dimanche 31 mai 2015

Printemps tardif (Banshun de Y. Ozu, 1949)



Printemps tardif Yauzujiro Ozu Affiche Poster

Ce qui est tout à fait merveilleux dans Printemps tardif, c’est qu’on ne peut saisir réellement ce qui touche dans ce film. On aura beau le décrire, il restera intact pour celui qui ne l’a pas encore vu. Car tout est à l’image et ce qu’on ressent ne peut s’expliquer.

L’histoire est située au Japon, en 1949, et il y est question d’un problème familial, problème qui n’a pas son équivalent en France – de nos jours moins que jamais –, puisqu’il s’agit du refus d’une jeune femme à épouser son fiancé et aller vivre avec lui, pour ne pas abandonner son père. On évolue dans un monde de tatamis, de personnes qui s’inclinent avec respect, de retenue dans les gestes et les paroles. Tout est étranger dans ce Japon lointain, l’architecture des maisons avec l’agencement des pièces – pour ne prendre qu’un exemple – est si différente de nos standards européens.

Printemps tardif Yauzujiro Ozu Affiche Poster

Ozu filme cette sobre histoire comme il filme toujours : il plante sa caméra et ne la bouge jamais, il centre sur la table basse ou sur l’enfilade des pièces séparées par les paravents qui coulissent ; et les personnages vont et viennent, se déchaussent, s’accroupissent, se servent du saké, parlent calmement ou mangent en silence. On est à des années-lumière stylistiques des tendances actuelles qui veulent ou bien de grands mouvements d’appareil complexes et virtuoses ou bien des caméras à l’épaule qui nous font coller au sujet. Ici rien de tout cela : tous les plans sont fixes, les champs-contrechamps radicaux, les décors sobres, le jeu des acteurs minimaliste.

Printemps tardif Yauzujiro Ozu Affiche Poster

Et pourtant Ozu parvient à saisir l’impalpable dans son film. L’universalité qui s’en dégage est la preuve que, on ne sait comment ni pourquoi, avec cette histoire simple et linéaire racontée dans un style sec, il parvient à toucher à l’intime de chacun.
C’est bien là qu’est le merveilleux : qu’il puisse émaner de ce film une telle harmonie mélancolique, une telle plénitude.

vendredi 29 mai 2015

Molière (A. Mnouchkine, 1978)




Film assez contemplatif, sur un format particulier (4 h de film, peu d’actions, une longue période sur la jeunesse de Molière, etc.). 
Ariane Mnouchkine filme en de longs plans, volontiers esthétiques et parfois baroques, des moments de la vie de Molière. Elle s’attarde, prend son temps, cherche à nous plonger dans le XVIIème siècle plutôt que de nous raconter précisément la vie de Molière. On apprécie le jeu sobre des acteurs, pour la plupart issus du théâtre, de la troupe même de Mnouchkine. Certains aspects du film ont un peu mal vieilli, avec quelques relents post-soixante-huitards (bains nus, opposition entre le carnaval et les autorités).
Ce film constitue alors un pari : le spectateur peut être accroché ou non (c’est toujours le jeu des films assez contemplatifs). On peut alors se sentir happé et au cœur du film, plongé dans le siècle de Molière au milieu des personnages, ou alors, au contraire, regarder Molière et sa troupe, mais sans être au milieu d’eux, en restant en retrait.

mercredi 27 mai 2015

La Soif du mal (Touch of Evil de O. Welles, 1958)




