mercredi 14 novembre 2018

Le scénario n'est pas essentiel



La Séquence d'ouverture de La Bête humaine de J. Renoir

« Pour faire un bon film, disait H.- G. Clouzot, il faut premièrement une bonne histoire, deuxièmement une bonne histoire, troisièmement une bonne histoire ».
Certes. Pourtant, du Corbeau aux Diaboliques, les films de Clouzot sont beaucoup plus qu’une bonne histoire.
En effet, si un film n’est que l’illustration de son scénario, alors – aussi bon que soit le scénario – il manque quelque chose. Et ce quelque chose, à bien y réfléchir, est la substance même du cinéma.
Et, même, au-delà du cinéma, c’est la substance même de l’art qui est saisie dans cette réflexion : la même histoire, exprimée par tel ou tel art (la peinture, l’écriture, le cinéma, etc.) et, à l’intérieur d’un art, par tel ou tel artiste ou auteur, ne racontera pas du tout la même chose. C'est que, comme tous les arts, le cinéma conduit à un tout supérieur à la somme de ses parties : l’œuvre dépasse ce qui la compose. Une harmonie est plus qu’une suite de notes, une phrase est plus qu’une suite de mots (« L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes ») : de la même façon un film est bien plus qu’une somme d’images et bien plus que l’histoire qu’il raconte.
On retrouve ainsi l'idée force d'André Bazin quand il dit que « la technique et le style ne sont pas seulement une façon de mettre le récit en scène, ils mettent en cause la nature même du récit ».

Le cas des remakes l’illustre parfaitement. Elle et lui, par exemple, réalisé deux fois par Léo McCarey, suit à chaque fois le même scénario, les mêmes dialogues et le même découpage, plan par plan. Et pourtant les deux films sont très différents. Au-delà de la personnalité des acteurs, au-delà du décorum, la différence est plus subtile puisque c’est toute l’humeur du film qui diffère, l’un étant davantage ouaté quand l’autre est éclatant ; l’un davantage monocorde, quand l’autre passe en un instant de la comédie au drame.



Dans tant de films, ce n'est donc pas l'histoire qui compte réellement, mais le rythme, les acteurs, les images, le découpage, le son, un éclat de lumière, le chatoiement d'une couleur, une suspension dans le temps, une ombre jetée, une résonance entre une musique et un mouvement, toutes ces choses qui se superposent, comme autant de couches de peintures, et dont certaines nous touchent et s'adressent au plus profond de nous-même : c'est une intimité du film qui vient parler à notre intimité propre, difficile à cerner et qui nous envahit.


C’est ainsi que l’on ne compte plus les films dont le scénario abouti retombe parfaitement sur ses pieds (des films policiers par exemple) mais que l’on oublie (presque) aussitôt vu. Inversement, le scénario de Kill Bill se résume en trois phrases qui ne disent rien de la force visuelle du film. Et que dire de films comme  Fat City, au scénario si lâche, mais qui parvient à saisir toute la vie des personnages, ou encore de L’Éclipsequi donne à voir, par-delà le scénario très simple et linéaire, toute la froideur glacée et morte du monde ?
Et même dans un film au scénario puissant, c'est peut-être tout autre chose que l'on retiendra d'abord : le visage hiératique de Tatsuya Nakadai dans Hara-Kiri, ou celui, torturé, de Lon Chaney dans L'Inconnu, l'éclat rouge du soleil tombant dans La Prisonnière du désert, le fracas du train dans l'ouverture de La Bête humaine, les deux séquences de baignoire des Diaboliques, une colère de Michel Piccoli dans un film de Claude Sautet, Alberto Sordi crachant sur les voitures dans Une vie difficile.


On en vient ainsi à comprendre que lorsqu'un film n’est que l’illustration d'un scénario, lorsqu'il n'est que sa « mise en images », il passe à côté de l’essentiel. Et il s’éloigne du cinéma en ce qu’il a de spécifique et risque fort d'être oublié, aussitôt vu, par le spectateur.


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