lundi 30 juin 2014

Qu'est-ce qu'un cinéphile ?



Si le cinéphile, très simplement, est celui qui aime le cinéma, il y a bien des façons de l’aimer.
Le cinéphile doit tout d’abord se garder de deux extrêmes. Le premier est celui de la boulimie sans discernement, où l’on se goinfre d’une multitude de films, en aimant à peu près tout : ingurgiter de tout, le plus possible. On remarquera que cet excès épouse souvent un refus de toute analyse au nom de l’amour du cinéma. Et il peut aussi aller vers la pathologie de l’accumulation – on pourrait parler de cinémanie en accolant le suffixe du collectionneur – avec cette insatisfaction permanente de ne jamais avoir tout vu.
L’autre excès est à l'opposé : c'est le cinéphile extrêmement exigeant, qui refusera de prendre part à un repas qui ne lui semblera pas assez noble et goûtu. Ce cinéphile dédaigne les films faciles ou sans grande prétention, il ne jure que par les « grands » films en balayant bien des films d’un revers de main avec des réflexes de snobisme. Cette exigence absconse ne jauge bien souvent le film qu’à l’aune de la signature d’un réalisateur ou de la renommée (d’un film, d’un courant, d’un style) universitaire et savante.

Il semble bien qu’entre ces deux pôles, il y ait bien d'autres cinéphilies. A propos de cette vie de « regardeur », Serge Daney disait que « le cinéphile est celui qui sait qu’entre l’espace réel de la salle de cinéma qui représente la société et l’espace imaginaire, il est faux de penser qu’il existe une ligne, ou une frontière ». Et il ajoutait que le cinéphile « est celui qui, même face à un film qui vient de sortir, un film au présent, sent déjà passer l’aile du « cela aura été » ».
Et, à sa suite, on peut s’interroger (avec bonne foi, sans connaître les réponses, qui sont bien loin d’être évidentes) :
- Peut-on être cinéphile sans avoir été marqué, enfant, par des films (des films parfois simplement racontés et fantasmés, avant d’avoir pu être vus) ?
- Peut-on être cinéphile en dédaignant le cinéma américain (au seul prétexte qu’il est américain ou qu’il est une industrie boulimique d’argent) ?
- Peut-on être cinéphile en détestant certains films qu’il est de bon ton d’aimer ?
- Peut-on être cinéphile en n'aimant pas Hitchcock, Renoir ou Mizoguchi ?
- Peut-on être cinéphile en ne connaissant pas Hitchcock, Renoir ou Mizoguchi ? 
- Peut-on être cinéphile sans jamais aller au cinéma (la télévision et maintenant le vidéoprojecteur privé étant des concurrents sévères) ?
- Peut-on être cinéphile en ne connaissant que le cinéma contemporain ?
- Peut-on être cinéphile en ignorant totalement le cinéma contemporain ?
- Peut-on être cinéphile en ignorant des pans entiers du cinéma ?
- Etc.

Bien entendu, se pose aussi une autre question, qui interpelle la vie de l'esprit : peut-on être uniquement cinéphile (c'est-à-dire ne faire interagir les films qu'entre eux dans notre esprit, sans les faire résonner avec d'autres œuvres d'art) ?
Et, si l’on veut s’arrêter malgré tout sur un point qui nous semble irréductible, c’est qu’il va sans dire que toute cette culture filmique, si elle ne doit être accumulée que pour elle-même, si elle ne doit jamais servir à la vie de l’esprit, n'est qu’une érudition stérile et une passion à peu près vaine.


samedi 28 juin 2014

La Cible (Targets de P. Bogdanovitch, 1968)




Intéressant premier film de Bogdanovich, qui conduit en parallèle deux histoires qui viennent se rejoindre assez tardivement dans le film. Le thème est très novateur : c’est celle de la violence sans raison, sans explication. Le personnage principal finit par prendre toutes ses armes, se poste sur une hauteur et tire au hasard sur les passants. Cette violence pure, par des personnages perdus et sans motivation véritable, sera souvent reprise par le Nouvel Hollywood qui s’annonce.
Plus récemment on pense à Elephant de G. Van Sant, où, sans qu'il nous soit donné d'explications, deux adolescents tuent au hasard les étudiants qu'ils rencontrent sur un campus.
On remarquera que, dans La Cible, des automobilistes et des passants sont visés avec un fusil à lunette : on a là un avatar cinématographique de l'assassinat de Kennedy.



jeudi 26 juin 2014

Première victoire (In Harm's Way de O. Preminger, 1965)




