jeudi 15 décembre 2022

Image action et image-temps (2) : précisions sur la classification de Deleuze



Nous faisons suite ici au billet sur l'image-action et l'image-temps, que nous nous proposons de détailler.
Gilles Deleuze (
dans L’Image-mouvement et L’Image-temps, 1983 et 1985) détaille une classification des images, construite un peu comme un naturaliste qui décrit et classe les êtres vivants.
Son principe de base s’appuie sur le concept scientifique de schéma sensori-moteur. Pour le comprendre, il faut faire un détour par la biologie et se rappeler le fonctionnement du système nerveux.
L’environnement exerce sur nos récepteurs sensoriels (œil, oreille, etc.) des stimulations. Les récepteurs envoient alors, via des nerfs, des messages – des messages sensitifs – jusqu’à des zones précises du cerveau qui vont interpréter ces messages. Le cerveau va alors envoyer d’autres messages – des messages moteurs – via d’autres nerfs, pour ordonner tel ou tel mouvement musculaire. C’est ce qui se passe par exemple lorsque le feu passe au rouge et que, quelques millisecondes plus tard, le conducteur appuie sur la pédale de frein. La situation (passage du feu au rouge) provoque une réaction de la part du conducteur. C’est le schéma sensori-moteur classique.


L’image-mouvement :

Deleuze reprend cette idée et la met à la base de ce qu’il appelle l’image-mouvement : il s’agit de films montrant des personnages réagissant à une situation de départ et qui suivent donc le même schéma sensori-moteur, schéma que Deleuze a traduit en terme de situation/action/nouvelle situation (SAS’).


Le mot « action » employé dans cette formule correspond à la réaction en biologie et peut signifier ou bien une action effective de la part des personnages, ou bien des émotions ou encore des pulsions. Le temps du film – sa durée – est donc occupé à suivre une succession d’actions ou d’émotions engendrées par la situation proposée par le film. Et la situation du début du film apparaîtra modifiée en fin de film.
Une très grande majorité de films fonctionne selon ce principe très simple.


L’image-temps :
L’autre grand type de film que distingue Deleuze concerne les films dans lesquels ce schéma sensori-moteur est rompu.
Suivant les cas, c’est l’environnement qui ne s’adresse plus aux personnages (= disparition du message sensitif) ou bien ce sont les personnages qui ne réagissent plus à l’environnement (= disparition du message moteur). De sorte que, à l’image-mouvement – où le temps est indirectement filmé au travers de la durée du film qui relate différentes actions –, se substitue un film dans lequel le temps est filmé pour lui-même.

Ici les personnages se trouvent condamnés à l'errance ou à la balade (on pense à la fameuse réplique « Je sais pas quoi faire » dans Pierrot le fou), ce sont les temps morts de la banalité quotidienne chez Antonioni (comme dans L’Éclipse) ou les images fixes d’Ozu, qui sont autant de natures mortes.
Ce n'est pas le temps qui dépend du mouvement, c'est le mouvement – désordonné et démotivé – qui dépend du temps. Dès lors l’action ne répond plus à la situation, elle semble flotter dans la situation (comme dans Le Professeur de Zurlini). Pour Deleuze, ces films qui ont cette relation au temps sont des films modernes.
Le néo-réalisme est la première manifestation de ce cinéma : au lieu de représenter un réel clair et net, bien identifié, il restait toujours ambigu, comme si le réel n’était pas déchiffré mais que c’était au spectateur de déchiffrer ce qu’il pouvait (par exemple la fin de Allemagne année zéro, qui oblige après coup à ressentir différemment l’errance du petit Edmund). Ce cinéma va plus loin que Hitchcock dans Fenêtre sur cour où celui-ci intégrait un spectateur dans le film. Maintenant le personnage lui-même est devenu une sorte de spectateur.

