mercredi 26 février 2014

Péché mortel (Leave Her to Heaven de J. Stahl, 1945)




Film noir haut en couleur, qui vaut justement pour cette magie de la couleur envahie par le noir destructeur du drame. Cette alliance contrastée crée un cocktail incroyable. Sur fond de paysages chatoyants, de couleurs exagérées, de couchers de soleil rouges et de lacs étincelants, Ellen (remarquable Gene Tierney, ambiguë à souhait) dévorée par une jalousie obsessionnelle, tisse une toile démoniaque autour de Richard. Dans cet univers de mélodrame, la névrose mortelle jaillit et dévore tout.



Certaines séquences sont inoubliables : lorsque Ellen, depuis sa barque où elle est assise, laisse le frère handicapé de Richard se noyer ; lorsque Ellen, toujours elle, chute délibérément dans l’escalier pour provoquer son propre avortement.


lundi 24 février 2014

Lucky Luciano (F. Rosi, 1974)




Exemple typique des films de dossiers chers à Francesco Rosi. Film complexe et assez obscur, avec des séquences mélangées dans le temps et à propos desquelles il faut un réel effort pour s’y retrouver. Hormis quelques séquences de meurtres très limitées, on reste loin des codes des films de mafias américaines (Le Parrain est sorti un an auparavant).
Quand bien même le titre du film se centre sur Lucky Luciano et quand bien même le personnage est présent, il est loin d’être le centre de la narration : on le voit assez peu et il reste complètement mystérieux. Gian Maria Volonte est d’une sobriété et d’une opacité exemplaire. Rosi ne crée aucune empathie pour le personnage, dont on sent juste, à peine, qu’il tire les ficelles, amis de loin, sans que rien ne transparaisse.
Mais, bien loin de chercher à raconter l’histoire d’un homme, fut-il la clef de voûte d’un système, c’est l’armature complexe de la mafia qui intéresse Rosi et notamment, juste au sortir de la guerre, comment les Américains ont permis l’installation de mafieux dans des postes de pouvoir local. Car c’est bien, nous montre Rosi, ce qui attire la mafia.
Si Rosi est le chantre des films de dossiers, on est bien loin des films à thèse puisqu’aucune cause n’est défendue. Rosi montre une complexité, des liens, mais il ne dit pas le nœud de l’affaire, il se contente d’exposer, sans asséner de vérités, sans dire ce qu’il faut penser. Ce film remarquable incite donc à penser, à se renseigner, à réfléchir.



samedi 22 février 2014

Heat (M. Mann, 1995)




Très grand film de gangster, au format monstre (presque trois heures), Heat reprend des thèmes classiques du genre (de nombreuses scènes d’action, un groupe de criminels qui se constitue, plusieurs braquages – dont l’un extraordinaire –, un policier obstiné, etc.) complétés par les motifs habituels du réalisateur.


Mann déploie en effet son esthétique singulière, avec des tons numériques francs, une musique lente et des accélérations brusques, des séquences de nuit, des plans tantôt coulés, tantôt heurtés, n’hésitant pas à convoquer des teintes inspirées par la télévision ou la publicité. Cet ensemble typique du réalisateur ancre dans l’humeur de son temps ce film aux ressorts classiques. Et c’est précisément ce ton général de l’image qui fait de Michael Mann un des réalisateurs les plus influents du cinéma américain, en ce qu’il donne le la de l’esthétique des films d’action.


Michael Mann continue aussi d’aborder ses thèmes favoris. Il peint en effet dans son film deux personnages, qu’il construit en parallèle tout au long du film et qui sont à la fois infiniment semblables et comme les deux faces irréconciliables d’une pièce. Ils sont tous les deux présentés comme de grands professionnels, chacun dans leur genre (un grand braqueur versus un super-flic) tout en vivant, l’un et l’autre, chacun à leur façon, une vie qui ne leur convient pas. Le montage en parallèle, avec l’un qui suit l’autre, est très réussi. De même que leurs vies creuses, montrées comme inexorablement vaines. En dehors de leurs qualités professionnelles (réussir de grands braquages, coincer de grands bandits), leurs vies sont absolument vides. L’un et l’autre savent ce qu’il en est, ils sont pareillement désabusés. Images classiques chez Mann, les personnages, à un moment donné, semblent sortir du cadre, leurs regards se perdent au loin : ils ne sont pas là où ils souhaiteraient être.

