On sait que le
cinéma, historiquement, est une industrie avant d’être un art et qu’il est
aussi, d’abord, un divertissement avant d’avoir exploré d’autres directions (ce
qu’il commence à faire à partir de L’Assassinat du duc de Guise, si l’on
veut une date précise).
C’est pourquoi
il y a toujours une tension dans le cinéma, entre d’un côté l’aspect artistique
– qui voit dans le cinéma un art majeur – et, de l’autre, le divertissement rentable,
qui rabaisse le cinéma dans les arts mineurs.
Pour bien
marquer cette distinction, rappelons que si la peinture est un art majeur, la
décoration murale est un art mineur (qui peut être tout à fait remarquable sur
le plan artisanal, mais avec moins de valeur sur le plan artistique). Rabaisser
la peinture à un art mineur, c’est un peu comme de voir dans une fresque de
Giotto ou de Pierro della Francesca seulement une belle décoration murale.
Cette tension
qui habite le cinéma est celle de ceux qui ne voient dans Trouble in Paradise qu’une manière sympathique de passer le temps, ou dans In the Mood for Love qu’une histoire banale où il ne se passe à peu près rien et
où le réalisateur, comme si ça ne suffisait pas, se permet de rajouter des
séquences au ralenti. Le cinéma doit donc sans cesse se battre pour n’être pas
un art mineur. Il doit se battre de façon ontologique (puisqu’il était d’abord
et une industrie et un divertissement), pour n’être pas réduit à un
divertissement prosaïque qui cherche à être rentable.
Les autres arts,
s’ils ont eux aussi leurs tensions internes (le roman de gare versus la
Littérature ; la musique populaire versus la musique classique ou l’opéra,
etc.) ont pour eux des siècles d’histoire, ce que n’a pas le cinéma. C’est
ainsi que résonne dans la Littérature de grands noms incontournables qui, s’ils
ne sont pas lus, sont une référence, un idéal, et, même pour un non lecteur, un
« quelque-chose-que-je-manque ». Même l’adulte lecteur de Marc Levy
ou aficionados de J. K. Rowling sait qu’il existe Victor Hugo ou qu’un certain
« Le Rouge et le Noir » encombre
quelques bibliothèques. Même le fan de techno ou de Metallica sait qu’il
existe, ailleurs, des opéras où il peut être question de toréador qui doit
prendre garde à quelque chose.
Mais, en cinéma,
hormis peut-être avec Chaplin ou Hitchcock, les noms mêmes des œuvres ou des artistes ne
sont guère connus. Le nom de Renoir évoque peut-être quelque chose en France
(et encore la renommée de son père rajoute à la célébrité du nom), Lang
peut-être ici et là, mais Pabst, Murnau, Mizoguchi, Ozu, Borzage, Stroheim,
Dreyer, Lubitsch et tant d’autres n’existent plus, si ce n’est pour un cercle
restreint de passionnés un peu excentriques. Truffaut regrettait de devoir être
jugé par des gens qui n’ont jamais vu Murnau, aujourd’hui on ne sait même plus
que Murnau existe (1).
Et tandis que le
cinéma en tant qu’art majeur semble se confiner et se réduire sans cesse, l’art
mineur cinématographique – si l’on veut présenter les choses ainsi – happe le
public par des réalisations aguicheuses et connaît une prospérité
extraordinaire, organisée autour d’un battage médiatique qui confine parfois au
raz de marée (on se souvient des sorties de Star Wars, accompagnées, au
moment des fêtes, d’un déferlement de produits dérivés de toute sorte).
Si le cinéma va
bien, c’est donc en tant qu’art mineur. Il est vrai que, dans ce sens, il se
porte bien, que les records d’entrées sont sans cesse battus et que nombreux sont
ceux qui aiment ce cinéma. On ne peut cependant se faire l’économie d’un
regret. Comme pour une personne lisant beaucoup mais qui ne sortirait jamais
des romans policiers ou des romans de gare, et qui ne se jetterait jamais – par
ignorance, crainte, facilité ou manque de curiosité – dans la littérature.
On regrette par
exemple que le fan de Star Wars, plutôt que de ne jamais manquer un
énième épisode de la saga, n’aille pas voir un peu les inspirations de
Lucas : il pourrait découvrir Silent Running de D. Trumbull (dont
Lucas a tiré son R2D2) et, de là, sait-on jamais, filer vers 2001
(puisque Trumbull fut concepteur des effets spéciaux de Kubrick). Il pourrait
aussi découvrir Kurosawa, puisque Lucas a pioché des idées dans La Forteresse
cachée. Et si l’on trouve ce chemin trop escarpé, on peut aussi se tourner
vers les films antérieurs de Lucas lui-même, en allant voir du côté de THX 1138.
C’est ainsi que,
bien souvent, l’art mineur cinématographique est irrigué par l’art majeur
cinématographique. Kubrick, d’ailleurs, est un nom qui évoque quelque chose
dans un large public, du fait de Shining, de Full Metal Jacket ou
même d’Orange mécanique, et il est un exemple de passerelle pour
naviguer d’un monde à l’autre (même si Kubrick est un réalisateur très cérébral
et 2001 un film difficile) : il s’agit de franchir quelques portes,
parcourir quelques corridors et voir ce qu’il en est.
Mais on voit
que, comme pour toute œuvre d’art, il faudra cesser d’être un spectateur
simplement happé, et devenir un spectateur curieux qui cherche ailleurs en se
demandant s’il n’y a pas autre chose.
Parce qu’un
spectateur passif, qui ne s’attarde que sur ce qu’il connaît, trouvera peut-être
que les Variations Goldberg ne sont qu’une
honnête musique d’ascenseur et, ce faisant, n’aura rien entendu. Dans la
chapelle des Scrovegni de Padoue, ce même spectateur passif, au mieux, trouvera
l’endroit joli. Et, en réduisant la plus belle peinture à de l’art décoratif, il
n’aura rien vu non plus.
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(1) : De
nombreux sites de cinéma proposent des listes des films préférés des
spectateurs ou de ceux qui sont les mieux notés (Allociné, l’IMDb, etc.). On y
mesure, de façon éclatante, combien le cinéma, en tant qu’art majeur, n’existe plus qu’en
minuscules pointillés.
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