Magnifique
western de Clint Eastwood qui parvient à relier le cinéma qui l’habite – celui
de John Ford – avec le cinéma dont il est issu – celui de Sergio Leone.
Ce
personnage d’ancien tueur devenu fermier et qui reprend du service pour de
l’argent est l’occasion pour Eastwood d’une nouvelle réflexion sur la violence
et sur la façon dont l’histoire crée des légendes.
On
sait que le western, qui fut le genre le plus important du cinéma (notamment en
raison de son rôle dans la mise en récit de l'histoire de la nation),
n’a guère survécu au Nouvel Hollywood. Avec S. Peckinpah, R. Altman ou A. Penn, les principaux codes du western ont été revisités, puis le genre s’est vu
quasiment enterré, sans trop savoir ensuite comment se renouveler et comment
faire sien ces anti-héros sans but véritable, perdus dans des sociétés
délabrées, thème cher aux années 70. Le filon italien s’épuisera au fur et à
mesure, même s’il reste populaire. Le succès, au début des années 90, de Danse
avec les loups de K. Costner, western révisionniste dans la lignée
de Little Big Man, fut une surprise. Succès qui ne relance pas le genre
pour autant : peu de productions, et, surtout, peu d’inventivité, peu de
renouvellement.
Et,
au milieu de ce paysage moribond, Impitoyable (1) parvient à
faire la jonction entre le passé et le présent et à offrir au genre un dernier
jalon extraordinaire.
Impitoyable
dialogue avec le western italien au travers du personnage de William Munny.
Interprété par Eastwood, ce personnage de tueur repenti évoque l’homme sans nom
ou Blondin, le personnage emblématique de la trilogie du dollar de Sergio
Leone. Ce n’est pas seulement le même acteur, c’est en fait le même personnage,
que l’on retrouve, vingt-cinq ans plus tard. Il a rangé ses colts, s’est acheté
une conduite, en rencontrant une femme qui l’a extirpé de son monde sans foi ni
loi, et il est devenu fermier.
Ce
premier aspect du film, qui jette un fond fascinant entre ces films (puisqu’on
verra que le passé rattrapera ce tueur), relie aussi deux visions du monde
constamment explorées par le western. En effet, dans la grande question de
savoir ce qu’est être américain – motif constamment traité par le genre –, on
sait que deux pôles s’opposent : ou bien le héros est présenté comme sans
attache, en aventurier (ou hors-la-loi, pionnier, etc.) qui file d’aventures en
aventures, ou bien, au contraire, le héros est un homme qui cherche à se fixer,
en construisant sa maison, cultivant un arpent de terre, fondant une famille,
etc. Eastwood semble nous dire que les choses ne sont pas figées : l’homme
sans attache (et sans état d'âme) peut se fixer (avoir une femme, des enfants, des
amis). Mais il lui est difficile d’échapper à son destin et son passé risque
toujours de le rattraper : le démon se réveille en fin de film. Pourtant
l'épilogue reste optimiste : après ce dernier réveil, William
Munny est devenu un père exemplaire pour ses enfants. Et, en commerçant dans
les étoffes, il tourne le dos au vieux monde de l’Ouest, où les colts règnent.
Mais
Eastwood revisite aussi le western classique – celui de Ford (2) ou de Hawks – : il reprend des personnages ou des lieux symboliques du western et en propose une version sombre et dégénérée.
C’est
ainsi que le sheriff Little Bill (très bon Gene Hackman) est une version
dégénérée du sheriff classique (vu par exemple dans Rio Bravo). Si Little Bill
semble convenable en début de film, bien que trop laxiste, il apparaît de plus
en plus impitoyable au fur et à mesure de l’avancée du récit. Jamais un sheriff
campé par John Wayne n’aurait fouetté à mort un suspect.
Gene Hackman campe Little Bill |
John Wayne dans Rio Bravo de H. Hawks |
C’est
une revisite terrible d’un personnage emblématique, typiquement joué par John
Wayne (3) : Little Bill, ancien gunfighter, cherche lui aussi à se poser
(il se construit tant bien que mal une maison) mais son passé très violent le
rattrape et son attitude déclenchera contre lui une malédiction épouvantable.
On pense aussi à Karl Malden, jouant le sheriff de La Vengeance aux deux visages, qui fouette son ancien partenaire.
