jeudi 11 décembre 2014

Naissance d'une nation (The Birth of a Nation de D. W. Griffith, 1915)




Premier long métrage américain, Naissance d’une nation a obtenu un succès immense aux Etats-Unis. L’importance du film est capitale : Griffith y développe les premières habitudes narratives qui deviendront, au fil des ans et des films, incontournables à Hollywood. Tous les procédés narratifs qui semblent évidents aujourd’hui ne l’étaient pas à cette époque où tout était à construire.
Griffith ambitionne de raconter l’épopée américaine, avec une volonté de lyrisme évidente, et, pour cela, il parvient à réunir des histoires individuelles et la grande histoire des Etats-Unis (avec Lincoln par exemple). Le film procède d’une idéologie raciste (le propos du film, en particulier dans la seconde partie, est de rejeter les Noirs, qui nuisent à l’union du Nord et du Sud !) sur laquelle il ne faut guère s’arrêter si l’on veut comprendre l’importance du film dans l’Histoire du cinéma.
Pourtant cette vision raciste à la fois ridiculise les Noirs tout en donnant d'eux – et pour longtemps l'image d'une puissance dont il faut avoir peur. Autant en emporte le vent donnera un peu plus tard une version plus romantique mais toujours « sudiste » et il faudra attendre les Mouvements des droits civiques et les films qui suivront (en particulier Mandingo) pour qu'Hollywood ose revisiter les images de Griffith. De même pour la vision du Ku Klux Klan qui est ici exaltée : si quelques films aborderont, de biais, le problème (La Légion noire ou Storm Warning), la volonté de ne pas fâcher les spectateurs du Sud bloque Hollywood qui, consensuel, délaisse longtemps la question. Dès lors les motifs de Naissance d'un nation perdureront très longtemps.


Il s’agit aussi du premier film américain où les producteurs investissent (à reculons) d’importantes sommes d’argent, ce qui conduira à de très importants bénéfices. Cet effet de levier vient donc mettre la première pierre à cette loi d’airain de la finance qui réussira si bien à Hollywood : l’engagement de gros capitaux constitue certes une prise de risques, mais les gains peuvent être énormes.
Ainsi, de même que le film a une importance capitale pour son ambition narrative et ses innovations formelles, il a aussi une influence fondamentale sur les maisons de production en venant entériner la possibilité de gains énormes avec le cinéma. On a là la première superproduction (même si Cabiria, en Italie, avait pu montrer la voie) qui sera pendant si longtemps l’apanage des majors d’Hollywood.


mardi 9 décembre 2014

L'Homme de la plaine (The Man From Laramie de A. Mann, 1955)




Encore un western éblouissant d’Anthony Mann. C’est le dernier d’une série de 6 westerns exceptionnels, auquel succédera un autre western moins abouti (La Charge des tuniques bleues). De nouveau A. Mann emmène le genre dans des narrations complexes, portées par des personnages ambigus, névrosés, bien loin des héros canoniques que le genre a pu créer.
Le scénario, si on compare avec le western précédent (The Far country) se resserre : ce n’est plus une réflexion sur la mise en place d’une communauté et la  place de l’individu au sein de cette communauté dont il est question, mais, plus simplement, un rapport complexe entre les personnages, mêlant filiation et vengeance.
Là encore, comme dans ses précédents westerns, le traitement des méchants s'éloigne de toute simplification abusive : Alec est un vieux patriarche qui hésite, souffre en secret, tergiverse. On est loin des caricatures sur les grands propriétaires terriens qui régnaient sur des régions entières. Ce n’est qu'à la toute fin du film que Vic se révèle mauvais et il n'y a que Dave qui soit un méchant sans finesse : il est finalement tué par son propre complice.
Le film est organisé autour d’une relation filiale complexe, avec au centre le vieux Alec Waggoman. Autour de lui s'affrontent ses 3 fils, en quelque sorte : son fils réel, Dave, qui le déçoit terriblement mais qu'il protège obstinément (c'est ainsi que son aveuglement vis à vis des actes de son fils se manifeste par son aveuglement réel au cours du récit) ; Vic Hansbro, qui apparaît comme son fils de substitution et dont les méfaits sont une conséquence de l'aveuglement d'Alec ; et enfin Lockart qui apparaît comme le fils idéal, celui qu'Alec aurait souhaité avoir.

Le film ne propose que la fin du long parcours entrepris par Lockhart pour venger la mort de son frère. Mais l’histoire, présentée au départ comme une simple vengeance à accomplir, gagne en complexité au fur et à mesure des évènements rencontrés par Lockhart : il est sensible à Barbara, elle-même fiancée de Vic ; il est agressé par Dave ; il est touché par la fragilité et la droiture du vieil Alec. Dès lors l’histoire déborde du scénario d'une simple vengeance pour creuser les liens entre les personnages et s’achever dans un parricide symbolique. Finalement Will épargnera Vic et ce sont les Indiens qui accompliront, tel le destin, sa vengeance.