Chacun de ces deux types de film se caractérise par des images particulières. Et pour parvenir, au sein d’un film, à distinguer ces différentes images, Deleuze s’appuie sur de nombreux signes visuels, qui permettent de les reconnaître. Et, comme l’idée de Deleuze est de classifier tout cela, il a mis des noms sur les choses et il distingue donc 16 signes différents qu’il décrit patiemment (le dicisigne, le reume, l’engramme, le synsigne, le binôme, l’indice, le vecteur, l’empreinte, l’icône, le qualisigne, le fétiche, le symptôme, la figure, la marque, la démarque et le symbole).



mardi 13 décembre 2022

Massacre à la tronçonneuse 2 (The Texas Chainsaw Massacre 2 de T. Hooper, 1986)

 



Dans ce qui se veut une suite du film étendard de Tobe Hooper, le moins que l’on puisse dire est que toute la violence sèche de l’original a disparu. Mais Massacre à la tronçonneuse 2 plonge résolument dans la comédie sanguinolente, c’est-à-dire précisément là où n’allait pas le film précédent et qui lui donnait sa force brute.
Il ne reste rien de l’univers du premier opus, hors du temps et loin de tout – comme soustrait à la marche du monde – et où étaient jetés les adolescents en vadrouille. Ici le lieu où sévit la famille de timbrés cannibales n’est plus une Frontière résiduelle, ce n’est qu’un carnaval glauque et barbouillé de sang. Le film tombe alors dans le foutraque cartoonesque, sans queue ni tête.

Denis Hopper vient cachetonner sans rien apporter (ce qui est décevant, on a pu voir dans Blue Velvet par exemple l’apport psychotique qu’il peut donner à un personnage) et l’on oublie vite cette resucée gore sans intérêt.




lundi 12 décembre 2022

Charlie Chan à Monte-Carlo (Charlie Chan at Monte Carlo de E. Forde, 1937)





Le détective Charlie Chan anime une des premières séries policières, genre qui fera florès. Ici il est plongé dans le monde du luxe monégasque. L’ambiance est d’ailleurs bien rendue, avec ses riches oisifs, vêtus de parure et de rivières de diamants et ses jeux d’apparence. Et Charlie Chan, emprunté mais sagace, en retrait, observe, ponctue ses remarques de dictons et démêle implacablement les fils de l’intrigue.

Cette série, si elle a bien vieilli (et dont c'est ici le dernier épisode puisque l'acteur principal Warner Oland meurt peu après), trouve quelques descendants modernes (Columbo n’est décidément pas le premier à dégainer un raisonnement plutôt qu’un révolver) et se plaît à côtoyer les riches, comme milieu propice aux intrigues (Columbo, là encore, le fera bien souvent, de même que le récent À couteaux tirés par exemple).




samedi 10 décembre 2022

Cœur de tonnerre (Thunderheart de M. Apted, 1992)





Sans être beaucoup plus qu’un honnête polar délocalisé dans les badlands, Cœur de tonnerre – qui pâtit d’une réalisation mollassonne –, en revanche, est très intéressant dans son sujet. Non seulement il montre un peu la situation des descendants des Indiens dans une réserve – où la vie tourne autour de mobil-homes pourris perdus au milieu des carcasses de voitures – mais il montre surtout la lutte qui a encore lieu, nous dit le film, entre Indiens favorables aux Blancs et ceux qui restent accrochés à leurs traditions et à leurs coutumes. En fait le sujet du film est de transposer la confrontation de la Frontière dans l’Amérique moderne des années 90. On retrouve alors toute la violence inhérente à cet espace de confrontation, les codes et rituels indiens. On y retrouve la figure du grand-père, relai religieux ancestral et, inévitablement, la figure du tueur d’Indien, héritage d’Ethan Edwards, qui correspond ici au flic local (Sam Shepard), vieux routier, aguerri, qui connaît parfaitement l’ennemi et sait le traquer. Il dit d’ailleurs, en forme de boutade, qu’il est John Wayne.
Et le film ajoute, au cœur de cette confrontation, un thème très important sociologiquement concernant les minorités – mais qui touche davantage la question des Noirs que celle des Indiens – avec le passing : Ray Levoi, s’il est fils d’Indien, le cache volontiers et il ne demande rien d’autre que d’intégrer la population WASP de Washington. Mais il sera contaminé par la Frontière et verra éclore en lui des doutes, des visions et des révélations qui le conduiront à ne plus cacher ses origines, mais, au contraire, à les revendiquer et à s’y rattacher.

