vendredi 30 décembre 2016

Les genres au cinéma : une définition




Suzanne Liandrat-Guigues (Le western, in CinémAction N°68, 1993) propose, en filigrane de son article, une définition de ce qu’est un genre au cinéma (son article traite du cas du western, mais sa réflexion est évidemment applicable à tous les genres) :

« Un genre est tout d’abord une collection d’œuvres, un corpus jamais fermé qui n’a pas non plus d’origine fermement assignable. Les œuvres qui ont précédé l’émergence du genre western ne constituent une origine que dans une visée rétrospective. Dans le moment où elles apparaissaient, elles ont pu tout aussi bien nouer des alliances avec d’autres catégories de films que ceux qu’on allait appeler « westerns ». Le corpus, tout en se construisant, ne cesse de tracer des voies en direction d’autres corpus (policier, science-fiction, film historique ou à costumes).
[…]
Ainsi se constituent des stéréotypes car la répétition est indissociable du genre, qui repose sur l’instauration d’un système d’attente. En même temps la répétition appelle la variation comme l’écrit un critique de l’époque du muet : « Presque dès le début du film, ce qui va arriver est évident, mais après tout un film de ce genre crée toujours chez le spectateur une attente, car il paraît incroyable qu’aucune idée nouvelle n’ait été glissée quelque part ». La variation espérée est donc elle-même constitutive du genre alors qu’elle repose sur des clichés fortement établis.
[…]
Il faut donc s’interroger sur les jeux de forces qui s’exercent et engendrent les transformations. Que celles-ci visent à faire absorber par le dispositif des éléments nouveaux et jusque-là étrangers au genre ou qu’elles libèrent des éléments anciens qui migreront vers d’autres genres ou disparaîtront, les transformations sont de nature historique.
[…]
Ce que, dans une perspective historique, on se plait à envisager comme les composants d’un système clos, échappant à toute diachronie, en réalité ne cesse de circuler d’un genre à l’autre. A ce mouvement, de vitesse et d’amplitude variées, on oppose la permanence d’une appellation générique (western), mais ce mot recouvre des réalisations différentes à chaque moment de l’histoire du genre. »


mercredi 28 décembre 2016

L’Étrange affaire Angelica (O estranho caso de Angelica de M. de Oliveira, 2010)




Très beau film de de Oliveira, au rythme lent, mais très raffiné et charnel. Le film dispense autour de lui une espèce d’impassibilité, un peu austère, mais très poétique. Au travers de l’histoire de ce photographe à la fois fasciné par les paysans qui travaillent à l’ancienne et par Angelica, cette jeune mariée morte qui lui sourit, de Oliveira joue d’un récit intemporel (relent réussi de la genèse ancienne du scénario : on ne saurait dire, par moment l’époque à laquelle se déroule son histoire) pour filmer la mort et la disparition d’un monde.
La photographie est splendide (avec un jeu de contraste et une lumière magique) et cette évocation d’un monde qui passe et disparaît est très réussie.
On pense à Peter Ibbetson, de par cet amour soudain qui vrille le photographe et se poursuit par-delà la mort, et bien sûr, à L’Aventure de Mme Muir, avec son spectre amoureux et cette étrangeté un peu fantastique qui imprègne le film.


lundi 26 décembre 2016

L'autobiographie selon Woody Allen



Woody Allen nous donne quelques pistes pour expliquer sa tendance à avoir filmé souvent les mêmes situations ou les mêmes personnages :

« Presque tout mon cinéma est autobiographique : exagéré mais vrai. Je ne suis pas social. Je ne reçois pas grand-chose du reste du monde. J’aimerais sortir de là, mais je ne peux pas. »


samedi 24 décembre 2016

La grande syntagmatique de C. Metz




Cherchant à étudier la structure narrative d’un film (c’est-à-dire l’ordonnancement des grandes unités d’un film), Christian Metz a proposé (dans ses Essais sur la signification du cinéma, 1968) une typologie des différentes séquences narratives au cinéma. Un peu comme une grammaire du cinéma si l’on veut (si ce n’est qu’une telle grammaire n’est pas normative comme pour une langue, mais qu'elle est uniquement analytique et constatée).
Bien sûr le travail de Metz est à la fois incomplet, imprécis et peu aisé à utiliser (il le reconnaît lui-même), mais, pour l’amateur, il reste un canevas de base utile qui permet d’organiser les réflexions.

