dimanche 5 juillet 2015

Impitoyable (Unforgiven de C. Eastwood, 1992)




Magnifique western de Clint Eastwood qui parvient à relier le cinéma qui l’habite – celui de John Ford – avec le cinéma dont il est issu – celui de Sergio Leone.
Ce personnage d’ancien tueur devenu fermier et qui reprend du service pour de l’argent est l’occasion pour Eastwood d’une nouvelle réflexion sur la violence et sur la façon dont l’histoire crée des légendes.

On sait que le western, qui fut le genre le plus important du cinéma (notamment en raison de son rôle dans la mise en récit de l'histoire de la nation), n’a guère survécu au Nouvel Hollywood. Avec S. Peckinpah, R. Altman ou A. Penn, les principaux codes du western ont été revisités, puis le genre s’est vu quasiment enterré, sans trop savoir ensuite comment se renouveler et comment faire sien ces anti-héros sans but véritable, perdus dans des sociétés délabrées, thème cher aux années 70. Le filon italien s’épuisera au fur et à mesure, même s’il reste populaire. Le succès, au début des années 90, de Danse avec les loups de K. Costner, western révisionniste dans la lignée de Little Big Manfut une surprise. Succès qui ne relance pas le genre pour autant : peu de productions, et, surtout, peu d’inventivité, peu de renouvellement.
Et, au milieu de ce paysage moribond, Impitoyable (1) parvient à faire la jonction entre le passé et le présent et à offrir au genre un dernier jalon extraordinaire.

Impitoyable dialogue avec le western italien au travers du personnage de William Munny. Interprété par Eastwood, ce personnage de tueur repenti évoque l’homme sans nom ou Blondin, le personnage emblématique de la trilogie du dollar de Sergio Leone. Ce n’est pas seulement le même acteur, c’est en fait le même personnage, que l’on retrouve, vingt-cinq ans plus tard. Il a rangé ses colts, s’est acheté une conduite, en rencontrant une femme qui l’a extirpé de son monde sans foi ni loi, et il est devenu fermier.
Ce premier aspect du film, qui jette un fond fascinant entre ces films (puisqu’on verra que le passé rattrapera ce tueur), relie aussi deux visions du monde constamment explorées par le western. En effet, dans la grande question de savoir ce qu’est être américain – motif constamment traité par le genre –, on sait que deux pôles s’opposent : ou bien le héros est présenté comme sans attache, en aventurier (ou hors-la-loi, pionnier, etc.) qui file d’aventures en aventures, ou bien, au contraire, le héros est un homme qui cherche à se fixer, en construisant sa maison, cultivant un arpent de terre, fondant une famille, etc. Eastwood semble nous dire que les choses ne sont pas figées : l’homme sans attache (et sans état d'âme) peut se fixer (avoir une femme, des enfants, des amis). Mais il lui est difficile d’échapper à son destin et son passé risque toujours de le rattraper : le démon se réveille en fin de film. Pourtant l'épilogue reste optimiste : après ce dernier réveil, William Munny est devenu un père exemplaire pour ses enfants. Et, en commerçant dans les étoffes, il tourne le dos au vieux monde de l’Ouest, où les colts règnent.

Mais Eastwood revisite aussi le western classique – celui de Ford (2) ou de Hawks – : il reprend des personnages ou des lieux symboliques du western et en propose une version sombre et dégénérée.
C’est ainsi que le sheriff Little Bill (très bon Gene Hackman) est une version dégénérée du sheriff classique (vu par exemple dans Rio Bravo). Si Little Bill semble convenable en début de film, bien que trop laxiste, il apparaît de plus en plus impitoyable au fur et à mesure de l’avancée du récit. Jamais un sheriff campé par John Wayne n’aurait fouetté à mort un suspect.


