inspire d’un fait divers réel (l’assassinat d’un juge deux ans auparavant, peut-être – sans doute – par ceux sur lesquels il enquêtait) pour livrer un film politique volontaire mais sans grande finesse. Il montre ici l’étendue de la corruption dans une ville (Saint-Etienne) et tente de comprendre les liens entre petites frappes, grand banditisme et hommes politiques hauts placés.
Le propos est dur puisque la gangrène semble très avancée dans la ville et que le juge a beau se remuer, chaque pas en avant lui fait entrevoir davantage l’énormité de l’organisation à laquelle il fait face et qui, bientôt, le dépasse complètement.
La personnalité du juge se veut assez fouillée avec, en particulier, un regard sur sa vie personnelle et l’impact de son travail sur cette vie privée, qu’il tente de faire avancer bon an mal an. La qualité du jeu de Dewaere permet de relier la dureté du juge lors de ses investigations avec ces atermoiements intimes ou des moments d’exaspération maladroite.
Si le film est assez pessimiste (malgré la toute dernière scène qui est comme une volonté d’y croire, malgré tout, de la part du réalisateur), on regrette que le film ne soit pas plus nuancé et que le portrait de la ville corrompue ne soit pas peint avec plus de finesse (les méchants sont très méchants, les menaces ne constituent pas des menaces insidieuses que le juge ressentirait mais ce sont des menaces directes, énoncées frontalement, etc.).



A noter aussi, derrière Patrick Dewaere sur lequel le film est centré (comme pour beaucoup de ses films), le très bon second rôle de Philippe Léotard, en flic intègre qui soutient comme il peut le juge.

mercredi 12 décembre 2018

Quels sont les critères d'un bon film ?



Divorce à l'italienne de P. Germi

Si la question de savoir ce qu’est un bon film peut sembler piégeuse ou spécieuse, chaque spectateur s’est pourtant déjà posé la question ou, tout du moins, a une petite idée personnelle de la réponse. L'idée est simplement d'énoncer quels sont les critères que l'on retient pour pouvoir en discuter.
On cherchera juste, ici, à regrouper différents éléments qui ont déjà fait l’objet de billets dans ce blog, afin d’en proposer une synthèse. L’idée est que si, dans un film, aucun des éléments proposés n’est présent, il y a sans doute lieu de s’inquiéter sur la qualité du film en question.

- On aime trouver, dans un film, une évolution du personnage. Autrement dit, on aime qu’il arrive quelque chose au héros. Mais qu’il arrive réellement quelque chose, dans le sens où ce qu’il subit le modifie et qu’il apparaît différent en fin de film – ou au cours du film – par rapport à ce qu’il était au début.
Dans L’Intendant Sansho, c’est toute la trajectoire de Zushiô – qui est la trajectoire d’une vie – que filme Mizoguchi.

- On aime aussi trouver, dans un film, une trace de ses origines : aucun film ne naît de rien, aucun réalisateur n’est vierge d’images et on se dit qu’il doit bien en rester quelque chose. De même, si le film aborde un thème, une idée ou s’il présente une esthétique particulière, on aime trouver un lien entre ce film et ceux qui l’ont précédé et qui abordent le même thème ou suivent la même esthétique. On aime ces dialogues d’un film à l’autre, ou d’un art à l’autre, quand un motif est repris ou qu’il est transposé.
En adaptant, dans Le Guépard, le court roman de Giuseppe Tomasi, Visconti peint une vaste fresque emplie de toute son esthétique flamboyante. Il y dessine le portrait d’un homme d’un autre temps – le Prince Salina – qui prend conscience de son appartenance au passé. Ce type de personnage très viscontien inspirera jusqu’au Parrain de Coppola.


Le Guépard de L. Visconti

- On aime enfin qu’un film soit autre chose que le simple déroulé de son scénario. Il manque quelque chose d’essentiel à un film lorsque l’image n’est rien d’autre que de l’illustratif ou de l’informatif (ah, ces champ-contre-champs qui ne disent rien d’autres que l’alternance de la parole dans un dialogue !).
On peut s’acharner à raconter le scénario de Suspiria, on ne dira absolument rien, au bout du compte, du film d’Argento. Autrement dit, on aimera un film qui nous dise plus – bien plus – que la simple histoire qu’il raconte.