1. C. Metz distingue tout d’abord la scène, qui constitue une unité, ressentie comme « concrète » et qui est analogue, nous dit-il, à ce que nous offre la vie ou le théâtre (un lieu, un moment, une petite action particulière et ramassée). S’il y a des coupures (successions de plusieurs plans), ce sont des coupures de caméra mais non diégétiques.

2. Vient ensuite la séquence, qui est pour Metz une unité plus complexe où l’action « saute » des moments inutiles (les moments sautés sont sans importance pour l’histoire) et sur lesquels le réalisateur passe. Contrairement à la scène il n’y a donc plus de coïncidence entre temps filmique et temps diégétique.
On peut, à loisir, distinguer la séquence ordinaire (avec des ellipses sur le banal d’une action qui est supprimé) ou la séquence à épisodes (où certains épisodes de l’action sont supprimés, suivant un choix narratif du réalisateur).

Ensuite, C. Metz précise : on a affaire à une suite de plans qui marchent ensemble, qui réagissent les uns sur les autres. Il les appelle des syntagmes.
Il distingue alors différents types de syntagmes. Avec tout d’abord les syntagmes non chronologiques :

3. Il décrit alors le syntagme parallèle, où, au montage, alternent des motifs qui reviennent par alternance. Par exemple : scènes de vie des riches/scènes de vie des pauvres ; images de calme/images d’agitation. Ces images ne sont pas prises dans une même action.

4. le syntagme en accolade : on voit plusieurs exemples indépendants d’un même motif (Metz parle de signifiants redondants). Par exemple le froid, exprimé par des images successives qui sont autant d’allusions illustrant le froid.

Viennent ensuite les syntagmes chronologiques. Là il distingue :

5. Le syntagme de simultanéité : c’est le syntagme descriptif, où l’on voit une suite d’images qui décrivent un lieu. Par exemple : une maison et son jardin, qui coexistent. Metz prend aussi l’exemple d’un troupeau de moutons en marche : vues des moutons, du berger, du chien, etc.

6. le syntagme alterné qui définit des consécutions (et donc bien une chronologie) : images de poursuivants/images des poursuivis ; deux joueurs de tennis où chacun est cadré au moment où la balle est à lui, etc. L’action est commune d’une image à l’autre (à la différence du syntagme parallèle) et le syntagme maintient donc rapprochés différents rameaux de la narration.

7. Il dissocie enfin les plans autonomes (les gros plans, les inserts) qui sont constitués d’un plan unique. Cette catégorie est, de son propre aveu, un peu fourre-tout.
On remarquera que, pour Metz, le plan-séquence est à ranger dans les scènes plus que dans les plans autonomes.


Sa typologie est intéressante principalement pour le cinéma narratif, autrement dit pour les films dont les segments ont entre eux une relation de type temporel (succession chronologique ou simultanéité) ou de type causal (tel élément est une cause, tel autre en est une conséquence, etc.).
Mais, dès que le cinéma n’est plus réellement narratif (cinéma à propos duquel A. Robbe-Grillet a inventé opportunément le terme de dysnarratif), cette typologie n’est plus guère pertinente ou, à tout le moins, très incomplète.


mercredi 21 décembre 2016

Quai des Orfèvres (H.- G. Clouzot, 1947)




Excellent film d’atmosphère de Clouzot, qui s’appuie sur une imprégnation sociale forte de chaque lieu où il promène ses personnages (les coulisses d’un théâtre, les locaux de la PJ, etc.) et sur des comédiens exceptionnels (quelle partition de Jouvet !). Cet attachement du réalisateur à recréer des ambiances et, par-là même, à faire du film une étude de mœurs, met presqu’au second plan la résolution de l’énigme policière. D’ailleurs le scénario est habile : la focalisation n’est pas fixe, et l’on épouse tantôt le regard de Maurice (excellent Bernard Blier), tantôt celui de sa femme ou de l’amie de sa femme, tantôt celle de l’inspecteur Antoine (Jouvet). Ces changements de focalisation dédramatisent l’opposition policier-coupable, et accentuent le bain social réaliste du film. Il n’y a guère que le regard du meurtrier que, en fait, le film n’épouse pas.
C’est que Clouzot ne nous invite pas à choisir entre le(s) présumé(s) coupable(s) et le policier, tous ont une part de sympathie et d’humanité qui les rend proches du spectateur, malgré leurs travers. De même, malgré un cynisme et une noirceur indéniable, Clouzot laisse quelques espoirs au spectateur (l’amour triomphe, sans que l’on ressente une artificielle happy-end).
Les deux seuls personnages qui, manifestement, n’ont pas la sympathie du réalisateur, sont finalement la victime… et le coupable !
On tient là un des chefs-d’œuvre incontestables du film noir à la française.