Extraordinaire exercice de style d'Orson Welles, qui lance sa caméra en tous sens pour construire un film baroque et marqué.
Pourtant le film est loin d'être parfait : il est le résultat d'un contrôle des producteurs, contre l'avis de Welles (ce qui fut courant au cours de ses relations compliquées avec les studios américains) et d'un scénario qui montre plusieurs incohérences (citons par exemple Vargas qui délaisse sa femme bien longtemps et l'envoie dans un hôtel isolé alors qu'il sait la menace qui pèse sur eux). Mais le génie de Welles, ici, est de faire oublier la faiblesse de l'histoire par son sens de l'image, par ses cadrages insolites, par ses mouvements de caméra hors normes, par ses personnages (en particulier celui qu'il interprète, suant et visqueux à souhait : Welles est ici excellent acteur). L’opposition entre Vargas (Charlton Heston) et Quinlan (Welles) est remarquable : l’un est sournois, marqué par son histoire (le meurtre de sa femme) et marche à l’instinct ; quand l’autre, Vargas, est droit, incorruptible et fait confiance à sa raison. Mais Vargas a toujours été épargné par le mal (et le sera tout au long du film, malgré les menaces endurées par sa femme, finalement épargnée).
Le plan-séquence d'ouverture, à juste titre si célèbre, est éblouissant. Il permet à Welles de montrer tout son génie : technique exceptionnelle (allant du gros plan au plan d'ensemble, suivant une voiture, un couple, tournant, déambulant comme les personnages) et, en même temps il permet le lancement du film : en deux minutes, Welles parvient à créer un suspense (le spectateur attend que la bombe mise dans le coffre explose), à créer une ambiance (déambulation dans des rues animées, avec une musique entraînante), à introduire le personnage principal (Vargas, ici avec sa femme) et à le présenter (on apprend qui il est, ce qu'il lui reste à faire vis à vis des trafiquants de drogue, les menaces qui tournent autour de lui) et, enfin à lancer son film (l'objet du film sera de trouver qui a pu placer une bombe). Le film se lance réellement sur l'explosion, qui a lieu lors d'un baiser : la séquence est parfaite. Elle donne la mesure de l'ambition de Welles, peut-être plus encore que de son savoir-faire.
Comme toujours avec Welles, ses relations avec les producteurs furent très tumultueuses, à tel point qu’il s’agit de son dernier film américain (il se tournera ensuite vers l’Europe).

lundi 25 mai 2015

Marius et Jeannette (R. Guediguian, 1997)



Marius et Jeannette Guédiguian Affiche

Le film est plutôt plaisant, il trouve un bon équilibre entre les conditions sociales difficiles et la joie de vivre, et les personnages, avec leurs vécus, leurs qualités et leurs défauts, sont sympathiques. Cependant ils restent assez caricaturaux ou conventionnels. Le seul personnage qui évite, finalement, la caricature, c'est le patron de Jeannette, qui provoque son licenciement avant d’être licencié à son tour et finit par naviguer de petits boulots en petits boulots. Mais c'est un personnage très secondaire.
En fait, on ne sait ce qui intéresse le plus Guedigian : si c'est cet arrière-plan social ou bien la rencontre entre Marius et Jeannette, deux personnages intéressants, mais dont, pour le coup, la petite histoire qu'ils vivent sous nos yeux est on ne peut plus convenue.
C'est ce qui rend l'histoire assez vide, Guedigian montre un petit coin de vie dans un quartier pauvre, mais c'est à peu près tout. Et cela semble malheureusement très à la mode : beaucoup de films sont satisfaits de simplement montrer un moment de vie ou une situation. Mais c’est dire bien peu de choses que simplement montrer.
Qu'on se rappelle par exemple les comédies italiennes et comment elles savent questionner la société qu'elles présentent : en tirant à boulets rouges sans jamais épargner personne, elles vont bien plus loin que simplement montrer.
Rien de tout cela ici : il ne s'agit que de montrer une tranche de vie. On sent pourtant la tentation de Guédigian d'entonner un couplet politique, mais il ne le fait qu'au travers de quelques répliques habituelles caricaturales. Il se retient finalement et il ne s'agit que de passer un bon moment. Et si passer un bon moment, c’est déjà ça, ça nous donne un film sympathique. C’est un peu juste pour réellement faire un bon film.

jeudi 21 mai 2015

Le Dictateur (The Great Dictator de C. Chaplin, 1940




Très grand film de Chaplin, son premier qui soit réellement parlant. On sait que Les Temps modernes est, au sens strict, parlant, mais ce n’est qu’ici qu’il fait parler son personnage principal (Charlot ne fait que chanter, en grommelot, dans Les Temps modernes). Cette prise de parole est importante : elle participe du renoncement à son personnage  de Charlot (dont le barbier a bien des réminiscences, d’autant plus tant qu’il parle peu) et elle permet un discours final célèbre.
Chaplin, superstar, s’élève donc, en pleine guerre, contre Hitler et son régime épouvantable. Il se permet de dénoncer les injustices et les crimes nazis en faisant rire (le barbier dans son ghetto), caricature à tout va Hitler en particulier, dans un flamboyant discours (proche du grommelot là encore) dont la portée, à la fois comique et terriblement inquiétante, fait mouche.
André Bazin a très bien expliqué comment l’argument du film (la confusion entre le barbier et Hynkel) tient à la moustache de Chaplin qui lui permet d’interpréter à la fois la victime et le bourreau. Sans cette moustache, célèbre dans le monde entier et symbole de l’immense force comique de Chaplin, jamais celui-ci n’aurait pu, de cette façon à la fois si évidente et efficace, caricaturer Hitler.
On regrettera quelques fautes de rythme qui ralentissent la narration et le message du discours final, à la fois très politique et engagé. Il faut toute la conscience du moment de ce discours (on est en 1940) pour occulter sa lourdeur et son moralisme. On est là bien loin de la légèreté géniale et intemporelle du mime.