Film de guerre assez conventionnel qui a pour lui une certaine ampleur et une application à reconstituer les réactions de l’état-major américain après Pearl Harbor. Mais l'ensemble manque de punch et d'originalité et, malgré une distribution prestigieuse (les acteurs, pour le coup, sont très largement sous-employés), le film est très loin des meilleures fresques de Preminger.

mardi 24 juin 2014

Jack Reacher (C. McQuarrie, 2012)




Film d’action très conventionnel, qui s’appuie sur un super-personnage (on hésite à écrire un super-héros) avec Tom Cruise qui fait le job. Rien de bien original, on tient là un produit bien construit et bien estampillé, complet comme un gros hamburger, qui s’épargne la moindre prise de risque et ronronne tranquillement. Il se permet même quelques guest stars (Robert Duvall et Werner Herzog).

lundi 23 juin 2014

Le Ruban blanc (Das weiße Band de M. Haneke, 2009)




Si l’ouverture du Ruban blanc peut accrocher le spectateur (avec une voix off qui promet de raconter une histoire étrange, un accident présenté de façon mystérieuse), le film, ensuite, est assez peu passionnant et, surtout, est enflé d’une prétention fatigante.
Et si, formellement, Haneke propose un beau noir et blanc et quelques plans magnifiques, par exemple le saccage des choux, c’est surtout sur son rapport au mal et à la violence (comme toujours chez Haneke) que le bât blesse.  En effet, bien que le film fonctionne avec un autre ressort que Funny Games (où la justification des meurtres par les jeunes gens était surtout, nous dit Haneke, pour exhausser le désir morbide des spectateurs), ici le spectateur a l’embarras du choix pour désigner l’origine du mal. Le réalisateur, pêche en réalité par sa façon d'aborder le sujet.
On citera Jean-Baptiste Thoret qui dit très bien les choses (1) : « Le mal est partout, chez tous les personnages, en gestation ou déjà à l’œuvre. Au spectateur de faire son marché entre les maux de son choix (éducation rigoriste, futurs nazis en culottes courtes, fanatisme religieux, société répressive, etc.) ». »
Dès lors, le regard sur ce village et par là, l'exploration – à la fois vague et prétentieuse – des causes du nazisme, tournent à vide et s’oublient assez vite.




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(1) : Dans son livre, synthétique et très bien fait, Le cinéma contemporain mode d’emploi (2011).

samedi 21 juin 2014

Un air de famille (C. Klapisch, 1996)




Transposition un peu artificielle et forcée de la pièce de théâtre du duo Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, le film vaut surtout par le jeu des acteurs qui s'en donnent à cœur joie. Comme souvent dans les scénarios de Jaoui et Bacri, les personnages sont un peu trop des caricatures ambulantes et, surtout, se révèlent très vite. L'histoire, dès lors, manque un peu d'intérêt et de relief. Mais les acteurs et certaines dialogues percutants sauvent la mise et rendent le film plutôt plaisant.

vendredi 20 juin 2014

Expendables : unité spéciale (The Expendables de S. Stallone, 2010)




Stallone rassemble tous ses potes du cinéma d'action des années 90 pour faire une équipe de mercenaires. Ils iront se battre contre une armée qu'ils écrabouilleront gaillardement.
Le film a un avantage : pour qui ne connaît pas ces films d'action des années 90, il permet de savoir de quoi il retourne en un seul film. On trouve en effet dans les Expendables un résumé improbable de ce mélange action/baston/explosion.
C’est un exemple typique de cinéma fast-food, dans le sens où, de la même façon que le fast-food informe parfaitement le consommateur sur ce qu'il va manger (on n'a jamais vu un fast-food prétendre faire de la bonne cuisine), le film annonce clairement la couleur. Le film assume donc complètement son outrance et, même, joue la carte de l'humour pour prendre un peu de distance (il faut bien, la caricature est quand même très lourdingue).
Bien entendu, on se doute de ce que les producteurs pensent des spectateurs :


mercredi 18 juin 2014

Fargo (J. et E. Coen, 1996)




Très bon film noir des frères Coen. Ils parviennent à installer un univers gelé, glacé, qui semble figer les choses. Les personnages marchent difficilement dans la neige, grattent avec acharnement leurs pare-brises gelés, s'abritent du froid et se réchauffent avec un café brûlant. On sent la vibration particulière de l'air glacé. Les réalisateurs retravaillent ici l'ambiance créée dans Sang pour sang.
Les frères Coen nous racontent une histoire de paumés et de ratés. Jerry Lundegaard, petit vendeur de voitures, sans issue professionnelle ou personnelle, imagine l’enlèvement abracadabrant de sa propre épouse pour extirper de l’argent à son richissime et intraitable beau-père.