samedi 17 décembre 2016

L'Ouragan de la vengeance (Ride in the Whirlwind de M. Hellman, 1965)




Intéressant western de Monte Hellman, qui part dans des directions étonnantes pour le genre. Ici il s’agit d’une confusion où des cow-boys sont pris pour des hors-la-loi et sont poursuivis par la milice locale. Bien loin des figures hollywoodiennes, Hellman filme au plus près ces personnages communs, bien loin de tout héroïsme ou surpuissance (tout juste y a-t-il un sacrifice final). Les personnages, par cet aspect banal, sont intéressants.
On sent dans ce western la tentation de Monte Hellman, tentation qu’il exprimera bien davantage encore dans The Shooting, de dépouiller le western de ses codes habituels (en cela il s’inscrit complètement dans la revisite du genre de la fin des années soixante).



jeudi 15 décembre 2016

Les Vikings (The Vikings de R. Fleischer, 1958)




Très bon film d’action de Richard Fleisher, qui propose une version hollywoodienne des vikings, avec ce que cela suppose de kitsch ou de traits brossés à la va-vite, mais aussi avec les qualités inhérentes : l’ensemble est très bien emmené, distrayant, avec ce qu’il faut d’orgies, de batailles, de drakkars, de châteaux assiégés, de félons et de guerriers valeureux qui se battent pour les beaux yeux de la belle. Kirk Douglas fait un Einar balafré et haineux mémorable.


mardi 13 décembre 2016

Une définition de l'art de J. von Sternberg


Une définition de l'art, par J. von Sternberg :

« L’ombre, c’est la lumière, et la lumière, c’est la clarté. L’ombre cache, la lumière révèle. Savoir ce qu’il faut révéler et ce qu’il faut cacher, et à quel degré, c’est la définition de l’art. » 


dimanche 11 décembre 2016

Winter Sleep (N. B. Ceylan, 2014)




Si Nuri Bilge Ceylan a rencontré un grand succès critique avec ce film (palme d’or à Cannes) et si on y retrouve plusieurs des grandes qualités du réalisateur (facilité à construire pas à pas un univers qui s’épaissit lentement, jeu des ambiances chaudes et froides, esthétisme puissant des images), l’ensemble est moins réussi qu’Il était une fois en Anatolie.
En effet, si Ceylan pose calmement ses quelques personnages et cherche à les révéler au spectateur d’abord, à eux-mêmes ensuite, il n’y parvient qu’à demi. La lente exposition est très réussie, on voit poindre plusieurs questions (dont une qui semble principale, articulée autour de Aydin : comment vivre aisé au milieu de gens pauvres ?), mais ces questions n’aboutiront guère. Ceylan semblera oublier plusieurs pistes de cette ouverture et Aydin, cœur du film et personnage suffisamment puissant et complexe sur lequel le récit repose, reste effleuré : le Aydin de la fin du film n’est guère différent de celui du début. Il s’avoue simplement, malgré sa distance un peu cynique, sa dépendance, complexe mais effective, à sa femme. Mais ce retour chez lui a lieu sans qu’il ait véritablement traversé d’expérience humaine (au contraire de sa femme, avec la scène étonnante mais un peu vaine où elle offre de l’argent aux pauvres locataires).
On reste bien loin des révélations progressives d’Il était une fois… qui rattachaient progressivement les personnages à des genres humains tristes et affectés mais infiniment universels.

Reste une image splendide et un rythme patient et discret, qui permet de construire peu à peu les personnages et les rapports humains, en les attachant à un univers typé et exotique (pour des spectateurs occidentaux). Reste aussi cet écho magnifique des personnages aux paysages de Cappadoce, au froid ou à la chaleur, au blanc de la neige ou à la clarté jaune de l’âtre ou de la lampe de bureau.


vendredi 9 décembre 2016

Ève (All About Eve de J. L. Mankiewicz, 1950)