Il s’agit de la première rencontre entre Robert De Niro et Al Pacino (ce dernier, au jeu trop souvent forcé, est parfait ici), qui s’étaient croisés dans Le Parrain II mais ne partageaient pas de scènes. Mais, dans la belle séquence de la cafétéria, lorsque les deux stars se retrouveront enfin face à face, Michael Mann, sans la moindre concession à la facilité ou au plaisir du spectateur, ne filmera pas un seul plan où il les tiendra ensemble. Il les filme dans des impitoyables champs-contrechamps.
Ce n'est que lors de l'affrontement final que, au tout dernier moment, ils se partagent le cadre, quand il est trop tard pour les personnages. Et le film se conclut sur un extraordinaire gros plan sur le visage du flic Al Pacino, à jamais seul, condamné à courir sans cesse, pour tuer ses alter egos.


Michael Mann, comme souvent, retravaille des motifs hérités de Jean-Pierre Melville. On retrouve d'ailleurs une scène directement issue du Deuxième souffle (quand Al Pacino, après le premier braquage, le reconstitue, comme le faisait Paul Meurisse chez Melville).  Heat est ainsi une forme de remake du Cercle rouge : on y retrouve les mêmes personnages  professionnels appliqués, taiseux –, les mêmes amitiés virils, les mêmes codes d'honneur, la même solitude chez le commissaire Mattei comme chez les truands. Et si le film de Melville montre l'un des plus beaux casses de l'histoire du cinéma de façon tout à fait muette, Mann fait du casse au cœur de son film l'un des plus bruyants du cinéma ! Et Le Cercle rouge, déjà, se terminait sur un gros plan du commissaire qui, dans le duel final, venait de tuer son vieil ami Jansen, ancien flic qui, pour sa fierté, avait participé au casse.



jeudi 20 février 2014

Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop de M. Hellman, 1971)




Film quasi expérimental, qui est une sorte de trip existentialiste sans réelle signification, un road movie épuré où, comme au temps des westerns, l’Amérique est encore et toujours une terre à parcourir. Il faut toujours aller de l’avant, mais il n’y a aucune quête ici (telle la quête de la terre promise des pionniers, racontée par mille westerns), il n’y a qu’une simple errance, par deux jeunes hommes taciturnes, laconiquement appelés The Driver et The Mechanic.

The Driver, the Mechanic, the Girl
Les deux jeunes américains parcourent les Etats-Unis, font des runs avec leur Chevrolet (panthéonisant la Chevrolet One Fifty de 1955), y gagnent de quoi remplir leur réservoir, prennent une autostoppeuse qui partage leur errance et finissent par prendre un pari avec un féru de muscle car (pari ultime pour ces passionnés viscéraux : les cartes grises sont envoyées poste restante à l’autre bout du continent et le premier arrivé les récupère et prend ainsi possession du véhicule du concurrent). Et l’on se désintéresse du pari, et le film ralentit, et la pellicule brûle…
Monte Hellman, cinéaste iconoclaste et en marge des genres qu’il explore (The Shooting est un western tout aussi étrange et expérimental) parvient à un étonnant paradoxe, où ces courses de voitures incessantes, avec les moteurs qui sont sans cesse poussés à bout, contrastent avec la lenteur du film et les personnages mutiques et désœuvrés. Le final rapproche Macadam à deux voies des films expérimentaux (Zabriskie Point n’est plus très loin).
Passé inaperçu à sa sortie, le film est aujourd’hui culte aux Etats-Unis.

mardi 18 février 2014

Casino (M. Scorsese, 1995)




Très grand film de Scorsese dont la virtuosité évidente et la facilité narrative construit un récit truculent, violent, rythmé, avec des acteurs excellents (ce qui n’est pas une surprise de la part de Robert de Niro ou de Joe Pesci – dans un registre très proche de son rôle dans Les Affranchis – mais ce qui l’est davantage de la part de Sharon Stone). On sent Scorsese jubiler derrière la caméra. Il multiplie les points de vue, joue avec le monde qu’il décrit (par exemple le plan séquence raconté par Ace puis Nicky où l'on suit le parcours de l’argent) et promène sa caméra comme on déambule dans les allées d’un casino, à la fois fasciné par tout cet argent brassé et aveuglé par les paillettes et les néons.
Les personnages sont épaissis à la fois par l’interprétation des acteurs et par leurs particularités très fortes (la froideur lucide de Ace ou la violence ingérable de Nicky) rendant le film dense et passionnant.
Une nouvelle fois Scorsese se penche sur la mafia dont il décrit les rouages, mais sans s’attarder sur les têtes dirigeantes ou aristocratiques comme dans Le Parrain (même s’il filme le temps de quelques scènes les parrains baignés dans une lumière quasi divine) préférant décrire le monde des lieutenants.