Suspiria de D. Argento


On s’aperçoit donc que, si de nombreux chefs-d’œuvre sont irrigués par bien des motifs qui leur donnent autant d'épaisseurs supplémentaires, on a bien du mal à être touché, a contrariopar un film où aucun de ces trois aspects n’est présent.
Alors, peut-être plus sûrement que la définition d'un bon film, c’est celle d'un mauvais film que l'on vient de cerner.

lundi 10 décembre 2018

La Mort a pondu un œuf (La morte ha fatto l'uovo de G. Questi, 1968)




Film étrange et iconoclaste, La Mort a pondu un œuf commence comme un giallo avant de prendre des chemins de traverse. Le film s’écarte rapidement des codes du genre (après une scène d’ouverture très typique mais parfaitement filmée) et, sur fond d’élevage de poules en batterie, déroule un scénario étrange,
Le film, en effet, fait feu de tout bois : il est question à la fois de politique (avec la mécanisation de l’usine qui rend les ouvriers inutiles), de recherches génétiques (avec la création de poulets sans tête !), d’un mari insatisfait, de trahisons répétées (la petite nièce qui passe d’un amant à un autre), d’héritage industriel, le tout sur fond de meurtres de prostituées. Certains accents du film sont étonnamment annonciateurs de maux industriels à venir : par exemple les recherches biologiques pour créer un poulet avec moins d’os et plus de viandes. Le tout avec un soupçon d’absurde et d’horreur.



Et Giulio Questi coule ce scénario abracadabrantesque dans une forme sans cesse surprenante qui ressemble à un cinéma expérimental ou avant-gardiste (mais très réussi) : le film joue de gros plans improbables, d’inserts curieux, de mouvements de caméra surprenants, d’angles de vue outranciers, de raccords dissonants, d'images délirantes (les poulets dans des classeurs). Et une musique parfois complètement discordante, avec des variations jazzi omniprésentes, enveloppe le tout et donne une tonalité unique à l’ensemble. Le film a ainsi des accents godardiens ou même parfois lynchiens avant l’heure, avec une image moins bien léchée, mais tout aussi étrange et qui confine à l’horreur (les meurtres ou les poulets sans tête, violemment écrasés).


Derrière une certaine froideur, le ton est volontiers ironique (et va jusqu’à l’humour noir). La métaphore du poulet en batterie est très riche (cette usine caquetante évoque même, quelque part, l’usine de La Classe ouvrière va au paradis de Petri), de même que ces poulets sans tête, qui horrifient Marco (excellent Jean-Louis Trintignant, toujours très bon pour interpréter des personnages renfermés, absents et brisés), mais réjouissent, par ailleurs, tout le monde.
Il se dégage de cet ensemble disparate et sans cesse surprenant comme une curieuse agitation, presque une frénésie, qui rappelle bien sûr les poules dans l’usine, dont les têtes hirsutes surgissent au travers des barreaux et qui picorent à tout va.



samedi 8 décembre 2018

Deep End (J. Skolimowski, 1970)




Brillant film sur le passage à l’âge adulte, Deep End est porté par une forme surprenante et décalée, faite d’un mélange de fraîcheur et de couleur, mais aussi de non-dits et de décrépitude.
Mike, du haut de ses quinze ans, s’entiche de la jolie Susan, mais il découvre progressivement le versant adulte de Susan et il échoue sans cesse dans son trajet vers elle. Il faut dire que Susan joue violemment avec lui, l’attirant pour mieux le repousser, le laissant espérer (le baiser au cinéma) pour mieux le laisser en plan. Elle semble rejeter l’univers adulte glauque (les femmes vicieuses dans les bains) et se veut libre et détachée des choses, mais, dans le même temps, elle se fait manipuler par le prof de sport ou se fiance pour un diamant. Dès lors, Deep end, avec sa fin tragique, est l’histoire d’une initiation amoureuse qui échoue.