Film presqu’entièrement basé sur des flash-backs (on retrouve là une technique narrative chère au réalisateur), Ève est un splendide chef-d’œuvre.
Mankiewicz brosse un portrait grinçant de l’arrivisme dans le monde du spectacle, entre l'ego des acteurs et la cupidité des producteurs. Il s’appuie sur une magnifique Bette Davis, qui trouve là un de ses rôles phares, et sur des seconds rôles parfaits (Georges Stevens notamment). Anne Baxter, quant à elle, dans le rôle d’Ève, est une parfaite incarnation de l’ingénue en fait prédatrice.
La narration est d’une maîtrise totale, organisée autour de 7 flash-backs répartis entre 3 narrateurs.
La réflexion sur l’acteur et son double (Ève est le double de Margot, et la remplace progressivement, jusqu’à devenir star à son tour) est finement analysée, autant par l’adoration réelle d’Ève pour Margot (adoration qui ne l’empêchera pas de la manipuler) que par le regard de Margot sur sa propre vieillesse.


Le film, pourtant, distille moins d’affect que d’autres chefs-d’œuvre de Mankiewicz : il n’a pas le charme de La Comtesse aux pieds nus (où Mankiewicz reprendra son regard critique sur le monde du spectacle), ni le romantisme triste de Mme Muir. Eve est beaucoup plus froid et, même s’il est éclatant de brio, semble plus artificiel et technique.


Le film reste d’une importance capitale dans le cinéma, ne serait-ce que par son influence. Opening Night ou encore Tout sur ma mère reprennent plusieurs des thèmes majeurs du film et s'y réfèrent directement.


mercredi 7 décembre 2016

Les Quatre Cents Coups (F. Truffaut, 1959)




Film plein de charme, Les Quatre Cents Coups, s’il fait partie des films qui lancent la nouvelle vague, est moins radical dans sa forme que chez Godard (A bout de souffle notamment). Truffaut donne une forme de chronique, tantôt touchante et naïve et tantôt lourde de sens, à ces quelques jours de la vie d’Antoine, coincé entre ses parents (Antoine, très clairement, aime sa mère qui, de son côté, lui manifeste bien peu son amour maternel) et son instituteur. Le réalisateur joue avec les symboles : celui d’une école qui échoue à sociabiliser l’enfant, d’une ville qui l’accueille et le nourrit, d’une incapacité à s’exprimer (il écrit sur les murs de la salle de classe, vole une machine à écrire, etc.), d’un appartement familial qui l’emprisonne. Tout s’organise autour de cette relation enfant-mère-ville. Où la mère d’Antoine, elle aussi, fait l’école buissonnière en allant retrouver son amant dans les rues de Paris…
Et le film saisit merveilleusement ces improvisations d’enfant, ce milieu familial un peu bancal, avec Paris qui l’englobe comme un tout.

Jean-Pierre Léaud, dans la première apparition de son célèbre personnage, est formidable. Il montre déjà ce mélange de détachement et de spontanéité qui fera son succès. L’interrogatoire par la psychologue, en fin de film, est superbe, révélateur et très drôle.


On remarquera aussi la fin délibérément ouverte et qui annonce, d’une certaine façon, la suite des aventures de Doinel : échappé du centre de redressement, il arrive sur la plage, auprès des vagues, et la caméra saisit son regard interdit. Arrêt sur image et générique : le jeune adolescent qui recouvre sa liberté n’exprime pas une joie simple, mais une expression plus complexe que prévu et ambiguë (et qui oblige à ressentir autrement les épisodes qui précèdent).


lundi 5 décembre 2016

Préparez vos mouchoirs (B. Blier, 1978)




Amusante comédie cynique qui doit beaucoup au duo Depardieu-Dewaere qui s'en donne à cœur joie. Les deux compères sont tout à la fois acteurs et spectateurs des situations qu'ils rencontrent et que Bertrand Blier n'hésite pas à emmener au bout d'elles-mêmes (Solange qui veut un enfant finit par être comblée par un adolescent).
Le film aborde de façon drôle mais très désabusée l’échec du rapport homme-femme. Certaines séquences sont très réussies (Dewaere et sa collection de polars et de disques de Mozart, ses réparties avec Depardieu) d’autres sont insolites ou provocantes, tout à fait dans le style de Blier.



samedi 3 décembre 2016

Les reflets du réel, selon D. Sirk



Une citation de Douglas Sirk, très éclairante sur son œuvre (et sur combien d'autres ?) :


« On ne peut pas atteindre ou toucher le réel. On en voit juste les reflets. »


vendredi 2 décembre 2016

L’idéalisation de J. Demy



Une position simple, claire et très belle de Jacques Demy sur le cinéma :

« Je préfère idéaliser le réel, sinon pourquoi aller au cinéma ? »


mercredi 30 novembre 2016

Pierrot le fou (J.- L. Godard, 1965)





Film très célèbre de Jean-Luc Godard qui est emblématique de la modernité du cinéaste. Aussi bien dans le fond que dans la forme on tient là un parfait exemple des recherches de Godard et de sa volonté de rupture.