On notera que, dans To Be or Not to Be, Lubitsch ne se gêne pas non plus et, lui aussi en pleine guerre, met en scène Hitler et son sosie, et joue avec génie autour de cette confusion.

mardi 19 mai 2015

Chantons sous la pluie (Singin' in the Rain de S. Donen et G. Kelly, 1952)




Extraordinaire comédie musicale, à juste titre l’une des plus célèbres du cinéma. Le film parvient à garder, tout au long de son intrigue, une allégresse, une euphorie rarement rencontrée, comme une joie sans fin qui triomphe de tout.
Cette joie s'exprime bien sûr dans les moments dansés, qui naissent parfois de situations improbables (par exemple avec la séquence chez l'orthophoniste) ou qui reprennent de grands moments classiques (la chanson éponyme, interprétée après un baiser amoureux). La réussite du film est ainsi de parvenir à utiliser le charme de la danse (qui est ici une expression corporelle de la joie) pour exprimer les pensées des personnages.
A propos du film, Claude Chabrol explique que « tout spectateur se trouve dans un état second presqu’indéfinissable ; ce qui le plus souvent l'irritait : les duos d'amour au clair de lune, les danses sans prétexte, les roucoulades, l'écran tout rose, sont maintenant ce qui le charme le plus ».

Dans Chantons sous la pluie, les moments dansés et chantés sont intégrés dans une intrigue complexe et passionnante puisqu'elle traite du cinéma lui-même avec le passage crucial et difficile du muet au parlant. Le film relate en effet le scepticisme devant les premiers films parlants, puis les premiers essais, avec les difficultés d’enregistrement, les difficultés de synchronisation, les cours de diction pris par les acteurs et même le doublage rendu nécessaire des voix médiocres, ici celle, épouvantable, de Lina Lemont (interprétée à la perfection par Jean Hagen).

Le film regorge de séances inoubliables et les acteurs sont parfaits (à la fois excellents comédiens et danseurs virtuoses). Bien sûr Chantons sous la pluie inspirera mille réalisateurs et de nombreux films lui rendent hommage ou y font allusion, depuis Les Demoiselles de Rochefort de J. Demy à Orange mécanique (où la célèbre chanson se trouve terriblement sortie de son contexte). Le film The Artist de M. Hazanavicius reprendra ce même thème de la période de transition muet-parlant (mais avec une intrigue ô combien moins riche) au travers d'une star du muet qui parvient difficilement à passer aux contraintes du cinéma parlant.


dimanche 17 mai 2015

Elle et lui (A love affair de L. McCarey, 1938 et An Affair to Remember de L. McCarey, 1957)


Elle et Lui An affair to remember Cary Grant Deborah Kerr Leo McCarey Poster Affiche


Un même titre pour deux films. Si le titre français est le même, le titre original est différent : Léo McCarey réalise A love affair tout d’abord en 1938, puis, dix-neuf ans plus tard, An affair to remember. Pratiquement scène pour scène il s’agit du même film, les lignes de dialogues sont aussi quasiment identiques.

Le plus brillant tout d’abord. An affair to remember est un chef-d’œuvre absolu. Il éblouit par sa dualité : une première partie de comédie, en un ping-pong délicieux et drôle. Puis une halte sur la côte méditerranéenne, qui est le climax absolu du film, prémices à une seconde partie dans laquelle le film change de registre, glisse vers le drame pour finir dans une séquence extraordinaire où le rire et les larmes se côtoient comme jamais. Bien entendu Cary Grant est éblouissant, d’abord dans le registre qu’il maîtrise absolument (son charisme, sa décontraction, son phrasé ultra rapide en font un génie de la comédie) puis ensuite en se coulant dans la tristesse de l’abandon. Deborah Kerr est une complice parfaite, elle a ce petit piquant ironique d’abord, puis cette douceur ensuite qui complète Cary Grant. L. McCarey, sur ses vieux jours, signe sans doute son chef-d’œuvre (dans une filmographie avec pourtant tellement de films admirables) et met beaucoup de lui-même dans son héros Nicky Ferrante. Et c’est l’évolution des deux personnages découvrant, malgré eux, leurs sentiments, qui fait infléchir le ton du film.

