L’Éclipse est tout à fait représentatif du style
d’Antonioni. Pour parvenir à apprécier le film, il faut comprendre (et
accepter) le parti-pris du réalisateur qui est de filmer les moments creux, les
espaces vides, les temps morts, les entre-deux. Il faut donc accepter cette
absence d’action, cet effacement des personnages, qui se détachent d’un monde qui
semble vide et sans vie.
Antonioni
démarre son film non pas sur une rupture dans un couple, mais sur l’instant
d’après, lorsque la rupture est consommée et que les choses ont été dites et
ressenties. Son film découle donc d’un évènement hors-champ (le film commence
trop tard pourrait-on dire), en effet, « quand
tout a été dit, quand la scène majeure semble terminée, il y a ce qui vient
après » nous dit Antonioni. Et on ne voit en fait que « ce qui reste des expériences vécues ».
Et l’on voit Vittoria (Monica Vitti) errer dans les rues, sans trop savoir où
elle va, avec des plaisirs fugaces et de longs moments perdus, jeune et
pourtant déjà tellement marquée par son passé (le couple et la rupture, qui ne
nous ont pas été montrés), lasse, déjà névrosée, enfermée dans une
incommunicabilité.
G. Deleuze (dans
L’Image-temps) résume très bien le
propos principal du réalisateur, au travers de l’interrogation
sous-jacente au film : « qu’est-ce
qu’est devenu l’amour pour qu’un homme ou une femme en sortent ainsi démunis,
lamentables et souffrants, et qu’ils agissent et réagissent aussi mal au début
qu’à la fin, dans une société corrompue ? »
Si la démarche,
résolument moderne, est intéressante, le résultat est beaucoup plus discutable.
On retrouve là un biais de l’art contemporain, qui se définit par une démarche
et oublie quelque peu, par-delà ce prétexte de la démarche, l’œuvre.
Pour Deleuze on
entre ici dans la crise de l’image-action : les personnages ne réagissent
plus selon des liens sensori-moteurs, mais ils sont en errance et définissent
des situations optiques et visuelles pures (par exemple lorsque Vittoria
cherche le chien de sa voisine la nuit). Antonioni filme le temps pour
lui-même.
Le film
fonctionne donc par de lents plans, entrecoupés de cuts brusques, des à-coups narratifs, accélérant soudainement et
ralentissant terriblement à d’autres. Et l’on passe, d’ellipses en ellipses sur
tel ou tel moment.
Antonioni filme
la ville en multipliant les cadrages géométriques, oppose les espaces
grouillants (la Bourse) aux rues vides, tend à l’abstraction (des arêtes vives,
des formes étranges). On peut voir du Mondrian dans ces lignes droites qui se
croisent, dans ces carrefours quelconques, dans ces angles de rues et dans ces
blocs d’immeubles, dans ces aplats de béton saillant. Et, toujours, cette silhouette
de Monica Vitti, sans énergie, sans force de vie, que l’on accompagne le long
des rues.
Elle croise Piero
(Alain Delon), jeune courtier fougueux, qui ne comprend pas Vittoria, mais qui
est lui aussi névrosé, corrompu, nous dit Antonioni, par la vie infiniment
futile et vaine de la Bourse. Et le film brosse très bien (à coups d’évocations,
de lenteur, de vide), ces deux modèles de vies jeunes mais déjà achevées et que
Antonioni ne cherche pas à sauver. Chacun de ces deux personnages n’existe pas
réellement : ce ne sont que des attitudes (de l’attente, du
désespoir, de la fatigue).
La fin est très
réussie : la concision narrative extrême d’Antonioni tire un trait
définitif sur ce couple éphémère, sans une parole, sans une explication, simplement
à coups de longs plans de rues vides et qui se croisent.
Malheureusement,
de ce style et de ces partis-pris, deux conséquences : d’une part le film
est totalement dénué de charme et d’épaisseur, tout reste froid et distant. Et,
d’autre part, il faut reconnaître qu’il se dit bien peu de choses dans le
film (comme dans beaucoup d’autres films d’Antonioni) : à filmer les
gaps et les à-côtés, Antonioni vide la narration de sa substance. La vie
est vide, semble-t-il se borner à nous dire.
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