lundi 12 novembre 2018

Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath de J. Ford, 1940)




Grand chef-d’œuvre de Ford qui explore avec une conscience sociale aiguë le peuple américain, Les Raisins de la colère reprend les grands axes du roman de Steinbeck. Ford filme une scission qui se crée dans le peuple américain (entre ceux qui possèdent – un capitalisme sans visage nous dit Ford – et le monde des pauvres expulsés) et l’éveil d’une conscience politique : un autre monde se met en place, marqué par la misère et la souffrance mais avec une conscience de soi farouche et une volonté de lutter contre la fatalité.
Ford articule son récit autour de la famille Joad qui erre sur les routes comme tant de fermiers dépossédés et, plus particulièrement, sur Tom Joad, qui constitue un archétype de héros fordien. L’interprétation de Tom Joad par Henry Fonda est tout à fait exceptionnelle. Fonda qui devient, instantanément, une image de ce peuple américain, de cette conscience, de cette résistance face aux spoliations.



Tom Joad n’a pas vu l’Amérique depuis quatre ans : on le voit arriver dans le film, dans un premier plan marquant, et il est alors comme un spectateur : il ne sait rien de ce qui se joue et il veut simplement rentrer chez lui.
Mais il découvre ce qu’est devenue l’Amérique. La séquence de l’expulsion est remarquable avec l’arrivée du gigantesque tracteur qui écrase la maison. Filmé en contre-plongée, l’engin apparaît dans sa violence mécanique. Mais, pire encore, lorsque le conducteur enlève ses lunettes et révèle son visage, les fermiers découvrent qu’ils le connaissent bien, qu’il est le fils d’un voisin. Et celui-ci se justifie : il faut bien vivre et gagner quelques dollars. La monstruosité financière (puisque les propriétés ont été rachetées par des grands groupes financiers) non seulement monte les petites gens les uns contre les autres et fait de l’humain un rouage remplaçable de la machine (le conducteur de l’engin le dit bien : s’il est tué, un autre viendra et un autre encore après lui), mais elle devient insaisissable : le fermier ne sait plus vers qui diriger son fusil pour défendre ses terres (c’est le fameux « sur qui on tire alors ? »). On tient là une différence entre la vision « westernienne » classique, où le héros, par son action (souvent un coup de revolver bien placé), pouvait abattre la personne responsable du mal. Ici il n’y a personne sur qui tirer.

Le récit suit ensuite l’itinéraire des Joad qui quittent leurs terres vers la Californie, et le film devient ainsi l’ancêtre des road-movie qui se développeront à partir des années 70. Et, dans ce trajet, Ford décrit une rencontre particulière à chaque arrêt. Par exemple chez le petit commerçant où la solidarité, sans que rien ne soit dit, se met en place, devant la pauvreté de la petite famille et la fierté du Grand-père qui ne veut pas qu’on lui fasse l’aumône. Ford, en quelques plans, parvient à montrer cette forme de résistance qui naît déjà, face à la violence subie et à la pauvreté.

On notera, entre autres scènes légendaires, l’arrivée de la famille Joad dans le premier camp : filmée en caméra subjective, on découvre la pauvreté en même temps que le camion avance. Ce plan subjectif fonctionne comme un contre-champ (on voit ce que voient les Joad) qui correspond en fait au champ : les pauvres du camp et les Joad se regardent comme appartenant au même peuple. Ici, voir l’autre c’est se voir soi-même : le contre-champ montre le champ (c’est un contre-champ miroir).
Ce type de fulgurance de mise en scène montre parfaitement comment le peuple, blessé, marqué, hagard, est déjà en train de se reformer, d’exister en prenant conscience de soi. Et il y a Casy bien sûr (là aussi un rôle légendaire de John Carradine), qui, avant de mourir en martyre, fait prendre conscience à Tom de ce qui se trame et lui donne cet élan irrésistible.



C’est cette prise de conscience progressive qui amène la double déclaration finale. Celle de Tom d’abord, célèbre et magnifique (qui devait clore le film, juste avant le plan montrant Tom s’éloignant sur la colline) et par laquelle Tom Joad, en héros fordien par excellence, dépasse sa propre condition et devient partie d’un tout. Puis la déclaration de Ma Joad, très forte elle aussi, dans sa vision du peuple pauvre mais uni (avec le fameux « We are the people »).

Les Raisins de la colère reste une pierre angulaire du cinéma américain, terreau de nombreux films et dont l’humeur à la fois contestataire et portant une forme de sagesse populaire inspirera une multitude d’autres films. Le Nouvel Hollywood y puisera une part de son inspiration (d’autant plus que le Nouvel Hollywood situera de nombreux films dans cette période charnière de la crise des années 30).
Il faut noter que la scène où Tom Joad se retrouve sous un pont, sous la pluie, dans ses premiers pas vers son engagement syndicaliste au côté de Casy évoque une scène similaire de Héros à vendre de W. Wellman, scène étonnante où l’Amérique est directement critiquée en ce qu’elle laisse les gens croupir dans leur coin (avec une violence que le Code Hays, qui n’existait pas encore, interdira par la suite).


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