Formellement Godard continue de casser les codes du montage. Faisant fi des conventions habituelles du montage transparent, il impose des cut à tout va et multiplie les faux-raccords et les répétitions. De même il joue sans cesse avec la bande-son, avec une musique tantôt extradiégétique, tantôt faisant irruption, etc. Allant plus loin encore, il brise la narration classique. Par exemple, dans la séquence où Ferdinand et Marianne s’enfuient de l’appartement, on voit se succéder des allers-retours montrant le couple filant en voiture, puis descendant d’une gouttière pour s’échapper, puis la voiture démarrant, puis le couple montant en voiture. Un tel mic-mac a désarçonné les théoriciens, occupés qu’ils étaient à dresser une typologie soignée des séquences narratives. C. Metz, un des grands théoriciens français (auteur notamment de la Grande Syntagmatique), un peu coincé, dut développer de nouveaux outils théoriques jusqu’à l’apparition de l’idée de dysnarration. C’est cela : Pierrot le fou est dysnarratif, pas vraiment narratif mais narratif quand même.
Godard ne s’arrête pas là : il continue de remplir le cadre d’aplats de couleurs rouges et bleus qui envahissent chaque image, jusqu’au célèbre visage barbouillé de peinture de Belmondo. Il ponctue son film de lettres au néon, joue avec la graphie, opère des correspondances de formes ou de couleurs. Et, fidèle à lui-même, il cite à profusion : des films, des tableaux, des essais, des BD, tout y passe.
Enfin il s’en remet totalement à ses acteurs et les laisse improviser, s’arranger, discuter, se reprendre, vaquer. Belmondo est très à l’aise et Anna Karina, avec ses « je me demande, je sais pas quoi faire… », tient une réplique légendaire et symptomatique du cinéma moderne. On préférera peut-être l'étonnante intervention de Raymond Devos, tout à fait dans son registre habituel. Cette saynète intervient comme un ready-made, profitant de la présence de Devos et le laissant faire. Elle lui permet aussi, il faut bien dire, de rajouter quelques minutes, Godard étant éternellement tétanisé par l'idée de produire un métrage trop court.


Pour ce qu’il est de l’histoire elle-même, le film est un modèle du genre : les personnages errent et agissent sans but, le temps passe, ils vont et viennent, cela part de nulle part et n’aboutit à rien. Tout y semble banal et sans intérêt. On serait bien en peine de comprendre ou d’expliquer (là où, dans Le Mépris, Godard cherchait à comprendre un instant fugace dans un couple, bien plus qu’il ne cherchait à l’expliquer).
Mais le film reprend une nouvelle fois (c'était déjà le cas dans Le Mépris), la thématique de l'île, pris ici comme moment idyllique fugace, où le couple se trouve, avant de se briser petit à petit. Il s'agit bien sûr d'une réminiscence du fondateur Monika de Bergman qui suit la même structure.

Enfin, concernant l’esthétisme de son film (mot pris dans le sens d’un message artistique véhiculé par le film), si Godard casse les codes, il construit peu. Et, dans l’assemblage qui en résulte, on a fortement l’impression, que, au travers de cette mise en scène qui s’exhibe tant, Godard, à chaque plan, dans chaque scène, écrit un manifeste qui crie sans cesse « c’est nouveau, je sors des sentiers battus, c’est de l’art ! ». On comprend mieux, sans doute, d’une part que les films de Godard soient souvent obscurs et abscons et, d’autre part, qu'ils puissent ne faire naître que bien peu d’émotion.


lundi 28 novembre 2016

Le montage : la naissance du sens et de l'émotion




Le montage est une étape décisive dans la création d'un film, c'est en fait la dernière écriture, celle qui permet de passer de la discontinuité du tournage à la continuité du film. En outre, c'est au moment du montage que le sens et l’émotion naissent.
Si certains cinéastes ont cherché à ne pas lui donner une grande importance (en cherchant par exemple à minimiser le nombre de prises de vue, comme Ford ou Capra), d'autres, en revanche, pouvaient rester plusieurs années à réaliser le montage de leurs films, longtemps après que les prises de vue aient été achevées (c'est le cas de Kubrick ou de Tarkovski).
On mesure la différence de conceptions des réalisateurs, entre John Ford qui disait aux monteurs « Ne travaillez surtout pas vous abîmeriez mon oeuvre ! » et Orson Welles qui expliquait que « le seul endroit où j'exerce un pouvoir absolu est la salle de montage ».