Les Sentiers de la gloire (Path Of Glory de S. Kubrick, 1957)



Les Sentiers de la gloire Stanley Kubrick Kirk Douglas

Il faut bien avouer que ce fameux film de Kubrick est très contestable. S'il est formellement éblouissant de maîtrise et si son impact visuel est très fort (beaucoup de séquences sont exceptionnelles : les travellings dans les tranchées, l’attaque avortée, l’exécution…), il est en revanche assez peu convaincant dans les sujets qu’il aborde.
L’objectif du film n’est pas de dénoncer la guerre (la question n’est pas : la guerre est-elle horrible ?), mais la question à laquelle cherche à répondre Kubrick est plutôt : beaucoup de soldats meurent dans une guerre, mais pour quelle(s) raison(s) ? La guerre justifie-t-elle une armée inhumaine ?

La première réponse proposée par le film – et celle qui est traitée de façon très caricaturale – est l’absurdité de l’armée : les ordres sont suicidaires, les fusillés pour l’exemple sont choisis au hasard. Les généraux considèrent les soldats comme une masse ou comme des effectifs, dont tel ou tel pourcentage de perte est admissible et calculé. Les généraux n’aiment pas les soldats. La colline qui doit être attaquée se nomme d’ailleurs « la Fourmilière » ce qui fait référence aux fourmis qui se sacrifient pour leur colonie : les soldats sont donc bien des insectes que l’on peut sacrifier en leur demandant un assaut impossible.
Au contraire, le colonel Dax, héros du film, refuse de parler d’une masse de soldats, il voit en eux des individus, dont certains vont mourir. L’ennemi semble donc, non pas tant l’armée allemande, qu’on ne voit jamais, mais plutôt les généraux, indifférents au sort de leurs hommes. Cela apparaît d’autant plus clairement dans la scène où le général demande de tirer sur ses propres hommes.
L’absurdité vient à la fois de l’assaut, qui est inutile et vain, et des fusillés choisis au hasard qui sont l’exemple suprême de l’injustice.

C’est sur ce premier point que l’argumentation de Kubrick est très problématique : il raisonne à partir de cas exceptionnels : les fusillés pour l’exemple furent-ils si nombreux ? Quelques centaines, pour plus d’un million de morts durant toute la guerre ; un officier qui demande à tirer sur ses propres troupes ? Seuls quelques cas très rares ont pu être avérés. L’addition de ces conditions très rares fait perdre tout poids à la thèse. Et la caricature n’est pas loin entre l’officier proche de ses hommes et les officiers supérieurs loin des combats et indifférents au sort des hommes.

Les autres thèmes sont plus intéressants. Il y a d’abord celui du courage et de la lâcheté.
C’est en effet l’ordre donné par les généraux d’attaquer une position imprenable qui est à l’origine de tant de morts injustes dans le film. Le colonel Dax n’accepte pas le sacrifice inutile de ses hommes pour servir les ambitions des généraux. Mais ces ordres ne sont pas assumés : le général refuse de reconnaître qu’il a fait tirer sur ses propres troupes ; l’ordre d’attaquer la Fourmilière n’est jamais reconnu pour ce qu’il est (suicidaire, inutile) mais, au contraire, c’est la prétendue lâcheté des soldats qui est mise en avant. La scène du procès le démontre.
Kubrick attaque donc le culte du courage dans l’armée : on met en avant la virilité, le courage de faire face à la mort pour mieux envoyer les soldats dans une attaque impossible. Les fusillés, au-delà de l’injustice qui leur est faite, n’acceptent pas d’être pris pour des lâches. Le culte du courage apparaît comme une idéologie inculquée aux soldats pour mieux les manipuler.

Autre aspect du fonctionnement de l’armée dénoncé par Kubrick : le sens du devoir. Kubrick s’attaque en effet à la responsabilité dans l’armée, où chacun est lié par un commandement suprême : celui d’obéir aux ordres. C’est le sens du devoir, fondamental dans la hiérarchie militaire. Mais un terrible effet pervers apparaît : le soldat se doit d’obéir à un ordre, peu importe son contenu. L’ordre reçu permet ainsi au lieutenant qui a tué un de ses hommes lors de la reconnaissance nocturne de se débarrasser d’un témoin gênant, tout en déguisant cet acte sous la simple obéissance à un ordre. Ce sens du devoir engendre donc une culture de l’irresponsabilité : « ce n’est pas de ma faute, ce sont les ordres ! ».
Mais le corollaire de cette irresponsabilité est qu’il faut toujours un responsable ! Comme le général fuit sa responsabilité dans l’échec de l’offensive, elle retombe sur les soldats et certains se font fusiller, car on considère que c’est de leur faute, du fait de leur lâcheté.