Elle et Lui Love Affair Charles Boyer Irene Dunne Leo McCarey Poster Affiche

Il est fascinant de comparer cette réussite extraordinaire avec A love affair. On l’a dit ce premier film est très proche de son remake somptueux. Et pourtant ce premier film, déjà très bon, reste très en-dessous de son remake. Rien de génial ou de lumineux ici. Réfléchir au comment du pourquoi de ce qui différencie les deux films est fascinant.
Les acteurs sont très bien : Charles Boyer, en French lover, a lui aussi une touche ironique dans sa séduction (même si le style est plus daté et emprunté que celui de C. Grant), et Irene Dunn est convenable (elle pêche un peu, malgré tout, en regard de la fraîcheur de D. Kerr).

Non, ce qui différencie les deux films c’est le manque de relief du premier, son manque de rythme. On sait que la mise en scène  doit sentir le rythme, eh bien dans ce premier film la comédie n’est pas assez enlevée (on est loin de la screwball comedy que l’on approche par séquences dans le second), les émotions sont trop feutrées ensuite, trop retenues. Les tons y sont moins marqués, le glissement d’un ton à l’autre est plus doux. La séquence de la visite à la grand-mère n’est pas ressentie de la même manière, la magie opère moins. Dès lors n'apparaît pas ce basculement que l’on ressent si fortement dans An affair to remember.

jeudi 14 mai 2015

Le Troisième homme (The Third Man de C. Reed, 1949)




Film noir célèbre et très réussi, Le Troisième homme tire un constat amer de son époque et sa mise en scène percutante, à grands coups de plans débullés, de jeux stylisés de noir et blanc et d’une ritournelle musicale entêtante, marque le spectateur. Vienne, avec ses pavés luisants, ses places désaffectées et ses égouts où l’écho des pas se répercute à l’infini, est un décor fabuleux.


Sans bénéficier des ressorts complexes des plus grands scénarios de films noirs (seul le personnage de Harry est réellement intéressant) l’intrigue est très prenante.
Le film bénéficie aussi d’une très grande interprétation avec Joseph Cotten balloté durant tout le film et Orson Welles, excellent, qui vient avec son ironie mordante et détachée dévoiler la clef de l’énigme et sa vision du monde.


Les retrouvailles entre les deux anciens camarades, dans la grande roue de la fête foraine désaffectée, sont superbes. De même, la poursuite finale, dans les bas-fonds de Vienne, est très réussie.


mardi 12 mai 2015

Le Labyrinthe de Pan (El laberinto del fauno de G. Del Toro, 2006)



Le Labyrinthe de Pan Guillermo Del Toro Affiche Poster

Très bon film qui propose le mélange original de deux univers qui, d'ordinaire, ne se côtoient pas. Il y a d'une part la description réaliste de la traque de rebelles par les fascistes espagnols. C'est un univers réaliste montré comme très cruel, violent, avec des scènes de meurtres gratuits, de torture, etc. D'autre part le film explore, aux côtés d'Ofélia, un monde imaginaire qui est peuplé de fées, de faunes ou de monstres. Ce monde imaginaire renvoie à Alice au pays des merveilles ou au Magicien d'Oz. Mais cet univers de conte bascule assez vite vers un univers qui n'a plus rien d'enfantin, car il se révèle lui aussi, tout autant que la réalité, terrifiant et violent (ainsi le monstre qui dévore les fées par exemple).
Del Toro joue sur de nombreux effets cinématographiques pour mettre en parallèle ces deux mondes. Le monde réel est montré dans des couleurs gris bleuté, il est terne, froid ; alors que le monde imaginaire a des teintes dorées, rougeâtres, chaudes. De même la bande son change d'un monde à l'autre (le crépitement d'insectes, par exemple, annonce le surgissement de l'imaginaire) et on voit des grains de pollen dorés voleter à chaque fois qu'Ofélia se laisse emporter.

Pourtant ces deux mondes, qui sont d'abord présentés parallèlement l'un à l'autre, s'entrecroisent de plus en plus au fur et à mesure du film.
On trouve en effet de la douceur et de l'humanité dans la réalité pourtant très dure (Mercedes qui est douce avec Ofélia, le médecin qui apparaît très humain) ; et inversement la cruauté fait son apparition dans le monde imaginaire. Les deux univers se rejoignent à la fin, quand Ofélia est abattue par Vidal au milieu du labyrinthe.

