Daïnah la métisse (J. Grémillon) |
S’il y a des films pour lesquels, incontestablement, on regrette d’avoir perdu du temps à les regarder (sauf à pouvoir dire « je sais ce qu’il en est »), on peut imaginer se poser la question, pour certains autres films, de savoir s’il faut les revoir (1). Après tout.
Interrogation
purement rhétorique évidemment : revoir un film nous semble – pour qui
sait voir –, bien plus qu’une « possibilité », c’est une autre
manière de le voir.
Comme le dit si
bien François Truffaut à propos de La Règle du jeu (mais on peut étendre son commentaire
à mille autres films) : « On croit voir Renoir organiser tout cela
en même temps que le film se projette, pour un peu on se dirait : « tiens,
je vais revenir demain pour voir si les choses se passent de la même
façon » ». Voir et revoir un film, c’est constater non pas tant qu’un film
est différent à chaque vision, mais qu’il est multiple.
Le contre-champ
– si l’on veut – de l’idée de Truffaut est que le spectateur aussi est
différent. Dans L’Armée des douze singes
de T. Gilliam, James Cole, au cinéma devant Vertigo
explique : « Le film est toujours le même, il ne change pas, mais à chaque vision il semble différent parce qu'on est différent, on le voit différemment ».
Vertigo (A. Hitchcock) |
Alors, sans même
évoquer les films poétiques ou oniriques dont l’humeur est, par définition,
insaisissable (Vampyr, Daïnah la métisse), ou les films à
l’interprétation inépuisable (Le Plongeon), revoir et revoir encore Les Tueurs, La Mort aux trousses,
Le Cercle rouge, Dersou Ouzala ou Le Parrain II, bien
loin d’épuiser le film, le rend au contraire de plus en plus fascinant, à
mesure qu’on s’en imprègne. C’est qu’une intimité se crée avec un film,
intimité qui peut venir, par une alchimie étrange, dès la première vision,
intimité qui peut venir petit à petit, à mesure qu’on le côtoie.
Revoir un film,
alors, correspond, sans doute, à rester longuement devant un tableau (ou dans
un environnement peint : rester toute une heure dans La Chambre des
époux), à réécouter une symphonie ou un opéra, à relire un livre ou, tout
du moins, un chapitre ou un paragraphe (« Deux jets de plomb fondu
tombaient du haut de l’édifice au plus épais de la cohue » (2)), cela
correspond, peut-être, aussi, à éprouver longuement, une fois encore, un
paysage familier.
________________________________
(1) : On
mettra également de côté les films que certains aficionados regardent en
boucle, non pas pour chercher sans cesse une profondeur supplémentaire mais pour
retrouver le film comme un enfant demande à ce qu’on lui relise la même
histoire le soir avant de dormir : ils cherchent à retrouver un univers
pour se rassurer en s’y lovant et en s’y calfeutrant. On sait que des séries,
télévisuelles autant que filmiques (ou même la saga de La Guerre des étoiles par exemple), peuvent jouer ce rôle.
(2) : « Pendant
ce temps-là, les pierres ne tombant plus, les truands avaient cessé de regarder
en l'air. Les bandits, haletant comme une meute qui force le sanglier dans sa
bauge, se pressaient en tumulte autour de la grande porte, toute déformée par
le bélier, mais debout encore. Ils attendaient avec un frémissement le grand
coup, le coup qui allait l'éventrer. C'était à qui se tiendrait le plus près
pour pouvoir s'élancer des premiers, quand elle s'ouvrirait, dans cette
opulente cathédrale, vaste réservoir où étaient venues s'amonceler les
richesses de trois siècles. Ils se rappelaient les uns aux autres, avec des
rugissements de joie et d'appétit, les belles croix d'argent, les belles chapes
de brocart, les belles tombes de vermeil, les grandes magnificences du chœur,
les fêtes éblouissantes, les Noëls étincelantes de flambeaux, les Pâques
éclatantes de soleil, toutes ces solennités splendides où châsses, chandeliers,
ciboires, tabernacles, reliquaires, bosselaient les autels d'une croûte d'or et
de diamants. Certes, en ce beau moment, cagoux et malingreux, archisuppôts et
rifodés, songeaient beaucoup moins à la délivrance de l'égyptienne qu'au
pillage de Notre-Dame. Nous croirions même volontiers que pour bon nombre
d'entre eux la Esmeralda n'était qu'un prétexte, si des voleurs avaient besoin
de prétextes.
Tout à coup, au
moment où ils se groupaient pour un dernier effort autour du bélier, chacun
retenant son haleine et roidissant ses muscles afin de donner toute sa force au
coup décisif, un hurlement, plus épouvantable encore que celui qui avait éclaté
et expiré sous le madrier, s'éleva au milieu d'eux. Ceux qui ne criaient pas,
ceux qui vivaient encore, regardèrent. - Deux jets de plomb fondu tombaient du
haut de l'édifice au plus épais de la cohue. Cette mer d'hommes venait de
s'affaisser sous le métal bouillant qui avait fait, aux deux points où il
tombait, deux trous noirs et fumants dans la foule, comme ferait de l'eau
chaude dans la neige. On y voyait remuer des mourants à demi calcinés et
mugissant de douleur. Autour de ces deux jets principaux, il y avait des
gouttes de cette pluie horrible qui s'éparpillaient sur les assaillants et
entraient dans les crânes comme des vrilles de flamme. C'était un feu pesant
qui criblait ces misérables de mille grêlons.
La clameur fut
déchirante. Ils s'enfuirent pêle-mêle, jetant le madrier sur les cadavres, les
plus hardis comme les plus timides, et le Parvis fut vide une seconde
fois. »
(V. Hugo, Notre-Dame
de Paris)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire