Film essentiel et très célèbre, Citizen Kane est l’un des plus commentés
et l’un des mieux classés au jeu des classements des « meilleurs
films ». Il faut reconnaître que ce premier film d’O. Welles est un
éblouissant coup de maître. Welles y exprime son style baroque mieux qu’il ne
le fera jamais. Mais jamais Welles ne retrouvera une telle indépendance de
réalisateur et il passera ensuite le plus clair de son temps à se battre avec
les majors d’Hollywood à la recherche d’argent ou d’une liberté qui ne lui sera
guère accordée. Constamment bridé, on regrette que Welles n’aie pas eu
l’intelligence de travail d’un Kubrick qui comprit très vite que le déploiement
de son génie dépendait en grande partie de son indépendance (mais l’ego de
Welles ne pouvait guère l’aider à se détourner ainsi des grands circuits de
distribution). Las, Welles resta enferré dans mille et une contraintes et
frustrations tout au long de sa carrière.
La substance du film, plus encore
que l’enquête ou que le personnage de Kane, est dans
le processus de création du film. On sent que Welles a parfaitement conscience
de rendre visible sa virtuosité pour le spectateur. C’est ainsi que la mise en
scène est très visible, brillante, novatrice, baroque, avec en particulier un
usage de la profondeur de champ exceptionnel et des positions ou des mouvements
de caméra extrêmes.
Le film est aussi très original dans
son écriture (J. Lourcelles – qui n'aimait pas beaucoup Welles – dit même avec
sévérité que la part essentielle de l’originalité du film existait déjà sur le
papier, avant même le premier jour de tournage). Les nombreux flash-backs sont
parfois volontairement redondants : ils racontent selon différents points
de vue la même période de la vie de Kane. On notera que seul le spectateur aura
le fin mot de l’enquête qui motive tout le film (enquête qui justifie cette
structure en flash-backs). Le journaliste ne parviendra jamais à une intimité
suffisante avec la personne de Kane pour parvenir à résoudre l’énigme. Dans
cette dernière séquence, Welles change de
procédé narratif et reprend une narration directe conventionnelle, alors qu’il
avait sans cesse innové tout le reste du film.
Mais le film est fondateur dans
l’utilisation de la profondeur de champ, dans des plans qui viennent
transgresser les représentations classiques. Par exemple lorsque l’avenir de Kane
enfant est discuté : la caméra démarre auprès de l’enfant qui joue dans la
neige puis recule en un magnifique plan-séquence qui laisse, au fond, la fenêtre
entrouverte par laquelle on entend les cris de l’enfant, alors que son avenir se
décide, entre adultes, sans lui.
Welles arrive ainsi, par son utilisation de la
profondeur de champ, à englober tout l’espace cinématographique, non seulement
dans un objectif esthétique mais avec une construction lourde de signification
puisque l’avenir de l’enfant se décide : il ne le sait pas encore, mais
ces jeux innocents dans la neige appartiennent au passé. L’image sert donc à
Welles à montrer, à la fois des moments du présent et des images du passé.
La fameuse construction
autour du suicide de Susan est également très novatrice : l’organisation en diagonale en partant d’un gros plan achève le découpage de l’image comme autant de plans parallèles qui s’éloignent progressivement (comme une succession de scènes de théâtre parallèles).
On retrouve la
même avancée progressive dans la peinture classique italienne avec, par
exemple, la virtuosité encore primitive d’un Giotto (qui peint en représentant
ses personnages comme sur une scène de théâtre), développée par G. Da Fabriano (qui magnifie cette organisation mais sans la dépasser), avant
que le baroque n’emporte cette superposition de plans, avec, par exemple, Le
Tintoret.
Giotto, Scènes de vie de Saint François d'Assise (1300) |
Gentile da Fabriano, L'Adoration des mages (1423) |
Le Tintoret, L’Enlèvement du corps de Saint Marc (1562) |
C’est F. Truffaut qui résume
magnifiquement l’apport du film : « Welles
délivre non seulement un bon film, mais LE film, celui qui résumerait 40 ans de
cinéma tout en prenant le contre-pied de tout ce qui avait été fait, un film
qui serait à la fois un bilan et un programme, une déclaration de guerre au
cinéma traditionnel et une déclaration d’amour au médium ».
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