Ace, qui sait tout de ce monde des casinos, qui anticipe, gère, calcule, Ace à qui tout réussit et qui sera perdu par Ginger, cette prostituée de luxe dont il s’aguiche.



dimanche 16 février 2014

La Grande illusion (J. Renoir, 1937)




Très grand film de Renoir, La Grande illusion éblouit par l’émotion qui se dégage autour d’un propos de plus en plus dramatique et fascine par sa construction qui propose, au fur et à mesure du film, de resserrer sans cesse davantage l’intrigue, avec de moins en moins de personnages, jusqu’à deux petites silhouettes perdues dans la neige.



Comme à son habitude, Renoir construit un film esthétique, d’une maîtrise totale, qu’il s’agisse de mouvements de caméra complexes et profonds pour peindre des mouvements avec de nombreux personnages, ou dans les moments intimes de la dernière partie.
L’interprétation est exceptionnelle (Renoir est entouré d’acteurs fabuleux) et les personnages sont devenus légendaires, depuis Rauffenstein jusqu’à Maréchal en passant par de Boëldieu.

L’histoire passionnante est d’abord un récit de guerre (mais sans combat : ce sont les personnages et ce qu’ils représentent qui intéressent Renoir) avec l’épisode dans le camp de prisonniers où Maréchal et ses compagnons tentent de s’enfuir. Renoir peint avec sa virtuosité, sa verve et sa truculence habituelles la vie dans le camp, émaillée de rires ou de moments sombres, de moments insolites et d’autres graves.



Puis l’intrigue se resserre et gagne en dramaturgie dans la forteresse allemande. Renoir insiste alors sur une solidarité de classe, qui transcende les nationalités (même en temps de guerre) : de Boëldieu est plus proche de Rauffenstein, le commandant ennemi, que de Maréchal, son officier en second. Mais cette solidarité est elle-même dépassée par la dignité, le sens du devoir : de Boëldieu se sacrifie sans coup férir pour ses hommes et Rauffenstein accomplit lui aussi son devoir.
Dans la troisième partie, consécutive à l’évasion, il ne reste que Maréchal et Rosenthal, le juif, qui seront recueillis par la jeune Allemande. Le ton dramatique est relevé par l’idylle naissante entre Maréchal et Elsa.



Renoir, comme souvent, a un raisonnement de classes et il part d’une vision humaniste construite en idéalisant chaque personnage dans une vision un peu rousseauiste, les faisant correspondre à un type (l’aristocrate, le prolétaire, le juif, etc.), mais sans que les traits ne paraissent trop forcés, et chacun, à sa façon traverse la guerre avec sa dignité, sa fierté, son humanité. La guerre est d’ailleurs présentée comme le moment où les classes sont rassemblées et mélangées (avec cette réflexion clef : « chacun mourrait de sa maladie de classe s’il n’y avait la guerre pour réunir tous les microbes »). Le Mal semble étranger à cette guerre, comme si elle se faisait malgré les hommes. Le film suggère que la classe aristocratique (Rauffenstein et de Boëldieu), lorsqu’elle aura disparu (et on la voit mourante), il ne restera personne pour faire la guerre. Et pourtant, si Renoir pense qu’une solidarité supranationale peut engendrer la paix ou l’harmonie (la complicité des officiers autant que la relation entre le prolétaire Maréchal et Elsa le montrent), il ne se fait pas d’illusion (le titre recouvrant ainsi le film d’une clairvoyance fondamentale) : le pacifisme universel qui se dégage du film est teinté d’une amertume lucide.

vendredi 14 février 2014

La Bandera (J. Duvivier, 1935)




Très bon film de Duvivier qui a connu un très grand succès lors de sa sortie. De Paris à l’Espagne et jusqu’à la Légion et ses combats désespérés, Duvivier construit sa tragédie. Dans ce film, il ne s’intéresse guère aux raisons du conflit mais s’attarde sur les hommes, leurs sacrifices, leurs souffrances et ce qui les pousse à se lancer dans ces combats jusqu’au-boutistes.
On notera l’inversion provoquée par le film où le personnage central avec lequel on s’identifie (Gabin impeccable et légendaire) est un assassin, quand son poursuivant antipathique (Robert Le Vigan) est un policier. On comprend alors que, à l’aune de l’esprit de la Légion, Duvivier s’épargne tout manichéisme, ce qui lui permet de gagner en puissance et de rester très loin d’une quelconque vision héroïque.

jeudi 13 février 2014

Opening Night (J. Cassavetes, 1977)