William H. Macy, en petit commercial
dépassé par les événements.
Les petites frappes qu'il recrute sont bien vite incapables de mener à bien l'entreprise et les choses leur échappent totalement. Et, dans cet univers froid et crispé, les explosions de violence résonnent d'autant plus.
Sans qu'il y ait d’humour on a pourtant des annonces de ce que sera le film suivant : dans The Big Lebwoski on rencontre aussi des personnages minables et ratés, qui se lancent dans des entreprises qui les dépassent. Mais, dans Fargo, l'engrenage provoqué par la nullité des individus déclenche une escalade criminelle épouvantable. Ce qui n'était qu'un faux enlèvement devient une suite de crimes qui semble inarrêtable.
A noter que les frères Coen font une petite tromperie en indiquant faussement, au commencement du film, que l'histoire est inspirée d'une histoire vraie (le générique rétablit la vérité : il s'agit d'une pure fiction).


lundi 16 juin 2014

Harold et Maude (Harold and Maude de H. Ashby, 1971)




Délicieux film de Hal Ashby, ancré dans une époque, aussi bien par ses thèmes que dans sa forme. C’est le prototype même du film culte qui est aussi très réussi (l’un et l’autre n’allant pas de soi !).
Le film réussit la gageure d’aborder un thème très complexe (l’amour entre deux personnes qui ont quelques 60 ans d’écart, et ce jusqu’à l’amour physique) avec une facilité étonnante, d'autant plus que le thème de la mort est omniprésent (nombreux enterrements, « suicides » de Harold, etc.).


Le film parvient à distiller des séquences très drôles, depuis les macabres mises en scène de Harold jusqu’aux réactions à l’annonce de l’amour d’Harold, en passant par les facéties de Maude ou la transformation de la Jaguar type E en corbillard (quel sacrilège !). Dans le même temps, sans se contredire, le film offre un final très triste : le suicide, réel celui-là, et annoncé par Maude, mais sans que Harold ne le comprenne.
Bien sûr la symbolique est un peu forcée : à 80 ans Maude passe le témoin et laisse Harold vivre, maintenant qu'elle lui a montré la voie. Mais le film est réjouissant, Ruth Gordon est pétillante dans le rôle de Maude et Bud Cort, dégingandé et naïf, est un parfait contrepoint.

La morbidité d'Harold s'exprime jusqu'à sa voiture...
Le film a, par ailleurs, su parfaitement trouver son époque (cet aspect daté rajoute à sa naïveté aujourd’hui), depuis les valeurs véhiculées par Maude jusqu’à sa manière de vivre, libérée et insouciante, en passant par la bande originale magnifique de Cat Stevens.


samedi 14 juin 2014

Ludwig : Le Crépuscule des dieux (Ludwig de L. Visconti, 1972)




Fresque sublime de Visconti, très longue, qui emporte complètement par sa beauté formelle, aux côtés de Louis II de Bavière, de Wagner ou d'Elisabeth d'Autriche, dans des salons chauds et dorés, avec une atmosphère raffinée, contemplative et mélancolique, au cœur de la vieille noblesse.
Visconti filme la déchéance de Louis II avec son monde qui s’écroule progressivement. Il parvient ainsi, au-delà des fastes du décor, jusqu’au cœur de Louis II, d’où il scrute sa folie et ses refoulements. On sent les battements de cœur de plus en plus désordonnés du monarque, à mesure que son monde s’étiole et meurt. L’interprétation est hors de pair, et Helmut Berger épouse complètement l’incandescence du personnage, sa complexité et sa grande solitude, avec son désintérêt de la politique, son homosexualité refoulée, son amour pour l’art et les artistes.


mercredi 11 juin 2014

Fellini Roma (Roma de F. Fellini, 1972)




Très beau film de Fellini qui nous emmène dans un mélange d'images parfois oniriques, parfois venant de son enfance (très drôle franchissement du Rubicon), parfois irréelles. Et l'on traverse Rome (traversée dans le temps autant que dans l'espace, traversée sociale également) et l'on est envoûté.
Certaines séquences sont éblouissantes (celles de l'enfance ou celle de l'arrivée sur l'autoroute avec l'orage qui s'étend et, de force, isole chacun), d’autres féroces (le défilé de mode ecclésiastique).
Un des summums de l’incomparable ton fellinien, à la fois satyrique et truculent, onirique et nostalgique.