Jerzy Skolimowski compose des jeux chromatiques puissants qui donnent un ton onirique et décalé. Avec des aplats de peinture éclatants – depuis le manteau jaune canari de Susan jusqu’aux couloirs peints (et repeints d’ailleurs, par un peintre venu d’on ne sait où)  il compose à la fois une palette étrange dans cet univers que l’on pouvait croire réaliste et annonce le rouge du final tragique.
Le film joue aussi avec des images mentales, lorsque Mike imagine sa relation avec Susan, qu’il plonge et se love contre son portrait qui flotte (Ophelia de David Millais n’est pas loin), qu’il s’imagine lui faire l’amour.



Et Skolimowski parvient – lui le polonais fraîchement exilé – à saisir incroyablement cette atmosphère londonienne, au travers des clients des bains ou dans les rues de Soho.

jeudi 6 décembre 2018

Le Signe de la croix (The Sign of the Cross de C. B. DeMille, 1932)




Dans cette grosse production des années 30, Cecil B. DeMille parvient à donner corps à ce pur produit des studios, qui donne à la fois dans l’énormité (importance des figurants, du nombre de costumes, etc.) et dans le kitsch (les accoutrements des Romains, les représentations des chrétiens).
Le film vaut surtout pour plusieurs séquences étonnantes, rendues possibles (et montrables) uniquement parce que Hollywood n’a pas encore mis en application son code de censure.
C’est ainsi que les palais romains sont présentés comme des lieux de débauche, avec une danse improbable d’une jeune romaine qui cherche à faire renoncer Marcia dans son soutien aux chrétiens, danse lascive, aux relents lesbiens évidents.



Les séquences finales, qui montrent les jeux du cirque, sont elles aussi incroyables. Incroyables de violence, d’originalité, de bestialité et de diversité dans le sadisme. On y voit des pygmées qui affrontent des amazones (!), des éléphants qui écrasent des chrétiens, une femme enchainée livrée à un gorille (!). Le tout suivi par des spectateurs avides du spectacle et filmés en gros plans dans leur excitation. La violence (et l’imagination dans la violence) de ces séquences surprend encore aujourd’hui.



On comprend que ce genre de films précipitera l’application du code Hays qui était en préparation depuis quelques années à Hollywood. Le Signe de la croix (dont le titre procède d’une belle erreur historique, les chrétiens se reconnaissant au travers du symbole du poisson à cette période) reste ainsi un film d’un autre temps, très différent des péplums réalisés ensuite (par exemple le célèbre Quo vadis de M. LeRoy qui reprend l’incendie de Rome sous Néron), qui devront se plier aux exigences strictes de la censure.


mercredi 5 décembre 2018

Avengers: Infinity War (Russo A. et J., 2018)




Énième opus de la série Marvel, qui regroupe tous les héros mis en scène par la franchise (soit 27 personnages !). On peut se dire que, sortant du chemin tout tracé que suit invariablement chaque blockbuster, on a là un étrange équivalent d’un film choral appliqué à ce genre très répétitif. Pourquoi pas ? Mais ce foisonnement tourne à vide (on s’y attendait un peu), puisque tous les personnages, même ceux que des séries dédiées (Iron Man notamment) ont pu épaissir et travailler un peu, apparaissent ici parfaitement insipides.
Les différents héros sont jetés tour à tour dans des scènes d’action (qui n’ont bien entendu à peu près aucun sens) et leurs dialogues rivalisent de punchlines stupides (selon les recettes modernes du genre qui imposent de l’humour à tout bout de champ). Tous ces personnages sont là en tant qu’invités à la petite fête finale, mais aucun personnage n’est important. On n’apprendra rien sur eux : en fait il ne leur arrive rien.
Il n’est même pas le grand méchant loup, le bien nommé Thanos (dont les gros doigts, par leur « numéric touch », évoquent terriblement ceux de Shrek) pour sauver la mise. On remarquera d’ailleurs avec amusement que ce grand méchant a des lubies à la mode (il propose de détruire la moitié des humains, du fait de la surpopulation, pour que vive mieux la moitié restante). Il faut dire que le scénario, on le pressent immédiatement, est d’une bêtise affligeante (1) et on anticipe à peu près chaque scène.

Nulle surprise, donc, et beaucoup de lassitude, avec ces scènes d’action répétitives qui sont d’une superficialité fatigante. Inévitablement, malgré le déluge d’action, on s’ennuie ferme.

