
Dernier film de Stanley Kubrick,
arrivant quelques treize ans après Full
Metal Jacket – et il était à ce titre très attendu à sa sortie – et
qui est, par son thème et sa manière de faire, très surprenant. En effet le réalisateur met en scène le couple et, par là même, filme les émotions qui
traversent les personnages. Or Kubrick, le plus souvent, ne cherche pas à émouvoir (même s'il y a, bien entendu, dans son oeuvre, des personnages émouvants, dans Lolita par exemple, ou des séquences émouvantes, comme la toute fin des Sentiers de la gloire ou la mort de HAL dans 2001). Mais Kubrick reste, très largement, un réalisateur cérébral. Ici il prend donc le contre-pied de sa tendance habituelle. Ainsi il emmène ses deux personnages vers un moment de crise, avec la révélation par Alice de son fantasme, révélation à la quelle répondra bientôt une errance de Bill dans les rues.
Mais ensuite Kubrick va rester très habilement sur l'étroite crête de l'incertitude : on ne sait
trop si ce que vit Bill est réellement vécu ou s'il s'agit, pour lui aussi, de fantasmes. Encore
que les indices s'accumulent et, très probablement, tout cela est fantasmé par
Bill alors qu'il est prostré dans son taxi, parcourant les rues de New-York.
C'est que Bill, dès lors qu'il ressort de chez lui pour aller voir un patient
décédé, juste après la scène de la révélation du fantasme d'Alice, ne cesse
de rencontrer, dans une succession de scènes, des femmes qui l'abordent, le
veulent, le tentent. Le point d'orgue de cette enchaînement étant bien sûr la scène
d'orgie qui a tout d'une séquence rêvée. Et, même si elle pourrait se dérouler, telle qu'elle est montrée, autour du rite d'une secte, elle est filmée de façon très onirique, et Bill, comme dans un rêve, justement, regarde mais n'agit pas.
La
fin, d'ailleurs, après les explications de Ziegler, contribue à lever le doute. Bill se retrouve en famille, dans un magasin de jouets, et, à ce moment, ses questionnements ne concernent plus que son couple et ses
interrogations de la veille (avec en point culminant la mort de la prostituée) sont complètement évacuées. Précisément comme si Bill était sorti de son rêve et
revenait à la réalité simple (mais dure) de son couple.
On
notera que la nouvelle dont s'inspire Kubrick – La Nouvelle rêvée d'Arthur Schnitzler –ne laisse, de son côté, guère de doute, quant à
ce mélange entre réalité et fiction. Après Shining qui explorait la folie de Torrence qui venait torpiller sa famille, on retrouve alors, dans une volonté beaucoup plus brûlante et moins folle, cette volonté d'explorer l'intérieur d'un crâne : ici celui de Bill, envahi par le doute et l'image de sa femme le trompant.