Extraordinaire film de J. Cassavetes, âpre et difficile, assez hermétique même, comme le sont souvent les films du réalisateur, qui, comme à chaque métrage, fait durer chaque scène pour la presser à l’extrême, jusqu’à l’épuiser (avec notamment des plans-séquences très longs). C’est ainsi que les personnages vont et viennent, se fracassent contre la réalité. On retrouve donc cette forme d’essentialisme typique de Cassavetes : pas question de passer à autre chose tant que la scène n’a pas livré sa sève ultime.
La mise en abyme, à l’intérieur du film, entre une comédienne et le rôle qu’elle doit interpréter, fait bien entendu écho à la seconde mise en abyme entre l’actrice réelle (et non plus le personnage) et son rôle dans le film. En filmant le théâtre, Cassavetes explore ainsi la frontière entre la réalité et la scène, à tel point que cette frontière devient floue. Cassavettes reprend ainsi la principale trame d'Ève, où Bette Davis jouait le rôle d'une star vieillissante. Ici Myrtle (Gena Rowlands), actrice vieillissante, renâcle à jouer un rôle de femme vieillissante, jusqu’au drame (une fan meurt sous ses yeux). Cette mort faisant irruption dans sa vie accélère sa remise en question, et elle doit dépasser son propre regard sur sa vieillesse, sur son être finissant, pour ensuite pouvoir, peut-être, jouer cette pièce. On suit alors l’errance de Myrtle, sa frustration qui se perd dans l’alcool, son désespoir de ne plus être ce qu’elle était ; Myrtle qui se retrouve, se jette sur la scène, improvise. La dernière séquence (réellement improvisée par les acteurs – le script leur laissant toute liberté) est extraordinaire. La fusion du style Cassavetes prend corps.
Gena Rowlands est incroyable, pleine de cette classe qui lui est propre, un peu asymétrique et fragile, désenchantée. Comme souvent, Cassavetes, par sa manière de filmer (plan-séquence, cadrage serré, gros plans qui s’attardent, etc.) parvient à capter l’incandescence de son jeu d’actrice.
On tient dans ce film le très grand hommage d’un cinéaste iconoclaste au théâtre et au comédien.


Le film inspirera beaucoup, depuis Almodovar qui lance Tout sur ma mère de la même manière (un admirateur meurt dans un accident juste après avoir entraperçu la star), jusqu’à Innaritu dans Birdman (qui est un lointain descendant – lointain par sa médiocrité – d’Opening Night).

mardi 11 février 2014

Blue Steel (K. Bigelow, 1990)




Polar très quelconque de Kathryn Bigelow, qui sera capable de bien mieux (Zero Dark Thirty notamment). Le scénario à la fois sans surprise et rempli d’à-peu-près grossiers, la musique insistante et sans finesse, la réalisation toute aussi lourde et l’interprétation quelconque font de ce polar très typé années 90 une série Z à oublier.

vendredi 7 février 2014

2000 maniaques (Two Thousands Maniacs! de H. G. Lewis, 1964)




Fort du succès de son pourtant médiocre Blood Feast, Lewis remet le couvert : on a droit ici au démembrement, à la désarticulation, à l’écrabouillage de divers quidams, taillés en pièces par une tripotée de bourreaux. Toutes ces joyeusetés sont l’occasion de jolis aplats de couleur rouge : le sang, à l’époque, tient de la belle sauce tomate rouge vif.

Lewis est donc le premier à profiter du filon qu’il pressent. Il aurait tort de se priver, le cinéma gore, qui en est à ses balbutiements, va rapidement connaître un essor qui fera de lui une irrésistible planche à billets.

mercredi 5 février 2014

La Taverne de l'Irlandais (Donovan's Reef de J. Ford, 1963)




Film qui décrit un monde paradisiaque, doux, sans méchanceté, avec une certaine langueur. On évolue dans l’étrange univers de la Polynésie, au rythme doux de la musique. Si le film est décalé, bien loin de l’univers des westerns, il n’est pourtant pas surprenant pour le réalisateur, en réalité coutumier de ces écarts de genre.
Ford rassemble des ingrédients qui construisent son univers depuis toujours : une taverne où l’on boit, des bagarres, des personnages hauts en couleurs et pittoresques, un soupçon de burlesque, des scènes de vie, des chants, un prêtre qui rassemble son petit monde, une communauté hétéroclite avec des moments où elle se rassemble (la veillée de Noël, sublime avec l’orage qui éclate).
Les personnages principaux, Donovan et Gilhooley (John Wayne et Lee Marvin), sont eux aussi typiques de la fin de carrière de Ford : ils ont leur histoire derrière eux, et si ce passé a pu les marquer (les combats de la guerre du Pacifique), ils viennent couler maintenant des jours plus tranquilles.



Ce film un peu étrange vient mettre un terme calme et doux sur la longue carrière de Ford, qui sait parfaitement qu’il s’agit là de l’un de ses derniers films. Il joue avec son univers, l’orientant vers des jours calmes et apaisés, épurés de tout conflit, en ne gardant que la petite truculence quotidienne qu’il aime tant.