Bien loin de ces considérations, ce film (avec sa suite qui arrive l'an prochain), au budget pharaonique, est un beau succès commercial. En ce sens les studios ont tout à fait raison de resservir chaque année ces espèces de Maxi Big Mac cinématographiques, à la fois insipides et dégorgeants de gras.



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(1) : Un exemple entre mille des incohérences qu’il faut vite renoncer à lister : le Doctor Strange a des pouvoirs magiques qu’il n’utilise pas (faire machine arrière dans le temps par exemple) ou encore Wong qui, dans un premier temps, aide ses amis grâce à de jolis pouvoirs magiques mais refuse de les accompagner pour sauver le monde puisqu'il doit retourner veiller sur son sanctuaire-bibliothèque (!). Ses petits pouvoirs auraient pourtant permis de découper Thanos en petits morceaux. Mais enfin, scénario oblige, il faut bien que le méchant gagne quelques batailles et ne meure pas trop vite…


lundi 3 décembre 2018

Mandingo (R. Fleischer, 1975)




Très grand film de Richard Fleischer qui aura décidément réalisé des chefs d’œuvre dans des genres très différents.
Avec Mandingo, Fleischer tire à boulets rouges sur l’esclavagisme, en montrant la vie – et la façon de voir le monde surtout – d’un père et de son fils dans une plantation. On est très loin ici du faste hollywoodien d’Autant en emporte le vent ; le film est même un contre-champ du célèbre film de Fleming, contre-champ à la fois visuel et idéologique.

Il n’y a pas, ici, de riche demeure flamboyante : la maison semble à l’abandon, les pièces ne sont quasiment pas meublées, les couleurs y sont ternes (l’opposé de Tara, la plantation de Scarlett O’Hara). Cette décrépitude – alors que les affaires vont bien puisque la famille est riche – illustre la décrépitude morale des Maxwell. À cette décrépitude s’ajoute le double claudiquement du père et du fils, comme si leur tare morale se répercutait dans leurs corps.


Ce que le film illustre parfaitement (et avec quelle violence !), c’est que le racisme n’est pas seulement un ressenti de supériorité des Blancs ou une haine des Noirs, il n’est pas seulement une opinion ou un défouloir sadique, mais il structure complètement la vie – vie économique et vie sociale – des Blancs esclavagistes.
La vie économique est montrée au travers du commerce des esclaves, esclaves qui sont totalement assimilés à du bétail, avec une évidence incroyable. On achète tel esclave pour trouver un mâle reproducteur comme on cherche un étalon dans un élevage, on le vend (en séparant des familles sans s’émouvoir une seconde) pour en tirer tel ou tel profit. On le tâte, on l’examine comme on le ferait d’un cheval pour s’assurer qu’il ne boîte pas. On laisse mourir sans coup férir un bâtard illégitime.
On s’amuse avec l’esclave, aussi, avec ces terrible combats à morts : on achète un champion, on l’entraîne (avec quelle rudesse !), on se déplace pour aller le voir gagner.
Fleischer montre aussi combien la vie des Noirs est imbriquée dans celle des Blancs : c’est au travers de l’esclavage sexuel – et non par l’exploitation au travail – que le film va basculer.
Socialement le patriarcat le plus rétrograde le dispute au racisme puisque le traitement homme/femme est bien particulier : coucher avec une esclave noire fait partie du cours normal des choses (quitte à faire un enfant : il n’y aura qu’à le vendre ou s’en débarrasser) mais l’inverse n’est pas vrai puisqu’une femme blanche doit être pure (et ne sera pas traitée sexuellement de la même façon). C’est ainsi que, lorsqu’Hammond fait un mariage de convenance avec Blanche, il n’accepte pas qu’elle ne soit pas vierge. Et s'approcher d'un homme noir est évidemment inadmissible et entraîne des punitions radicales. 
C’est qu’Hammond Maxwell, le fils de l’intraitable Warren (extraordinaire James Mason, à l’esprit cadenassé par sa vision raciste des choses), est un personnage plus complexe que son père. Il n’a pas ce racisme aussi violemment chevillé au corps. C’est l’éducation du père et la structure sociale qui ont forgé en lui sa relation aux Noirs, mais on voit que ses ressentis intimes sont différents. S’il traite les Noirs en esclaves ceux-ci sont traités sans violences exagérées. Et s’il punit Agamemnon, c’est sur l’injonction de son père et il ne supporte guère de voir l’esclave battu (et il réagit durement contre son cousin de passage qui augmente très violemment le châtiment). De même il n’accepte guère la violence physique et sexuelle du même cousin sur une servante.