On distingue principalement 3 grands types de montage, qui ont à la fois des formes et des objectifs différents : le montage narratif, le montage discursif et le montage de correspondances.

         1. Le montage narratif

Historiquement l’idée de montage apparaît quelques années après les débuts du cinéma, quand, au-delà de la simple collure entre des plans successifs, l’objectif de raconter une histoire se met en place. On passe ainsi, comme le dit V. Amiel (dans Esthétique du montage), d’une esthétique de l’attraction à une esthétique de la narration. Le but du montage, alors, est d’établir des liens narratifs.
On doit à Griffith les premières grandes tentatives de narration par le montage. Il filme une personne qui sort du champ par une porte à droite et qui entre, au plan suivant, par une porte située à gauche. C’est ainsi que les plans, petit à petit, se relient les uns aux autres et qu’une continuité se crée dans l’esprit du spectateur. Un peu comme pour une BD, où, d’une case à l’autre, l’imagination raccorde entre eux les mouvements des personnages. On le voit dans cet exemple, avec quatre cases qui se suivent, tirées des Sept boules de cristal, reliées entre elles par des raccords mouvements :
  
 
  

Cette mécanique n’est pas du tout automatique et, si elle le semble aujourd’hui, c’est qu’elle vient d’une grande habitude.

Et de là toute une grammaire se met en place pour relier entre eux des plans différents (ce sont les raccords) ou pour articuler entre elles des séquences différentes (ce sont les ponctuations).
Très vite les principaux raccords sont mis au point : raccord mouvement, raccord regard, champ/contre-champ, différents overlapping (continuité sonore d’un plan à l’autre), etc. Et la narration peut s’enhardir : arrivent des montages parallèles (Griffith en fait de célèbres dans Intolérance), des montages alternés, etc. Et, de même, les principales ponctuations se mettent en place : fondus au noir, fondus enchaînés, fermeture à l'iris, volets, etc.
On en arrive à une volonté de rendre l’histoire la plus lisible possible et, donc, à rendre les coupures entre les plans les moins visibles possibles. On parle alors de montage transparent pour désigner tous les films dans lesquels le montage se fait le plus discret possible. De l’âge classique d’Hollywood à l’ère actuelle des blockbusters, une immense majorité des films procède de ces montages, très appliqués et professionnels, destinés à raconter une histoire de façon lisible.
Bien entendu ce type de montage n’empêche pas des jeux narratifs parfois complexes (par exemple les flash-backs, qui procèdent d’une articulation originale des séquences entre elles, et non des plans entre eux).


         2. Le montage discursif

Mais, en même temps que ce montage narratif « discret » se met en place, les expérimentations ne cessent pas. Dès les années 20, le cinéma soviétique explore les possibilités infinies du montage. Eisenstein, notamment, théorise à tout va : il distingue de nombreux montages différents, bien loin des habitudes hollywoodiennes. Son but n’est pas de raconter « discrètement » mais, bien au contraire,  de mettre en évidence les antagonismes du monde (c’est pour cela que, reprenant la sémantique marxiste, on a pu parler à son sujet de « montage dialectique ») en exposant les conflits (la célèbre séquence de l’escalier d’Odessa dans Le Cuirassé Potemkine en est un exemple frappant). De même Vertov (par exemple dans L’Homme à la caméra) rassemble des fragments et organise des significations qui ne vont pas de soi : c’est la façon d’agencer les fragments qui devient un discours sur le monde. On a donc ici une esthétique du fragment.
Le gros plan est bien entendu un élément typique de cette esthétique. Gros plan qui isole un fragment du flux – suspendant le temps pour un instant – comme Eisenstein le conçoit, ou gros plan qui tend le ressort dramatique comme chez Hitchcock.
On comprend bien que, dans cette optique, la position relative des plans les uns par rapport aux autres crée le discours. C’est ce qu’exprime R. Bresson quand il dit qu’« il faut qu’une image se transforme au contact d’autres images, comme une couleur au contact d’autres couleurs. Un bleu n’est pas le même bleu à côté d’un vert, d’un jaune, d’un rouge ».