Dans la tension inhérente au discours sur la Frontière (tension entre ensauvagement et régénération), Cœur de tonnerre exprime donc un retour aux sources et une régénération : Ray, empli des visions de ses ancêtres, ayant pris pleine conscience de ses racines, tourne le dos à la civilisation, délaisse sa décapotable symbole à la fois d’ambition et de réussite sociale et fonce dans les badlands.

 


jeudi 8 décembre 2022

Le Sucre (J. Rouffio, 1978)

 



Cette comédie grinçante, si elle ne s’épargne pas quelques raccourcis et quelques caricatures qui forcent trop le trait, brosse avec une certaine jouissance qui se veut communicative le monde de la bourse et de la spéculation, avec ses grands manitous qui sont les maîtres du jeu, ses requins aux dents longues qui embobinent à tout va, ses beaux parleurs sans scrupules et ses petits épargnants pleins d’espoirs et bientôt ruinés.
Il est dommage qu’autour d’un Jean Carmet dont le personnage est réussi, Depardieu cabotine trop, mais ce n’est rien encore en comparaison de Roger Hanin, immédiatement insupportable. Heureusement que l’on croise Claude Piéplu qui, comme toujours, campe un second rôle réjouissant.

La première partie du film est la plus réussie, lorsque le petit épargnant Courtois fait  fructifier tant et plus ses économies tout en ignorant les rouages de la machine infernale qui va bientôt le broyer. Mais, ensuite, lorsque Courtois devient ami du courtier qui l’a roulé dans la farine (et qui, lui aussi, se fait flouer par plus roublard que lui), l’histoire devient trop artificielle et beaucoup moins prenante.

Mais il reste cette image géniale de Piccoli, le crâne rasé, la voix plus grave que jamais, qui engueule les banquiers et autres directeurs.

 


lundi 5 décembre 2022

Une journée bien remplie (J.- L. Trintignant, 1973)

 


Film un peu curieux de Jean-Louis Trintignant, organisé de façon très simple et linéaire mais traité de manière volontiers originale. Très taiseux, presque muet, le récit s’en remet à Jacques Dufilhot qui est parfait en père vengeur, avec son expressivité presque burlesque. Une journée bien remplie, alors, parvient à allier le sordide avec l’ironie et le grotesque.

Trintignant parvient assez habilement à brosser des personnages en quelques traits même si le scénario ne va pas très loin. Il évoque un peu les vengeances du type docteur Phibes, le côté baroque en moins, le côté drolatique et empli d’humour noir en plus. Mais Trintignant, assez librement, s’amuse – il n’y a qu’à voir ses cuts ou ses transitions brusques – et il achève son film sur un ultime clin d’œil final amusant.




vendredi 2 décembre 2022

Tire-au-flanc (J. Renoir, 1928)





Dans ce film muet, Jean Renoir exprime plus qu’il ne le fera jamais son goût pour la comédie. Ici il tombe volontiers, par séquences, dans le burlesque.

Le film est très improvisé, avec des mouvements de caméra étonnants te improbables. L’on sent combien Renoir est à l’aise, malgré un petit budget, dans cet univers d’improvisation un peu folle où les séquences sont collées les unes aux autres, sans autre soucis que de faire vivre chaque séquence en elle-même, la remplissant de vie.

On trouve aussi des motifs qui inspireront rien moins que La Grande illusion, La Règle du jeu ou encore Le Caporal épinglé. Il faut dire que la vie de caserne a des passages obligés (les relations entre soldats, le théâtre, les rapports entre simples soldats et gradés, etc.) que Renoir peint volontiers. Et il joue aussi déjà, et avec beaucoup de facilités, de ce mélange entre riches et pauvres, entre officiers et soldats de seconde classe, entre aristocrates et gens du peuple.