Le colonel Dax vient donc s’opposer à toutes ces dénonciations de Kubrick : il se soucie de ses hommes, il est courageux, il ne fuit pas ses responsabilités, il a conscience des conséquences des ordres auxquels il doit obéir.
Son destin, ici, est d’être écrasé par la machinerie à l’œuvre dans l’armée : il ne parvient pas à empêcher l’assaut, il ne parvient pas à sauver ses hommes, il ne veut pas rentrer dans le jeu de l’armée (il refuse la promotion qui lui est proposée) et reste ainsi en marge du pouvoir. Il continuera de subir l’injustice et l’absurdité de l’armée.
La séquence finale est remarquable et d’un ton très différent. Elle est quasiment unique dans la filmographie de Kubrick : elle est emplie d’émotion alors que Kubrick est un réalisateur complètement cérébral. Cette séquence donne raison au colonel Dax : l’émotion ressentie par les soldats en entendant chanter une Allemande montre la sensibilité des soldats et leur humanité. Ils ne sont pas des fourmis que l’on peut sacrifier sans sourciller.

Le film n’est donc pas un film contre la guerre, mais contre l’armée. D’ailleurs (et c’est là un aspect intéressant et tout à fait réel pour le coup) le colonel Dax est prêt à se battre, il ne remet pas en question son rôle de soldat, ni le fait de partir au combat et de risquer sa vie au front. Ce qui le révolte c’est le massacre inutile de ses hommes. Ce n’est donc pas un film pacifiste mais c’est un film antimilitariste qui dénonce le fonctionnement de l’armée.

Il y a encore un dernier aspect qui apparaît dans le film (et dont il n’est pas sûr que Kubrick ait eu complètement conscience) : l’attaque est dirigée non pas contre l’armée en général mais bien contre l’armée française. Certes le héros Dax est français, mais il l’est bien davantage sur le script du scénario que sur l’image : K. Douglas est on ne peut plus américain, quand les généraux qui lui font face (A. Menjou notamment) sont tout à fait français à l’image.

Les Sentiers de la gloire Stanley Kubrick Kirk Douglas

samedi 6 décembre 2014

Nous irons à Paris (J. Boyer, 1950)




Film qui se veut léger et enjoué mais qui a beaucoup vieilli, notamment à cause du ton de fantaisie musicale qui l'envahit. L'ensemble est souriant, parfois drôle, sympathique, mais avec un inévitable côté kitsch vieillot.
Mais le film retrace avec amusement les premières radios libres (dites « pirates » à l'époque) et l'opposition (ici dans une forme comique simpliste) entre les jeunes (bohèmes avant l'heure) et leurs parents (classiques et réactionnaires).

jeudi 4 décembre 2014

Irréversible (G. Noé, 2002)



 

Le film a terriblement choqué par ses premières séquences, très dures à regarder (en particulier un long plan-séquence d'un viol) qui ont fait scandale.
La chronologie du film est inversée : on commence par la fin (insoutenable donc) et on rembobine. Treize séquences se succèdent ici, montées à l'envers. On découvre donc, petit à petit, ce qui a pu conduire Marcus (V. Cassel) et Pierre (A. Dupontel) à se faire justice eux-mêmes. On voit la conséquence avant la cause.

Ce montage original est en fait imposé par l'image : après les premières séquences épouvantables (depuis la vengeance dans la boîte de nuit homo jusqu'au viol), maintenant que G. Noé a réussi à choquer le spectateur, et que celui-ci, au choix, a envie de vomir, ferme les yeux ou a quitté la salle, le film va, de séquences en séquences, à mesure de ses retours en arrière, rattraper le coup et le laver de toute cette saleté, jusqu'à une fin toute fraîche et pure.
On jugera du procédé : il est tout à fait évident que, déroulé dans le sens habituel, le film serait inregardable et laisserait le spectateur avec des images ultraviolentes que rien ne viendrait contrebalancer.
C'est comme un effet Koulechov étendu à l'ensemble du film : le but du procédé est de rendre supportables des images insupportables, les dernières séquences venant tamponner un peu l'horreur des premières. Noé cherche à noyer le spectateur puis revient en arrière. On jugera de l'honnêteté du procédé qui permet d'aller encore plus loin en terme d'images limites.

