Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia est sans doute l'un des tout meilleurs films de
Sam Peckinpah, quand bien même il est
assez méconnu.
Les thèmes
habituels du réalisateur sont bien présents, de même cette violence qui signe le jaillissement de l’énergie des personnages, son ton général mêlant
noirceur et nostalgie ainsi que son style si particulier (avec ses variations
de rythme, son surdécoupage, ses ralentis). Le film scrute bientôt le
parcours de Benny, ce pianiste qui croit entrevoir une chance pour s’en sortir.
Warren Oates, excellent, construit un loser qui va progressivement s’enfoncer
dans l’enfer de la mission qu’il veut remplir. Et s’il croit avoir trouvé pendant
un temps une direction pour s’en sortir – accompagné d’Elita, avec laquelle il
se berce d’illusions – il se rendra compte, au fil de son parcours
infernal, qu’il est le jouet mauvais de quelques puissances (ici la puissance
de El Jefe, le patriarche) et que tout cela n’a aucun sens.
Les premières
images étonnantes – qui évoquent un
paradis calme, avec Theresa enceinte au bord de l’eau – sont comme hors du
temps, puis elles évoquent un western (les hommes de main avec leurs révolvers,
les chevaux qui passent, le bruit des éperons) et il faudra quelques minutes
encore pour que l’on comprenne que le film est contemporain : lorsque,
suite à l’injonction de El Jefe, la horde part en chasse, le film se mue en un
étrange road-movie.
Loin de la trajectoire
directe habituelle (celle d’Easy Rider ou
de Vanishing Point), le film promène
ses protagonistes dans une terrible trajectoire circulaire, comme un
aller-retour vers un cimetière. Et, le long de cette route d’abord goudronnée, puis bientôt poussiéreuse et défoncée, les rencontres ne sont que violences et
tueries. Comme dans Les Chiens de paille,
Peckinpah dérange avec une scène de viol ambiguë (que désire Elita ?) et
les cadavres jalonnent le parcours de Benny.
Cet aller-retour
encadre la séquence clef du cimetière, où Benny revient d’entre les morts (incroyable
image que cette main qui surgit, comme un zombie de Romero jaillissant d’entre
les morts). La trajectoire du film part donc du Paradis pour filer vers l’Enfer
avec cette tombe creusée pour récupérer la tête d’un mort. Peckinpah y filme parfaitement la prise de conscience par Benny de la mort d’Elita : son
corps tombe au ralenti lorsqu’il la relâche, de ce ralenti si typique qui
semble délivrer le corps mort d’un poids trop lourd.
Benny ne se relèvera
jamais de cette épreuve : lorsqu’il ressort du cimetière, il n’est plus qu’un
mort en marche. Tout Peckinpah est peut-être dans cette épreuve : on
creuse une tombe, on en surgit et l’on n’y croit plus. Dès lors, Benny sait que
tout cela n’a plus aucun sens. Et il s’enfonce dans la poussière, le sang, le
pourrissement, avec cette odeur de décomposition qui attire les mouches.
Progressivement,
Benny devient le double d’Alfredo : comme dans un triangle amoureux dégénéré
construit autour d’Elita, Benny dialogue sans cesse avec cette tête décapitée
qui bringuebale à côté de lui dans la voiture. La mission l’achève et il perd
la raison : on pense au personnage de Bogart qui devient fou dans Le Trésor de la Sierra Madre de Huston.
Le final est
très réussi : Peckinpah associe Benny au destin de la bande de Pike de La Horde sauvage (avec Warren Oates,
déjà présent, qui relie puissamment les deux films), lorsqu’ils décident d’aller
chercher leur ami prisonnier des Mexicains : tous ne sont que des morts en
marche, avec une compréhension intime de ce qui se joue. Les personnages, dès
lors, regagnent une certaine dignité : en refusant l’argent d’El Jefe et
en n’acceptant pas d’être davantage corrompu par le système, Benny signe son
arrêt de mort mais il sauve ce qui peut l’être de sa personne. Et la fille, qui
aurait pu le haïr pour avoir ainsi ramené la tête du père de son enfant, le
soutient et part à ses côtés, avant que Benny ne lui demande, magnifiquement, de
s’occuper du fils quand lui va rejoindre le père. L’image finale n’évoque même
pas le duel sanglant de La Horde sauvage :
Benny ne réplique pas et il est enfoui sous les balles qui fusent.
Avec ses lunettes
noires, Benny évoque aussi Peckinpah lui-même, perdu dans son rapport au monde :
les deux sont déconnectés du présent, sans cesse tournés vers le passé,
incapable de construire quelque chose et refusent d’être malmenés par des
puissances qui les dépassent. Peckinpah fait dégainer son personnage qui tue finalement
tous ceux qui pensaient le soumettre (le film rejoint alors l’humeur du Point de non-retour de Boorman, où un individu, là aussi, lutte contre le système).
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