
L’on sait bien que tout le monde n’est
pas sensible à l’art et que tout le monde n’y est pas sensible de la même
façon.
Et l’on sait aussi que certains sont
plus sensibles à certains arts et pas du tout à d’autres, ce qui peut
surprendre. On comprend bien que l’on puisse être plus sensible à certains arts qu’à d’autres, mais être sensible à
certains arts seulement et être totalement fermés à d’autres – sans avoir pour
eux de curiosité ou sans se dire qu’il y aurait là quelque chose qui
pourrait nous toucher – semble étrange.
On peut distinguer trois niveaux de
sensibilité à l’art :
1. Ceux
qui ont peu de sensibilité, que peu de choses émeuvent. Ceux-là ne se montrent
qu’à des émotions téléguidées, répondant à des injonctions (pour un évènement
sportif, pour une chanson à succès). Ce succédané de sensibilité a sans doute
plus à voir avec le conformisme et l’identité sociale qu’avec la sensibilité
véritable.
2. Ceux qui sont
touchés ou émus par ce qui les renvoie
à eux-mêmes, par l’identique. C’est-à-dire qu’ils
sont sensibles à des œuvres évoquant un environnement habituel ou évoquant des
situations ou des personnages semblables à celles qu’ils connaissent.
On comprend bien que l’on puisse être particulière
réceptif à des œuvres qui nous parlent de nous-mêmes, on le comprend et, en
même temps, on le regrette s’il n’y a que cette sensibilité. Il manque sans
doute une dimension lorsque l’on n’est sensible qu’à cette manière de trouver
un miroir dans les œuvres. Cela dégrade l’œuvre et la réduit à une
réverbération de soi.
Cette sensibilité est forcément
réductrice : la tension de la
société et du soi dirigeant sans cesse l’attention vers l’ego, trouver dans l’art
une énième réverbération de soi ne mène pas bien loin.
Or l’art a pour mission de dérefléter la
perception, de l’ouvrir à ce qui est
autre. Il est un révélateur – au sens chimique du terme – pour découvrir l’autre que soi qui est au fond
de soi. Il crée une distance d’avec
soi et pousse à se sortir de soi vers un ailleurs. Il provoque alors une
conversation avec l’Autre, non pas avec une autre personne, mais avec un soi
différent et il donne un temps à cet autre qui est au fond de soi. T. W. Adorno
ne dit pas autre chose lorsqu’il explique que « celui qui perçoit l’art autrement que comme étranger au monde ne
le perçoit pas du tout ».
3. Il y a donc ceux qui sont touchés par l’altérité : ils
sont sensibles à des œuvres qui évoquent une étrangeté ; œuvres auxquelles
ils sont surpris d’être sensibles, qui les déstabilisent ou provoquent une
résonance, déconcertante, surprenante ou mystérieuse.
L’art peut
donc amener vers une altérité et c’est ainsi que, quand on a l’art à l’esprit,
on est dans l’oubli de soi.
L’art – et c’est bien là le cœur du cœur
de sa nature – permet de glisser dans le cerveau des fragments d’altérité,
altérité sans laquelle, indéfiniment, l’identique se prolonge.
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