Ensuite les épreuves rencontrées par Ofélia trouvent leur source dans la réalité à laquelle elle est confrontée. Ainsi le crapaud qui empêche l'arbre de vivre est le pendant imaginaire de son petit frère qui affaiblit sa mère (et qui provoquera sa mort lors de l'accouchement) ; de même le monstre sans yeux, inspiré du tableau de Goya Saturne dévorant un de ses fils, correspond au capitaine Vidal qui finira par la tuer. Enfin le refus de sacrifier son demi-frère trouve un terrible équivalent dans la réalité.

Pale man dans Le Labyrinthe de Pan
Saturne dévorant un de ses fils de F. Goya (1819)
Dès lors les séquences imaginées par Ofélia suivent la structure des rêves lorsqu’ils reprennent, en les déformant, des événements qui ont marqué la journée. Ce monde imaginaire est donc une fausse échappatoire : il n’est que le reflet de la réalité. On comprend alors qu'il soit si effrayant.

Le fascisme est personnifié au travers du Capitaine Vidal (très bon Sergi Lopez) : il est violent, froid, sans scrupule. Il est présenté comme l’élément imperturbable d'une mécanique implacable. On le voit captivé par les rouages de sa montre, alors qu’il est lui aussi un des rouages de la machine fasciste. Il ne conçoit pas que le monde puisse être autrement que ce qu'il en pense (il se montre narquois face au médecin qui insinue que son enfant pourrait être une fille ; il ne voit pas que Mercedes est une traître du fait de son arrogance), il est obsédé par les détails (il se rase avec application, il utilise une loupe pour régler soigneusement sa montre) et il est indifférent aux personnes, à la vie.
Le monstre sans yeux est l'incarnation, dans le monde imaginaire d'Ofélia, du Capitaine : lorsque le monstre dévore les fées, c'est une image du fascisme qui dévore le peuple espagnol.

Del Toro affirme sa condamnation du fascisme dans la mort du capitaine Vidal. Celui-ci veut mourir de manière digne, mais il est abattu sèchement après avoir été privé de son rôle de père (« il ne saura rien de toi » lui dit Mercedes à propos de son fils). Del Toro choisit en outre d'inverser le sens de l'histoire : dans le film le capitaine est tué, les rebelles arrivent donc à vaincre le mal. La réalité est toute autre : les résistants seront battus et la dictature perdurera encore pendant vingt ans. D'ailleurs qui peut croire que les rebelles gagnent réellement ? Le médecin le dit bien : un autre capitaine viendra remplacer celui qui est mort, leur combat est vain.
On trouvera la charge contre le fascisme forte mais un peu passéiste : qui ne condamne pas les dictatures fascistes, qu'ils s'agissent de celle de Franco ou d'autres ?

dimanche 10 mai 2015

Heawon et les hommes (Hong Sang-soo, 2013)



Heawon et les hommes Hong sang-Soo Affiche poster

Film admirable. Le calme de Hong Sang-soo, ses mouvements lents de caméra, cette façon de regarder les acteurs, tout cela plonge le film dans une ambiance douce et calme, aidée en cela par la jeune Jeong Eun-Chae. On se laisse porter tranquillement par cette histoire d’une jeune adulte qui se cherche. D'autant plus que, à la moitié du film, celui-ci change de dimension et devient éblouissant. La rupture est nette, on est emporté réellement.
Haewon et les hommes fait penser à Copie conforme, qui prend la même trajectoire : un film plié en deux, avec une grosse demi-heure « conventionnelle » et ensuite un déroulement génial et troublant, tout en perte de repères.

C’est un peu dommage que la mise en place de l’histoire, dans chacun des deux films, soit moins brillante (le film, à chaque fois, commence doucement) parce qu’ensuite on entre dans un autre espace où l’image nous trompe (ces films sont en ce sens des avatars de Blow up) et où le rêve et le fantasme auront rarement été aussi bien filmés.

vendredi 8 mai 2015

L'Intendant Sansho (Sanshô dayû de K. Mizoguchi, 1954)



L'Intendant Sansho Keni Mizoguchi Poster Affiche

Chef-d’œuvre de Mizoguchi qui décrit un Japon féodal malmené et encore rivé à des valeurs anciennes. La perfection de Mizoguchi éblouit à chaque plan. Sa mise en scène est limpide et sereine : son talent de conteur est à son apogée (le film est tourné au cœur d’une période extrêmement créatrice de Mizoguchi où, en deux ans, il réalise quatre films exceptionnels).
Il parvient à captiver et à émouvoir en emportant le spectateur au XIème siècle, dans un univers où les valeurs morales sont encore féodales, fondées sur la verticalité d’une violence maître-esclave.

