Film extrêmement riche mais aussi très ardu, Le Miroir est un vagabondage
autobiographique d’Andrei Tarkovski qui joue avec les images de sa mémoire
(images de sa mère, de sa maison d’enfance, etc.), les raccorde à celles de la
Russie et cherche à relier le tout par la grâce du cinéma.
Le film est très complexe à la fois dans sa forme austère
(comme toujours avec Tarkovski), mais aussi dans son montage (montage dit de correspondances), qui joue par associations d’images qui créent un récit
complètement discontinu, qui va et vient entre le présent et différents moments
du passé. Des séquences d’un passé lointain, d’un passé plus proche et d’un
présent se succèdent, s’entrecroisent, sans relations temporelles logiques.
C’est l’enchaînement des motifs qui justifie la juxtaposition des
séquences : ce qu’évoquent les images, leur humeur, leur texture, le
souffle du vent, une impression d’étouffement, une lumière particulière. Et ce
sont ces échos des images entre elles qui fascinent.
Ainsi, pour Tarkovski, le montage n’intervient pas à
l’intérieur d’une séquence (qui constitue des blocs à l’architecture parfaite),
mais au jeu entre ces séquences (on voit là ce qui le différencie des réalistes
russes classiques). Il explique d’ailleurs à propos du Miroir :
« Le
montage du Miroir fut un travail colossal. Il y eut plus de vingt versions différentes.
Et par « versions » je n’entends pas quelques modifications dans
l’ordre de succession de certains plans, mais des changements fondamentaux dans
la construction et l’enchaînement des séquences. J’avais l’impression par
moments que le film ne pourrait jamais être monté et que des erreurs
impardonnables avaient été commises au cours du tournage. Le film ne tenait pas
debout, il s’éparpillait sous nos yeux, n’avait pas d’unité, pas de liant
intérieur, pas de logique. Puis, un beau jour, alors que j’avais désespérément
imaginé une dernière variante, le film apparut, le matériau se mit à vivre, les
différentes parties du film à fonctionner ensemble, comme si quelque système
sanguin les réunissait. Et quand cette dernière tentative désespérée fut
projetée sur un écran, le film naquit sous mes yeux. J’ai longtemps eu du mal à
croire à ce miracle, mais le film, cette fois, tenait debout. »
Et Tarkovski explique dans une expression magnifique ce
qu’il cherche à obtenir (et ce qu’il fait, effectivement, dans Le Miroir) : « Le montage devient un collage de morceaux, grands ou petits, qui
portent chacun en eux-mêmes un temps particulier. […] Le montage perturbe le
cours du temps, l’interrompt et, simultanément, lui rend une qualité nouvelle.
Sa distorsion peut être un moyen de son expression rythmique. Sculpter le temps ! »
Par-dessus cette opacité se rajoutent des personnages qui
semblent s’entremêler (Margarita Terechkova jouant à la fois la femme et la
mère du narrateur) et on comprend que le film demande plusieurs visionnages
avant de pouvoir saisir la portée de ce qui est montré.
Tarkovski se raconte mais il cherche constamment à relier
ses souvenirs – les images qui peuplent sa mémoire – avec les souvenirs communs
et universels de la Russie. Sa question existentielle devient celle de tout un
peuple.
Au milieu de l’entremêlât des séquences, deux surgissent et
sont des clefs explicatives : la première séquence d’introduction,
pré-générique, et l’avant-dernière.
La séquence d’introduction, où l’on voit un adolescent
bègue, être guéri par une séance d’hypnose (menée par une thérapeute), peut
être comprise comme le pouvoir de la suggestion sur l’esprit : pour
Tarkovski cette puissance de suggestion c’est le cinéma lui-même, qu’il va
utiliser pour tenter de se libérer du poids des souvenirs qui l’obsèdent et qui
reviennent sans cesse dans son esprit, comme un bégaiement incessant. On verra
d’ailleurs combien une image précise est ressassée – celle enfant où il revient
dans la maison d’enfance mais sans parvenir à franchir tous les seuils – et
comment une image différente – cette maison en flammes – le libérera.
L’avant-dernière séquence, quant à elle, montre le narrateur alité, dans un hypothétique présent, à demi-caché derrière un paravent, qui se montre optimiste et libère symboliquement l’oiseau qu’il serrait dans sa main. L’oiseau s’envole et le narrateur revoit enfin des images apaisées de son enfance, avec ses parents associés. La thérapie est achevée, le cinéma a fait son œuvre. La caméra, enfin libérée, peut s’enfoncer dans le paysage.
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