lundi 9 juin 2014

Le Guerrier silencieux (Valhalla Rising de N. Winding Refn, 2009)




Étonnant film de N. Winding Refn, très violent, mais pourtant très calme et lent. Winding Refn filme volontiers de longs silences autour du feu ou la lente avancée du bateau qui dérive dans la brume. Le film est presque sans parole, avec une bande sonore confinée aux bruits diégétiques (beaucoup de moments dans la boue, sous la pluie, des bruits de chaînes et de combats, des râles, des cris). Et la violence se déchaîne avec une crudité terrible (des crânes explosent, des ventres sont déchiquetés), dans ce monde sans pitié ni réconfort.
Le film est beaucoup plus serein (malgré ses séquences très violentes) et abouti que les films précédents du réalisateur (les différents Pusher notamment) et il préfigure le plus grand équilibre qu'il trouvera dans Drive.

vendredi 6 juin 2014

Alceste à bicyclette (P. Le Guay, 2013)




Film assez moyen qui, sans être déplaisant, propose bien peu de surprise et d’émotion. Il est articulé sur un jeu à trois : Fabrice Lucchini, Lambert Wilson et Molière au mitan. L'intérêt du film étant évidemment le travail sur Le Misanthrope par un personnage dépeint comme misanthrope, qui hésite bien à un moment du film à se socialiser de nouveau mais qui retombe ensuite dans son ermitage individuel.
Un des problèmes du film est la difficulté d’entrer dans le texte de Molière (il y a de nombreuses séquences de répétitions où les deux acteurs disent telle ou telle scène du Misanthrope) alors qu’on reste dans un film autour d'une de ses pièces. On a donc bien du mal à se réjouir des vers de Molière, vers éblouissants, mais qui demandent de se tourner vers eux, de pouvoir les savourer ; or dans le film on ressort sans cesse du texte de Molière. On nous dit que Molière est beau, mais on ne nous laisse jamais ressentir cette beauté. Cette structure emboîtée ne fonctionne pas vraiment, on reste au niveau du film, on ne va jamais jusqu’à Molière.

jeudi 5 juin 2014

Cris et chuchotements (Viskningar och rop de I. Bergman, 1972)





Film très beau et très dur de Bergman, qui enferme dans un huis clos funèbre une femme mourante, veillée par ses deux sœurs et sa servante.
Filmant la violente agonie d’Agnès, martyrisée par la maladie, Bergman expose ce corps torturé qui se convulse et les gémissements de douleur d’Agnès font bientôt place à des hurlements impossibles à contenir et qui sont le point d’ancrage de Bergman pour dévoiler la vie des quatre femmes. C’est que, figées, les sœurs ne peuvent rien pour Agnès, et il n’y a guère qu’Anna, la servante, qui peut se presser contre elle et lui offrir sa chaleur.
Le film fouille alors la vie glacée des sœurs, passe derrière leur apparence et les met à nu. Bergman, comme le médecin le fait avec le visage de Maria (dans une séquence exceptionnelle), dissèque les vies des sœurs, révèle les non-dits tus trop longtemps et profondément cachés derrière les apparences de l’aristocratie. Toute la fausseté et la superficialité du monde se fait alors jour.

A l’âpreté éprouvante de l’agonie d’Agnès, répond la forme austère et concise de Bergman, qui saisit les regards, s’attarde sur les visages et les scrute. On pense à Lévinas, qui, dans sa philosophie, insiste sur l’importance du visage dans la relation à autrui.


Bergman enferme ses personnages dans une puissante couleur rouge, omniprésente, et improbable qui recouvre tout. Ce rouge qui fait écho à la maladie d’Agnès, à la tentative de suicide du mari de Maria, à la mutilation de Karin et, de façon générale, aux entrailles et au corps féminin en souffrance. Jusqu’aux tentures pourpres qui sont comme des saignements. Et Bergman insiste : c’est par des fondus au rouge que le film glisse dans les souvenirs de chacune…


Dans ce monde de femmes bientôt révélé, la domination des hommes, dure et sèche, se fait jour. Le face à face de Karin et de son mari, dans un repas glacial, suivi de sa mutilation volontaire pour échapper à son désir, est une séquence fascinante et magistrale.
Et, passé l’enterrement, tout le rigorisme des couples refait surface. Aussitôt les sœurs ne parviennent plus à communiquer. Il n’est que le journal d’Agnès, lu une fois qu’elle est morte par Anna après sa mise à la porte sans ménagement, que la vie – rêvée, fantasmée, ressentie – se dessine.

mardi 3 juin 2014

Une place au soleil (A Place in the Sun de G. Stevens, 1951)