Chaque plan devenant un fragment d’un discours, l’image n’est plus seulement une imitation de la réalité, elle devient une désignation. Ces images sont alors utilisées comme des figures de rhétorique. Les images deviennent des métaphores ou encore des synecdoques. Dans Potemkine, le médecin jeté par-dessus bord est désigné uniquement par ses lorgnons, qui restent accrochés au bastingage. Ces mêmes lorgnons symbolisant la traîtrise du médecin qui avait examiné la viande avariée et l’avait déclaré bonne à être consommée.
Si, on le voit, l'acte discursif peut correspondre à la mise en place d'une nouvelle esthétique, il peut aussi s'appuyer sur les habitudes du montage transparent pour mieux rompre avec lui. C'est ce que fait beaucoup Godard, en cherchant à créer des ruptures narratives : il multiplie les faux-raccords, les heurts entre la bande visuelle et sonore, les cuts abrupts, etc.

On remarquera que le montage discursif a pris toute son ampleur dans le cinéma militant, plus encore dans le cinéma de propagande et, bien davantage encore, dans la publicité : il s’agit bien, ici, à divers degrés, de convaincre, de persuader, de donner une certaine version du monde.


         3. Le montage de correspondances

Dans les années 20 les soviétiques développent leurs théories du montage, et, en France une véritable avant-garde expérimente : avec Abel Gance et son montage accéléré (dans La Roue) ou son montage de surfaces (dans son Napoléon, où certaines images sont constituées de multiples superpositions) ou encore le montage sensible des impressionnistes (chez L’Herbier, Epstein ou encore Vigo). On est loin ici d’une simple narration ou d’une volonté de discours : si le montage façonne une nouvelle manière de voir, il donne aux images un relief beaucoup plus poétique.

En effet les échos entre plans sont davantage du ressort d’une musique visuelle, qui évoque des rimes. Qu’on pense aux multiples miroirs et brillances de Madame de… ou à cette façon unique et mystérieuse qu’à Ozu de sculpter le temps (Deleuze parlant à son propos des « natures mortes » qui émaillent ses films) ou encore aux motifs qui traversent les films de Tarkovski. C’est ce que signifient les correspondances : ce sont les échos formels mis en valeur par le montage. V. Amiel l’explique très bien : « il ne s’agit ni de l’agencement décoratif d’éléments esthétiques, ni d’indices nécessaires à la conduite du récit. Ce sont des fragments de temps et d’action qui, tirant leur valeur et leur poids du rapport entretenu avec d’autres, permettent au film de dépasser la somme de ses contenus. […] Bref, le montage des correspondances, parce qu’il permet d’envisager d’autres liens que ceux de la succession ou de la consécution, et parce qu’il desserre les mécanismes intellectuels pour laisser la sensibilité occuper les intervalles, offre aux spectateurs une autre dimension de la représentation. Une véritable poétique, élaborée dans la matière même du film : son flux temporel ».


vendredi 25 novembre 2016

Les Contrebandiers de Moonfleet (Moonfleet de F. Lang, 1955)




Merveilleux film d’aventures de Fritz Lang, Moonfleet, avec son trésor caché, ses cartes, ses pirates, ses trahisons, ses visites dans les puits ou les catacombes, dispense un charme puissant. Et, en plus de tout cela, il est la quête d’un garçon perdu dans cet univers masculin vers celui qui pourrait être son père. Cette dimension supplémentaire fait du film bien plus qu’une suite d’aventures rocambolesques ou picaresques. Lang, d’ailleurs, termine sur une touche très dure, bien loin d’un habituel happy-end, en laissant l’enfant dans une attente que le spectateur sait vaine.