Gene Hackman campe Little Bill

John Wayne dans Rio Bravo de H. Hawks
C’est une revisite terrible d’un personnage emblématique, typiquement joué par John Wayne (3) : Little Bill, ancien gunfighter, cherche lui aussi à se poser (il se construit tant bien que mal une maison) mais son passé très violent le rattrape et son attitude déclenchera contre lui une malédiction épouvantable. On pense aussi à Karl Malden, jouant le sheriff de La Vengeance aux deux visages, qui fouette son ancien partenaire.
Dans la même veine, le film revisite le saloon (qui n’est plus qu’un endroit de débauche sombre et glauque) ou encore le personnage du cow-boy lui-même (avec les difficultés de Munny à viser convenablement ou à monter à cheval, ou encore Ned et Munny qui sont traités comme deux vieillards qui ronchonnent). Les codes classiques sont donc largement revisités, un peu comme Robert Altman a pu le faire (notamment dans John McCabe) mais avec ici une dimension sombre et funèbre.
Le regard d’Eastwood sur la communauté est donc terriblement dur et noir, très loin de l’image traditionnellement donnée par les westerns classiques (4). Cette noirceur vaut condamnation : après une première séquence dans la nuit, le film passe progressivement du beau temps au déluge boueux jusqu’à l’éclatement de l’orage qui marque le retour de William Munny, non plus seulement en tueur, mais en démon venant châtier Little Bill et maudissant la ville. En fin de film, quand Munny sort du saloon, il est un punisseur invulnérable qui annonce la malédiction qui viendra s’abattre sur quiconque, de nouveaux, touchera aux prostituées.




Eastwood aborde profondément la question du héros et de la légende qui lui tourne autour. Avec le personnage de l’écrivain biographe, il montre combien la construction d’une légende va de pair avec la rédaction d’une histoire et que cette histoire n’hésite pas à affabuler et à déformer la réalité. Eastwood reprend donc ce grand thème fordien (commencé avec Le Massacre de Fort Apache et poursuivi par L’Homme qui tua Liberty Valance) (5) qui est une réflexion autour de l’écart inévitable, mais que l’on ne cherche pas à combler, entre la réalité – volontiers délaissée – et la légende. Dans Impitoyable, toute la dimension légendaire – « mythique » – de ces gunfighters est balayée : ces individus étaient des monstres sans morale et sans honneur, nous dit Eastwood, constamment saouls, incapables même parfois de se souvenir de ce qui avait pu leur arriver la veille.

Impitoyable évoque aussi Le dernier des géants de Don Siegel, où John Wayne (lui-même malade) interprète un gunfighter vieillissant, se sachant mourant, qui n’aspire qu’à partir tranquillement, ce que l’Ouest lui refuse. On retrouve une même idée dans ces deux films : celle d’un personnage dont le passé appartient à une double légende. En effet, dans les deux cas, le personnage appartient à la légende, non seulement dans le récit, mais aussi dans la mémoire du spectateur. C’est que John Wayne et Clint Eastwood évoquent, pour le spectateur, des rôles inoubliables. Dans ces deux cas, le film dialogue donc à la fois avec le cinéma et avec la mémoire du spectateur.

En un incroyable syncrétisme, Eastwood parvient donc à relier toutes ces différentes branches du western : le western classique, celui qui revisite le genre des années 70 et, bien entendu, le western italien. On a là le meilleur western réalisé depuis plus de 30 ans. En fait, depuis les derniers chefs-d’œuvre de John Ford ou Howard Hawks, on n’a pas fait mieux.





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(1) : On se demande pourquoi le titre original, Unforgiven (c’est-à-dire Impardonnable), n’a pas été simplement traduit.
(2) : Eastwood cite d’ailleurs La Charge héroïque de Ford, en ouvrant et fermant son film sur un très beau plan où l’on voit la tombe de la femme de Munny qui rappelle un plan célèbre et magnifique de John Wayne venant parler sur la tombe de sa femme.

Le plan d'ouverture (et le plan final) de Impitoyable

John Wayne dans La Charge héroïque de J. Ford
(3) : Un jeu de mot amusant et qui revient plusieurs fois scelle ce parallèle entre Little Bill et John Chance (le sheriff de Rio Bravo) : quand Little Bill confond « Duck » et « Duke », appellation qui évoque directement « The Duke », c’est-à-dire John Wayne himself.
(4) : Même si le regard de certains westerns est très dur : Le Train sifflera trois fois de F. Zinneman ou Quatre étranges cavaliers de A. Dwan sont des charges violentes contre la société.
(5) : Eastwood poursuivra également sa réflexion en se tournant vers les héros actuels dans American Sniper.

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