On suit la trajectoire de Zushio et de sa sœur Anju, trajectoire qui impose de traverser le temps et les épreuves, comme un lent parcours initiatique. Et le film ne joue pas sur des rebondissements, mais sur un ensemble d’étapes successives.
Tout est terrible dans cette trajectoire : leur capture enfants, la dureté impitoyable de Sansho (il marque ses esclaves au fer rouge ou les torture – autant de scènes suggérées et traitées hors-champ par Mizoguchi), le sacrifice de Anju, jusqu'aux retrouvailles finales de Zushio avec sa mère, séquence qui emmène le film – malgré sa tristesse – vers un accomplissement éblouissant d'émotion.

Même si le film est centré sur des protagonistes masculins, ce sont des femmes – comme si souvent chez Mizoguchi – qui permettent le renversement de la société en place : d’une part Anju qui se sacrifie, mais aussi leur mère qui, au loin, ressasse sa comptine tant et plus qu’elle parvient aux oreilles de ses enfants. Toutes deux parviendront à infléchir Zushio qui, progressivement tombé sous la coupe de Sansho, retrouvera les valeurs de son père pour les imposer.

Le suicide d'Anju

La portée symbolique du film est extraordinaire, d’autant plus que Mizoguchi ne donne aucune leçon au spectateur (malgré le thème central bien tentant de l’esclavage). Il ne cherche pas des solutions à l’injustice ou à l’esclavage mais il cherche à casser les repères mis en place dans la société qu’il décrit, société en ruine, en transition, où les anciennes valeurs (celles de l’Intendant) vont pouvoir laisser place, progressivement, aux valeurs du père de Zushio (valeurs qui, au début du film, lui ont valu son exil). Le cœur du film est l’itinéraire de Zushio plus que la recherche d’une morale sociale. La démission de Zushio après qu’il a été nommé gouverneur est révélatrice : son itinéraire n’est pas encore achevé, quand bien même il a aboli l’esclavage.
C’est à travers cet accomplissement individuel que Mizoguchi, même s'il parle du Japon du XIème siècle, est universel. Un film parfait et éblouissant.


L'Intendant dominant ses nouveaux esclaves

mercredi 6 mai 2015

Mafioso (A. Lattuada, 1962)



Mafioso Affiche Poster

Excellent film de Alberto Lattuada, qui attaque avec férocité la mafia sicilienne.
La séquence d’introduction résume à elle seule tout le film : dans une usine milanaise où des machines gigantesques tordent ou déforment des plaques d’acier au rythme d’une musique écrasante et où les chaînes de montage s'étendent à perte de vue, le contremaître Badalamenti s’affaire entre les machines. Il est comme les mineurs de Germinal qui sont avalés par la fosse chaque matin. Le propos du film est clair : il s’agit d’exposer à quel point Badalamenti est écrasé et contraint par la terrible machinerie qu'est la mafia.
Seules quelques scènes (mêlant la femme milanaise de Badalamenti à sa belle-famille sicilienne) rappellent la comédie italienne de la période.
Comme toujours Alberto Sordi est parfait, avec toujours cet équilibre entre la volonté et la fragilité, entre la fausse fierté et la vraie couardise. Pris dans un étau gigantesque, son personnage ne peut empêcher le destin de le mener par le bout du nez, quoi qu’il en dise, quoi qu’il en pense. Le film est très dur : il n’y a aucune porte de sortie pour le pauvre Badalamenti, complètement écrasé par une machine qui le dépasse.
Lattuada dénonce la manipulation effrénée de marionnettes menées à leur guise par les parrains de la mafia mais, à l’inverse de ce que fera Coppola dans Le Parrain, ce n’est pas la tête de la pieuvre sicilienne qui l’intéresse, mais le bout du bout du tentacule.