La séquence par laquelle débute le film évoque à la fois Les Grandes espérances et L’Homme qui rit et, ensuite, on virevolte de souvenirs en souvenirs, de L’Ancre de miséricorde aux romans de cape et d’épées. Stewart Granger est un Jeremy Fox de légende et le petit John Whiteley une tête blonde à travers laquelle chaque enfant (qui est en chacun des spectateurs, cela va sans dire) s’identifiera mille fois.
On tient là un fabuleux récit d’initiation et de transmission, avec le petit John à la dure école de la cruauté de Jeremy Fox et de son univers.


mercredi 23 novembre 2016

L'Aurore (Sunrise de F. W. Murnau, 1927)





Film très célèbre, L’Aurore est un éblouissant chef-d’œuvre. Murnau, fort du succès de ses films précédents, est convié à travailler en Amérique.
A travers un thème universel (un homme attiré par une femme fatale délaisse sa famille), on a là un conflit très commun (la passion passagère – sexuelle – contre l’amour profond pour sa femme et ses enfants). Murnau traite ce thème au travers d’une dualité géographique et métaphorique : la campagne pure et vertueuse et la tentation diabolique de la ville.
Murnau joue avec ce double conflit au travers d’un traitement expressionniste : l’opposition ombre/lumière est une mise en image de la dualité Bien/Mal (en cela le film reste plus allemand qu’américain). Le jour protège et l’ombre est dangereuse. L’extraordinaire plan-séquence où Ansass parcourt les marais pour retrouver la fille de la ville, sous la clarté blafarde de la lune, a ainsi une formidable dimension fantastique. Ansass ne pourra retrouver sa femme que s’il domine et la ville et la nuit. C’est le sens de la séquence où le couple se retrouve dans la ville et la parcourt : la ville est ainsi vaincue (notamment après un passage à l’Eglise : le couple en ressort uni). La tempête, même, sera vaincue, malgré les peurs d’Ansass.


Murnau fait évoluer l’expressionnisme : aux cadrages et aux angles durs de Caligari ou Lang, Murnau oppose des contours flous, des ambiances de brouillards.  Les éléments se mélangent, lorsque, dans la nuit, sous la lune, les amants s’étreignent.

Mais on retrouve dans L’Aurore à la fois cette composition de l’image très picturale et les mouvements d’appareil complexes et parfaits qui constituent le style brillant de Murnau.


mardi 22 novembre 2016

Le Quai des brumes (M. Carné, 1938)




Film remarquable, envoûtant et très sombre, où Marcel Carné, depuis ses studios, parvient à emporter le spectateur bien loin de son fauteuil, dans ces brumes incessantes du Havre, mélangeant parfaitement le réalisme social (le soldat déserteur, le monde populaire, la pauvreté, le bar de Panama) et la poésie (la relation construite pas à pas entre Jean et Nelly est très belle, de même les personnages qui se croisent chez Panama).
Les acteurs sont fabuleux. Gabin est fascinant : il parvient, en un éclat brisé de son regard, à renvoyer à son passé insondable de militaire, au malheur, à sa vie finie. Michèle Morgan – dix-sept ans – promène son regard cristallin, qui reste lumineux malgré tout ce qu’elle a subi ; Michel Simon compose un Zabel épouvantable et visqueux et Pierre Brasseur un avorton lâche et détestable.
Au-delà de la célébrité du film et de sa fameuse réplique, on tient là un chef-d’œuvre de la période, avec la poésie noire et lyrique du duo Carné-Prévert.



samedi 19 novembre 2016

Pulsions (Dressed to Kill de B. De Palma, 1980)




Si l’histoire en elle-même est assez simple et si la narration s’offre parfois de singuliers raccourcis, là n’est pas l’intérêt de Pulsions (1), qui reste l’un des meilleurs films de Brian De Palma.
De Palma y développe une mise en scène à la fois voluptueuse et savante, construisant de nombreuses séquences comme autant de morceaux de bravoure (la séquence dans le musée, le meurtre dans l’ascenseur) et il parvient à distiller un parfum onirique et pulsionnel au film.
Bien sûr – on connaît De Palma – Hitchcock n’est pas loin (si Vertigo est largement évoqué au musée, c’est davantage Psychose qui est repris ici) mais l’inspiration n’est ici qu’un point de départ et De Palma explore ses thèmes du double et du fantasme avec virtuosité. Cette virtuosité n’est plus seulement un déballage technique un peu prétentieux ou une simple passion formelle : elle contribue à créer un univers singulier et à y enfermer les personnages sans que l’on discerne vraiment si cette étrangeté vient du monde lui-même ou de leur perception du monde.
De Palma joue d’incertitudes, de tensions, trompant volontiers le spectateur (dès la scène d’ouverture et jusqu’à la séquence finale) mais aussi ses personnages en multipliant les jeux de miroirs, les mouvements de caméra, les confusions entre les pulsions et la réalité, les ressemblances et les dissonances.





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(1) : Si le titre français trahit largement le titre original – Dressed to Kill –, il est tout à fait fidèle au film lui-même.