Remarquable film de George Stevens, qui, en adaptant l'extraordinaire roman de Theodore Dreiser, tisse un drame poignant et dur qui oppresse progressivement le spectateur.
George Eastman (excellent Montgomery Clift) se voit proposer par son oncle – un riche industriel – une place dans son usine. Il devient progressivement l’amant d’Alice, une ouvrière qui travaille à ses côtés. Mais, lors d’une réception organisée par son oncle, il côtoie la riche société et en particulier la belle Angela qui s’éprend de lui. Le voilà alors coincé entre deux mondes.
Au fur et à mesure du film, George est plongé dans un tourment inextricable – entre honnêteté morale vis-à-vis d’Alice ou ascension fulgurante rêvée aux côtés de la sublime Angela – dont il n’entrevoit pas d’autre issue que le meurtre. Cette situation est intelligemment accentuée par le scénario : l’amour sincère que se portent Georges et Angela est le seul sentiment réel et profond du film, toutes les autres relations étant polluées par le désir de paraître (superficialité du monde des riches) ou par le destin social (mariage forcé voulu par Alice). Et cette tentation du meurtre (doublée d’une tentative à laquelle il renonce trop tard) sera à l’origine de sa déchéance, quand bien même il n’a pas mis en œuvre, réellement et consciemment, le crime qu’il a imaginé.
Stevens décrit avec beaucoup d’acuité et d’acidité les relations qui se nouent entre, d’une part, George et Alice, l’ouvrière, et, d’autre part, George et Angela, la fille de bonne famille. Il montre ainsi comment deux mondes qui ne se mélangent pas sont ici raccordés sans même le savoir, et comment George, inévitablement, est écartelé entre les deux. Stevens filme parfaitement l’opposition des deux mondes : l’oisiveté facile et joyeuse d’un côté, le labeur triste et vain (sordide, même, finalement) de l’autre. Liz Taylor campe une Angela éblouissante et pétillante de fraîcheur quand Shelley Winters incarne parfaitement l’ouvrière d’abord souriante mais bientôt engoncée dans un destin social sinistre.


George devient l'amant de Alice la petite ouvrière...
... avant d'être séduit par la pétillante Angela.
Le film attaque violemment le modèle d’ascension social typiquement américain : il n’y a guère de possibilités, ici, d’échapper à son déterminisme social. Et si George voit une lumière, il la doit à son oncle, tout d’abord, qui lui permet de côtoyer Angéla, et ensuite à Angéla elle-même qui s’éprend de lui. Mais le destin le rattrape et c’est, au travers d’Alice, son origine sociale qui le tire en arrière de toutes ses forces.

Stevens filme remarquablement la première scène où George croise Angela : elle ne le voit même pas, il n’existe pas pour elle. Cette scène montre à la fois combien George est attiré d’emblée par Angela (mais qui ne le serait pas ?) qui va représenter pour lui le soleil qu’il rêve d’atteindre mais qu’il sait aussi inatteignable. Dès lors il ne peut guère espérer plus qu’Alice, la petite ouvrière.

Première rencontre avec Angela : Georges est transparent
Et c’est lorsque George sera dans les bras d’Angela (séquences où Montgomery Clift joue remarquablement la torture insidieuse que provoque sa situation), lorsqu’ils passeront un moment au bord du lac – moment cinématographique qui est filmé comme un jardin d’Eden – qu’il conçoit son idée de meurtre : il entrevoit là un moyen de résoudre son problème. L’enfer vient donc côtoyer le jardin d’Eden. Le ton du film, alors, sera de plus en plus ténébreux et désabusé.
La séquence sur la barque est extraordinaire. On pense évidemment à L’Aurore de Murnau où pareillement, le paysan ne parvient pas à aller au bout de son projet (la séquence est même répétée dans L’Aurore puisque le paysan fait un tour en barque avec sa maîtresse qui lui propose de noyer sa femme pour ensuite refaire le même tour en barque, précisément pour la noyer).

La séquence en barque dans L'Aurore de Murnau
La même séquence, dans Une place au soleil
George se tétanise au fur et à mesure, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il ne pourra pas aller au bout de son projet. Cette franchise intime de George avec lui-même – franchise que connaît le spectateur – sera balayée par le procureur lors du procès mais rejaillit dans les doutes sur sa culpabilité lorsqu’il est en prison.

Woody Allen proposera, dans Match Point, un remake lointain du film. Les modifications apportées au scénario sont importantes (en particulier une fin totalement différente) mais la comparaison entre les deux films reste passionnante.