On remarquera aussi que, au milieu de tant de perversion, on n’hésite pas à invoquer la Bible, comme cette prière (« Je prie le Seigneur de prendre soin de mon âme »), faite au bord du lit, nu et à côté de l’esclave nue, après avoir tranquillement annoncé que l’enfant qu’elle porte, produit de ses coucheries, sera vendu. On retrouve, dans Twelve Years a Slave, la même omniprésence de la Bible qui est pervertie et détournée pour servir de socle moral à un comportement épouvantablement inhumain.

Hammond franchit une ligne jaune infranchissable par le père : qu’il couche à droite à gauche avec les servantes noires, cela ne compte pour rien, mais qu’il puisse avoir des sentiments à l’égard d’une Noire, c’est bien là le point de basculement.
Si la réaction de jalousie de Blanche est compréhensible, elle franchit à son tour une limite inadmissible en forçant Mede à coucher avec elle. Cette combinaison d’actes dans une société structurée par un racisme aussi violent provoque de façon inéluctable l’explosion de la situation.
Et lorsqu’Hammond comprend que ce sont ses sentiments pour Ellen qui sont la cause de tout, mélangeant la jalousie avec ses conceptions patriarcales et le racisme sous-jacent, il bascule complètement du côté du père et devient impitoyable : il empoisonne sa femme, rejette violemment Ellen et le châtiment réservé à Mede est épouvantable. Mais il faudra ce châtiment pour qu’Agamemnon passe à l’acte et prenne les armes.
On a donc un ensemble de relations complexes progressivement tissées qui explosent en fin de film avec le basculement de Hammond, qui semblait pourtant avoir, au fond de lui, cette empathie et cette considération que son père inflexible n’a jamais eues. Hammond aurait pu signifier un premier pas vers le respect des Noirs (notamment au travers de ses sentiments pour Ellen). Mais qu'un Blanc – et c'est là le terrible constat du film  – puisse avoir des sentiments pour une Noire apparaît une relation « contre-nature » en quelque sorte : contre la nature de la société raciste du Sud. Tous les sentiments et toute l'empathie d'Hammond sont alors balayés : Ellen est rejetée et Mede est torturé. 

Le film évoque aussi l’éveil d’une conscience de révolte chez les Noirs. Mais le carcan punitif reste serré (l’esclave qui lit ou écrit est violemment battu et Cicéron, qui est puni pour avoir déclenché une révolte, harangue – en vain – ses compagnons au moment d’être lynché). Mais si le père est inflexible sur ces points, Hammond semble lui plus réticent à punir (Agamemnon n’est battu qu’à contre cœur). Le film s’achève d’ailleurs par le réveil d’Agamemnon, qui reste longtemps observateur (malgré la phrase qu’il lance à Mede après son combat gagné – « tue encore quelques Noirs et ta peau va blanchir ») mais agit au dernier moment, en refusant de voir Mede puni injustement et si violemment.
Le film s’achève donc sur un constat terrible du fils qui aurait pu, peut-être, basculer vers la cause noire (il aime Ellen) mais qui, finalement, développe une haine féroce.



Réquisitoire très violent – mais très riche – Mandingo regorge de scènes qui sont autant de chocs, alliant la violence physique et sexuelle avec la perversion ou la dépravation morale (de ce fait le film fut violemment attaqué à sa sortie, allant jusqu’à être taxé de raciste !), avec un climax final terrifiant. On reste sidéré qu’un tel film, aussi violent et aussi à charge, ait pu bénéficier d’un large réseau de production et de distribution.

Le film sert de matrice à beaucoup de films sur le sujet qui le suivront, par exemple Django Unchained de Tarantino, mais celui-ci, s’il reprend directement plusieurs personnages ou plusieurs scènes, n’en reprend guère la complexité.