Dans un autre genre, et sur un tout autre thème, Alabama Monroe use aussi d'un artifice de montage (en alternant les séquences) pour faire pleurer tant et plus le spectateur : des séquences très tristes sont tempérées par des séquences intercalées qui respirent la joie de vivre.

mardi 2 décembre 2014

L'Argent de la vieille (Lo Scopone scientifico de L. Comencini, 1972)




Excellent film de Comencini qui prend un plaisir évident à faire feu de tout bois. Il articule sa narration autour d'un jeu de cartes : les séquences où la caméra déambule entre les joueurs, révélant leurs hésitations, leurs déceptions, leurs colères, leurs joies contenues, le tout au rythme enlevé d'un tango, sont délicieuses.
Le film propose une opposition entre deux mondes : celui de la vieille, monde d'argent et de luxe ; et celui de Peppino le chiffonnier, qui vit dans un pauvre bidonville. La vieille représente le pouvoir et l'argent : c’est le fantasme d'une Amérique immensément riche et inatteignable. Peppino représente les aspirations modestes du peuple : il veut gagner un peu plus d'argent, de quoi reprendre le commerce du Marocain par exemple, ou opérer sa fille. Antonia, elle, est davantage ambitieuse, elle est fascinée par la vieille et ce qu'elle représente : la considération, le luxe, l’apparence. Elle est fière (à l'inverse de Peppino) et prête à tout pour gagner (y compris tricher, y compris mettre son couple en danger). Leur fille Cleopatra se rapproche de la vieille par son infirmité et partage avec elle un regard commun, impitoyablement lucide, sur le monde.

Les règles du jeu de cartes semblent en apparence les mêmes pour tous mais la vieille impose un quitte ou double intenable : comme elle peut doubler les mises à l'infini, elle est sûre de gagner. Dès lors le jeu ne peut se terminer que tragiquement pour Peppino et Antonia : ils ne peuvent que perdre.
Prête à tout - mais inconsciente de la défaite inéluctable - Antonia va jusqu'à tricher pour gagner malgré tout, mais c'est peine perdue : elle ne perd que davantage encore. En effet, venant se rajouter à la question de la victoire ou de la défaite aux cartes, la question du couple fait irruption dans le jeu. À la question « Peppino et Antonia gagneront-ils ? », se superpose une seconde question : « leur couple résistera-t-il ? ». D'ailleurs la dernière partie (celle où le tricheur entre en jeu) n'est pas montrée : le jeu de cartes, à ce moment, n'est plus essentiel. Le seul enjeu est alors de savoir l'ampleur de la défaite.

La fable de Comencini prend toute son épaisseur sociale quand elle aborde les différents aspects sociaux de la vie des pauvres : les personnages du curé ou du professeur permettent d’élargir la métaphore du jeu de cartes à une lutte des riches contre les pauvres. Mais le regard de Comencini est très dur : le professeur est montré comme un donneur de leçon bien peu solidaire. De sorte que si Comencini est féroce avec les riches (qui imposent une règle du jeu faussement équitable et qu’il montre cyniques et sans pitié), il l'est aussi avec les pauvres, qu'il montre fascinés par le pouvoir de l'argent, et prêts à tout - au détriment même de leur famille - pour gagner. En effet Antonia risque son couple pour gagner, encouragée en cela par les voisins du bidonville (« Dépouille-là ! », « Lui laisse rien ! »).
Et dans ce jeu entre le pouvoir de l'argent et l'appétit de ceux qui n'ont rien, il semble bien que la seule possibilité qu’ont Peppino et Antonia de gagner soit que la vieille renonce au jeu, qu'elle meurt, au moins symboliquement. Mais rien n'y fait, elle revient sans cesse et gagne toujours.
Il n'y a que Cleopatra qui, lucide, comprend qu'il ne faut pas chercher à gagner l'argent de la milliardaire, mais qu'il faut se débarrasser d'elle. Pour sauver ce qui peut l'être, elle prépare un gâteau empoisonné. Et la question reste ouverte en fin de film : la vieille le mangera-t-elle ?

Très bel exemple de comédie italienne, L'argent de la vieille est servi par des acteurs parfaits, en particulier A. Sordi, toujours extraordinaire, dont le jeu oscille entre la faiblesse incapable et la fausse fierté ; et B. Davis qui n'hésite pas à s'enlaidir épouvantablement (en allant plus loin encore que dans Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?).
Le film est dans la lignée de ces comédies où se mélangent le réalisme social et l’humour : c'est une farce tragique, où le réalisateur attaque aussi bien le cynisme des riches tout puissants que l’avidité des pauvres prêts à tout. Il fait rire tout en finissant sur une note très dure : Peppino et Antonia, pourtant bien pauvres et qui, pensait-on, n’avaient rien à perdre, ont encore moins qu'avant. Le peu qu'ils avaient, la vieille le leur a pris.