Dans
la même veine, le film revisite le saloon (qui n’est plus qu’un endroit de
débauche sombre et glauque) ou encore le personnage du cow-boy lui-même (avec
les difficultés de Munny à viser convenablement ou à monter à cheval, ou encore
Ned et Munny qui sont traités comme deux vieillards qui ronchonnent). Les codes
classiques sont donc largement revisités, un peu comme Robert Altman a pu le
faire (notamment dans John McCabe) mais avec ici une dimension sombre et
funèbre.
Le
regard d’Eastwood sur la communauté est donc terriblement dur et noir, très
loin de l’image traditionnellement donnée par les westerns classiques (4).
Cette noirceur vaut condamnation : après une première séquence dans la
nuit, le film passe progressivement du beau temps au déluge boueux jusqu’à
l’éclatement de l’orage qui marque le retour de William Munny, non plus
seulement en tueur, mais en démon venant châtier Little Bill et maudissant la
ville. En fin de film, quand Munny sort du saloon, il est un punisseur
invulnérable qui annonce la malédiction qui viendra s’abattre sur quiconque, de
nouveaux, touchera aux prostituées.
Eastwood
aborde profondément la question du héros et de la légende qui lui tourne autour.
Avec le personnage de l’écrivain biographe, il montre combien la construction
d’une légende va de pair avec la rédaction d’une histoire et que cette histoire
n’hésite pas à affabuler et à déformer la réalité. Eastwood reprend donc ce
grand thème fordien (commencé avec Le Massacre de Fort Apache et
poursuivi par L’Homme qui tua Liberty Valance) (5) qui est une réflexion
autour de l’écart inévitable, mais que l’on ne cherche pas à combler, entre la
réalité – volontiers délaissée – et la légende. Dans Impitoyable, toute la dimension légendaire – « mythique »
– de ces gunfighters est balayée : ces individus étaient des monstres sans
morale et sans honneur, nous dit Eastwood, constamment saouls, incapables même
parfois de se souvenir de ce qui avait pu leur arriver la veille.
Impitoyable
évoque aussi Le dernier des géants de Don Siegel, où John Wayne
(lui-même malade) interprète un gunfighter vieillissant, se sachant mourant,
qui n’aspire qu’à partir tranquillement, ce que l’Ouest lui refuse. On retrouve
une même idée dans ces deux films : celle d’un personnage dont le passé
appartient à une double légende. En effet, dans les deux cas, le personnage
appartient à la légende, non seulement dans le récit, mais aussi dans la mémoire
du spectateur. C’est que John Wayne et Clint Eastwood évoquent, pour le
spectateur, des rôles inoubliables. Dans ces deux cas, le film dialogue donc à
la fois avec le cinéma et avec la mémoire du spectateur.
En un incroyable
syncrétisme, Eastwood parvient donc à relier toutes ces différentes branches du
western : le western classique, celui qui revisite le genre des années 70
et, bien entendu, le western italien. On a là le meilleur
western réalisé depuis plus de 30 ans. En fait, depuis les derniers
chefs-d’œuvre de John Ford ou Howard Hawks, on n’a pas fait mieux.
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(1) : On se
demande pourquoi le titre original, Unforgiven
(c’est-à-dire Impardonnable), n’a pas
été simplement traduit.
(2) : Eastwood cite d’ailleurs La Charge héroïque de Ford, en ouvrant et fermant son film sur un
très beau plan où l’on voit la tombe de la femme de Munny qui rappelle un plan
célèbre et magnifique de John Wayne venant parler sur la tombe de sa femme.
Le plan d'ouverture (et le plan final) de Impitoyable |
John Wayne dans La Charge héroïque de J. Ford |
(3) :
Un jeu de mot amusant et qui revient plusieurs fois scelle ce parallèle entre
Little Bill et John Chance (le sheriff de Rio
Bravo) : quand Little Bill confond « Duck » et
« Duke », appellation qui évoque directement « The Duke »,
c’est-à-dire John Wayne himself.
(4) :
Même si le regard de certains westerns est très dur : Le Train sifflera trois fois de F. Zinneman ou Quatre étranges cavaliers de A. Dwan sont des charges violentes
contre la société.
(5) : Eastwood poursuivra également sa
réflexion en se tournant vers les héros actuels dans American Sniper.
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