lundi 28 août 2017

Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia (Bring Me the Head of Alfredo Garcia de S. Peckinpah, 1974)




Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia est sans doute l'un des tout meilleurs films de Sam Peckinpah, quand bien même il est assez méconnu.
Les thèmes habituels du réalisateur sont bien présents, de même cette violence qui signe le jaillissement de l’énergie des personnages, son ton général mêlant noirceur et nostalgie ainsi que son style si particulier (avec ses variations de rythme, son surdécoupage, ses ralentis). Le film scrute bientôt le parcours de Benny, ce pianiste qui croit entrevoir une chance pour s’en sortir. Warren Oates, excellent, construit un loser qui va progressivement s’enfoncer dans l’enfer de la mission qu’il veut remplir. Et s’il croit avoir trouvé pendant un temps une direction pour s’en sortir – accompagné d’Elita, avec laquelle il se berce d’illusions – il se rendra compte, au fil de son parcours infernal, qu’il est le jouet mauvais de quelques puissances (ici la puissance de El Jefe, le patriarche) et que tout cela n’a aucun sens.

Les premières images étonnantes –  qui évoquent un paradis calme, avec Theresa enceinte au bord de l’eau – sont comme hors du temps, puis elles évoquent un western (les hommes de main avec leurs révolvers, les chevaux qui passent, le bruit des éperons) et il faudra quelques minutes encore pour que l’on comprenne que le film est contemporain : lorsque, suite à l’injonction de El Jefe, la horde part en chasse, le film se mue en un étrange road-movie.
Loin de la trajectoire directe habituelle (celle d’Easy Rider ou de Vanishing Point), le film promène ses protagonistes dans une terrible trajectoire circulaire, comme un aller-retour vers un cimetière. Et, le long de cette route d’abord goudronnée, puis bientôt poussiéreuse et défoncée, les rencontres ne sont que violences et tueries. Comme dans Les Chiens de paille, Peckinpah dérange avec une scène de viol ambiguë (que désire Elita ?) et les cadavres jalonnent le parcours de Benny.
Cet aller-retour encadre la séquence clef du cimetière, où Benny revient d’entre les morts (incroyable image que cette main qui surgit, comme un zombie de Romero jaillissant d’entre les morts). La trajectoire du film part donc du Paradis pour filer vers l’Enfer avec cette tombe creusée pour récupérer la tête d’un mort. Peckinpah y filme parfaitement la prise de conscience par Benny de la mort d’Elita : son corps tombe au ralenti lorsqu’il la relâche, de ce ralenti si typique qui semble délivrer le corps mort d’un poids trop lourd.
Benny ne se relèvera jamais de cette épreuve : lorsqu’il ressort du cimetière, il n’est plus qu’un mort en marche. Tout Peckinpah est peut-être dans cette épreuve : on creuse une tombe, on en surgit et l’on n’y croit plus. Dès lors, Benny sait que tout cela n’a plus aucun sens. Et il s’enfonce dans la poussière, le sang, le pourrissement, avec cette odeur de décomposition qui attire les mouches.
Progressivement, Benny devient le double d’Alfredo : comme dans un triangle amoureux dégénéré construit autour d’Elita, Benny dialogue sans cesse avec cette tête décapitée qui bringuebale à côté de lui dans la voiture. La mission l’achève et il perd la raison : on pense au personnage de Bogart qui devient fou dans Le Trésor de la Sierra Madre de Huston.


Le final est très réussi : Peckinpah associe Benny au destin de la bande de Pike de La Horde sauvage (avec Warren Oates, déjà présent, qui relie puissamment les deux films), lorsqu’ils décident d’aller chercher leur ami prisonnier des Mexicains : tous ne sont que des morts en marche, avec une compréhension intime de ce qui se joue. Les personnages, dès lors, regagnent une certaine dignité : en refusant l’argent d’El Jefe et en n’acceptant pas d’être davantage corrompu par le système, Benny signe son arrêt de mort mais il sauve ce qui peut l’être de sa personne. Et la fille, qui aurait pu le haïr pour avoir ainsi ramené la tête du père de son enfant, le soutient et part à ses côtés, avant que Benny ne lui demande, magnifiquement, de s’occuper du fils quand lui va rejoindre le père. L’image finale n’évoque même pas le duel sanglant de La Horde sauvage : Benny ne réplique pas et il est enfoui sous les balles qui fusent.



Avec ses lunettes noires, Benny évoque aussi Peckinpah lui-même, perdu dans son rapport au monde : les deux sont déconnectés du présent, sans cesse tournés vers le passé, incapable de construire quelque chose et refusent d’être malmenés par des puissances qui les dépassent. Peckinpah fait dégainer son personnage qui tue finalement tous ceux qui pensaient le soumettre (le film rejoint alors l’humeur du Point de non-retour de Boorman, où un individu, là aussi, lutte contre le système). 

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