Badalamenti au milieu de la gigantesque usine

mardi 5 mai 2015

Vol au-dessus d'un nid de coucou (One Flew Over the Cuckoo's Nest de M. Forman, 1975)




Très grand film de Milos Forman, qui a rencontré un immense succès critique et dont le propos est percutant. L’interprétation est un des grands points forts du film, avec évidemment Jack Nicholson qui donne un relief extraordinaire à Randle McMurphy, assoiffé de liberté et qui est engoncé dans le carcan de l’hôpital.
Un grand acteur, c'est d'abord de grands rôles : ici le jeu de Nicholson est exceptionnel, tout feu tout flamme, toujours en mouvement, avec mille expressions du visage et, toujours, un naturel confondant.



Le trait est un peu forcé s’agissant de Miss Ratched qui apparaît terriblement tyrannique et perverse. De même la charge contre les méthodes psychiatriques est très amoindrie par le fait que le film, assez curieusement, situe l’action bien avant sa date de réalisation (l'histoire se passe en 1963, quand le film date de 1975).

Mais la métaphore, déclinable à volonté, fonctionne, et cet hymne à la liberté est à la fois un grand souffle d’air et un coup de poing que l'on reçoit de plein fouet lors du dénouement.
Le film déborde évidemment le cadre de l’hôpital et on peut retrouver dans la micro-société décrite par Forman les grands axes de la société américaine et, même, un univers proche du western (il est en cela très américain) : McMurphy a tout de l’outlaw et Miss Ratched est comme un shérif autoritaire qui tient sa communauté par la force. Il y a même l’Indien, personnage pivot (au sens propre comme au figuré) qui portera, finalement, les valeurs de la liberté, reprenant cette grande thématique américaine. L'Indien qui est interné parce qu'il a choisi de se mettre en retrait de la société : il passe pour sourd-muet, ce qu'il n’est pas, la société le rejette et l'interne dans un hôpital. Le film apparaît alors comme une charge très violente contre la société.
On notera que, pour les autres internés, McMurphy apparaît comme la meilleure des thérapies, bien plus que le satrape de fer imposé par Miss Ratched, et que McMurphy permet de révéler.



On retiendra aussi cette phrase clef, qui constitue l'interrogation ultime de toute société qui n'est pas libre, de McMurphy à l’encontre de l’infirmière-tyran : « Je voudrais savoir pourquoi personne ne m'a dit que vous pouviez me garder aussi longtemps que vous le décidez ». Autrement dit McMurphy se rend compte que sa situation est pire encore qu'une prison puisque Miss Ratched peut le garder interné aussi longtemps qu'elle le souhaite : sa liberté dépend du bon vouloir de l'infirmière.
On ne peut non plus ignorer les origines thèques de Forman et on pourra voir également, au travers des sévices subis par McMurphy, une représentation de l’oppression dans le bloc de l’Est.



dimanche 3 mai 2015

Elephant Man (D. Lynch, 1980)




Le film est une biographie, c’est aussi un film d'époque : Lynch reconstitue en studio le Londres de la fin du XIXe siècle, qui est alors en pleine révolution industrielle. Lynch, formidable créateur d’images, créé une atmosphère prenante, lugubre par moments, éblouissante à d'autres, et qui reflète la vision qu'il a de cette époque. Son film abonde en éléments qui plongent le spectateur dans le passé et dans une autre époque : au-delà de la reconstitution des lieux (l'hôpital, le théâtre, les rues moites et malfamées), des costumes ou des pratiques de cette époque (l'opération sans anesthésie par exemple), Lynch intègre des multiples allusions, aussi bien des images (des surimpressions de machines ou de fumées, des promenades en longs travellings à travers les rues) que des sons (des bruits de machines, le crépitement de lampadaires à gaz, etc.).
Mais Lynch ne s’arrête pas à cette reconstitution d’une atmosphère, il parsème son histoire d'autres images et d'autres sons qui donnent un aspect fantastique et troublant au film. Il joue avec les mouvements de caméra, des jeux d'ombres et de lumières (lors de la présentation d'Elephant man aux médecins par exemple), des images oniriques qui se superposent (images d'éléphants, de regards de femmes, de fumées, etc.), des sons (des barrissements,  des halètements…). Tout cela crée une atmosphère étrange, onirique, très lynchienne, qui absorbe le spectateur.
Lynch nous interroge ici sur ce qu’est un monstre, sur le regard que la société lui porte. C’est la question classique de l’opposition apparence/personnalité mais portée à sa puissante la plus forte : en nous soumettant à la vision d’un personnage difforme, il propose une réflexion sur la tolérance de la société.
Merrick est d'abord présenté comme un objet : il est exhibé par son propriétaire, qui le présente comme un monstre de foire – le parallèle est annoncé d’emblée avec Freaks –, et qui tire profit de ce spectacle. Il est exhibé ensuite par le médecin, devant un parterre d’autres médecins. Mais Lynch présente cet exposé médical comme un spectacle comparable : un présentateur avec sa baguette, un discours venant appuyer la « monstration », des rideaux qui dissimulent d'abord, puis dévoilent, puis cachent à nouveau. Dans les deux cas Merrick est regardé comme un objet (de fascination, de divertissement, de profit, d'intérêt scientifique). Ce n'est que progressivement que Merrick devient une personne : d'abord quand il parvient à convaincre le médecin qu'il est intelligent et sensible, ensuite en apprenant les manières d'être qui lui permettent d'être accepté par la bonne société anglaise.
La présentation du monstre est à ce titre exemplaire. Lynch invite donc le spectateur à changer de regard sur le monstre qui lui est présenté. Le spectateur est préparé d'abord en ne se voyant dévoiler que très progressivement l’aspect de Merrick. Les trois premières rencontres avec le monstre (à la fête foraine, lorsqu'il arrive à l’hôpital puis lorsqu'il est présenté aux médecins) laissent le spectateur insatisfait ; en effet on ne fait que l'entre-apercevoir. En revanche on voit des gens qui l'ont vu : dès lors le spectateur s'identifie à ceux qui l'ont vu et scrute leurs réactions. Lynch montre donc d’abord ce que provoque la vision du monstre, si bien que le spectateur est réduit à mesurer son degré de monstruosité à l’aune des réactions épouvantées ou atterrées des personnages qui peuvent le voir.
Les hurlements de l'infirmière qui découvre le visage de Merrick nous font découvrir la réalité que vit Merrick : il est terrorisé. À ce moment se produit une inversion par rapport à l'image commune du monstre : d'ordinaire un monstre fait peur, certes, mais il ne ressent pas la peur. Ici on découvre qu’il a peur du regard effrayé de ceux qui le voient. Et nous avons peur, alors, du regard effrayé de ceux qui le voient.

Ensuite le spectateur va s’attacher à Merrick en même temps que le médecin, et on va découvrir qui il est : on va cesser de le voir comme une chose, comme un objet, et, en dépassant l’apparence de Merrick, on peut alors le découvrir comme une personne.
La fin tragique est cependant pessimiste : en faisant mourir Merrick, Lynch indique peut-être que la société ne peut accueillir en son sein des personnes trop différentes.

Ce qui est monstrueux, nous dit Lynch, ce n'est donc pas l'homme-éléphant (seule son apparence est monstrueuse), c'est la façon dont les hommes le traitent, la façon dont ils le regardent. Ce thème n’est bien évidemment pas nouveau, Freaks l’avait traité de façon éblouissante et crue (trop éblouissante et trop crue même peut-être). Sur un mode comique (et très réussi) Monstres & Cie reprend l’inversion mise en avant dans Elephant man en jouant avec des monstres terrorisés par des enfants.

vendredi 1 mai 2015

Le Salaire de la peur (H.- G. Clouzot, 1953)




Excellent thriller de H.- G. Clouzot, au succès largement mérité. Sûr de sa force, Clouzot se paye le luxe d’une très longue introduction, avant de lancer ses personnages dans leur itinéraire suicidaire en camion. Ces séquences qui posent lentement les bases de l’action sont une réussite, dans cette ville sud-américaine perdue, où les hommes sont désœuvrés, où la chaleur abat les volontés et où le désespoir de jamais s’en sortir guette chacun.
Dans la seconde partie où les morceaux de bravoure légendaires se succèdent, Clouzot maîtrise le suspense en maître. L’évolution de la relation entre Mario et Jo, avec le renversement qui s’opère au fur et à mesure du film, est fascinante : en même temps que Jo devient incapable, Mario, alors qu’il n’a plus cet ami-modèle sur lequel s’appuyer, doit trouver d’autres ressorts internes et parvient à se prendre en main. Pivot du film, l’interprétation de Charles Vanel, qui compose Jo, personnage fier et sûr de lui qui se liquéfie progressivement, est exceptionnelle. 


On notera le remake de Friekin, Le Convoi de la peur, film assez décevant, malgré quelques bonnes séquences et la bonne idée d'avoir déplacé l'action au cœur de la jungle.